Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Octobre 2017 (volume 18, numéro 8)
titre article
Sophie Feller

Lire pour agir : les vertus pédagogiques de la fiction

Augustin Voegele, Morales de la fiction de La Fontaine à Sartre, Paris, Orizons, coll. « Comparaisons », 2016, 156 p., EAN 9791030900835.

Apprenez que tout flatteur

Vit aux dépens de celui qui l’écoute :

Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute1.

1Et vous serez d’accord, cher lecteur, avec notre ami le Renard ; non seulement parce que vous connaissez l’histoire et ne pouvez que souscrire à une telle conclusion mais également parce que culturellement vous savez que c’est tout l’enjeu de la fable que de vous délivrer — sous couvert d’une histoire imaginaire — une telle « leçon ». Or c’est précisément ce présupposé, hérité notamment de nos souvenirs de récitations à l’école, qu’Augustin Voegele nie d’emblée dans son ouvrage intitulé Morales de la fiction de La Fontaine à Sartre. Ce titre, d’ailleurs, ne laisse pas d’être quelque peu trompeur : il s’agit moins en effet, de dégager les « leçons » que la fiction serait en mesure de nous apprendre que d’examiner l’incompatibilité première entre morale et fiction.

2L’une ne peut que se défier de l’autre : comment la morale, qui a pour ambition d’agir sur le monde en dictant la conduite de ses adeptes, pourrait‑elle en effet faire confiance à la fiction, par essence désengagée de la réalité et sans aucune prise sur ce même monde ? C’est de ce constat que part A. Voegele pour interroger les liens non seulement théoriques mais surtout textuels qui se tissent malgré tout entre morale et fiction dans l’histoire de la littérature. Il formule ainsi sa thèse dès les premières pages de son essai : selon lui, « toute incursion de la morale dans la fiction provoque un mouvement (qui peut être local ou général, provisoire ou définitif) de défictionnalisation » (p. 9). Ce sont ces mouvements qu’il s’efforce de décrire et de classifier.

3On doit saluer la démonstration serrée et rigoureuse que mène l’auteur tout au long de cet ouvrage, fort dense au demeurant. Nous nous contenterons de rappeler ici les étapes de sa démarche avant de nous attarder sur des points de réflexion qui nous semblent mériter une attention particulière.

De l’incompatibilité de la morale et de la fiction

4Revenons tout d’abord sur le corpus choisi par l’auteur, « de La Fontaine à Sartre » : si la fenêtre temporelle ainsi ouverte peut apparaître fort large, c’est précisément pour envisager au mieux les relations complexes entre morale et fiction, en ne perdant pas de vue les différents contextes culturels qui les éclairent tout en soulignant la permanence d’une tension de principe entre l’art du récit et la volonté d’agir sur autrui. C’est d’ailleurs dans la même optique que le corpus retenu se veut également transversal et comparatiste. Outre les Fables de La Fontaine dont il serait difficile de faire l’économie dans un tel ouvrage, seront soumis à notre examen les Maximes de La Rochefoucauld, les Réflexions et maximes de Vauvenargues et certains textes de Pascal. Au‑delà du Grand Siècle, l’auteur accorde une attention particulière à deux monuments du xixe siècle, Victor Hugo d’une part et Léon Tolstoï de l’autre. Enfin, la littérature engagée de Jean‑Paul Sartre offre un fort intéressant contrepoint à ce corpus. Notons, pour conclure sur ce point, le souci de « cohérence » que l’auteur a tenu à donner à ce corpus dont il reconnaît lui‑même qu’il dût être restreint pour des raisons de démonstration ; cette cohérence repose dans l’idée de réforme du lecteur qui anime, chacun à leur manière, ces différents auteurs. Or une telle volonté de transformer le monde ne va pas sans un souci d’éducation et de pédagogie qui ne nous semble pas le point le moins intéressant à prendre en compte, nous y reviendrons.

5Une fois ce choix d’œuvres ainsi expliqué, la démonstration se déroule en trois temps : dans une première partie intitulée « Fiction littéraire et action morale », l’auteur revient plus précisément sur cette incompréhension fondamentale entre morale et fiction. La première difficulté tient à la nature même du texte de fiction qui ne se veut pas référentiel ; s’appuyant sur les analyses de Searle et de Genette, A. Voegele rappelle que la dynamique propre de la fiction est horizontale et non verticale, sans autre ancrage que sa propre cohérence, au point que même les éléments du discours venant a priori du monde réel y fonctionnent comme des éléments purement fictionnels. L’auteur va toutefois plus loin en précisant qu’à ce premier autotélisme de la fiction en général s’en ajoute un second dans le cas des fictions littéraires : celui du style de l’écrivain. Entendons par là son univers esthétique et poétique, sa diction. Dès lors, la valeur du texte, ce qui le rend efficace, ce n’est plus son contenu — moral ou non — mais sa manière d’exprimer. Or l’on sait à quel point la rhétorique peut se faire séduisante, au mépris parfois de toute vérité et/ou de toute éthique : il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir les médias. Par conséquent, comment la fiction littéraire pourrait‑elle être se faire la garante d’un message moral ? Il semble y avoir là une contradiction dans les termes. Tolstoï nous ouvre cependant une piste pour la dépasser : celle du sentiment. C’est sur ce terrain en effet que fiction et morale peuvent peut‑être se rejoindre : pour l’écrivain, « l’art véritable a pour objet, par la vertu d’une juste diction, de communiquer les sentiments humains et d’amener l’homme au bien » (p. 42 ; c’est l’auteur qui souligne). Mais l’art véritable cède bien souvent le pas à l’artifice, notamment lorsqu’il s’agit de convaincre autrui : analysant très finement « Le Loup et l’Agneau », A. Voegele revient sur la force du discours qui tient moins à ses vertus intrinsèques qu’à la force du discoureur, ce qui suffit à lui ôter tout crédit aux yeux d’une morale qui cherche à s’exprimer. Il convient donc bien, à la suite de Pascal, de se méfier du poète qui « en imposant à la représentation du monde des lois de beauté esthétique, […] cède à un mouvement d’amour‑propre » (p. 54) et non au souci d’éduquer moralement ses semblables.

6À cette faiblesse de la fiction littéraire s’ajoute l’« intransigeance » de la morale (p. 55). Celle‑ci repose sur trois principes : tout d’abord la morale se veut « la conséquence active d’un savoir » (ibid.). Elle s’appuie sur une connaissance du monde réel que l’on considère comme vraie. Cette précision est nécessaire car comme le rappelle l’auteur, les fondements de la morale — comme sa teneur d’ailleurs — n’ont eu de cesse d’évoluer en fonction des époques et de leurs systèmes de valeurs. Le deuxième principe qui guide tout discours moral tient à sa valeur d’action : la morale doit se « réaliser » pleinement, impacter le monde et ceux qui le composent. Le troisième principe est étroitement lié à ce dernier : il s’agit de la nécessaire transmission de ce savoir sur lequel repose la morale. Telle est la conviction notamment de Victor Hugo reformulée en ces termes par l’auteur : « il faut respecter l’homme, et, plus précisément, il faut respecter et cultiver en l’homme sa faculté morale, puisque c’est ce qui fait de lui un homme » (p. 69). Mais c’est aussi précisément pour cette raison que la morale ne peut produire de la fiction : « en effet, lorsqu’on aborde la question du faire‑savoir, les deux problèmes, celui de l’inefficacité supposée de la fiction dans l’action et celui qui découle de sa parenté, même lointaine, avec le mensonge, se croisent » (p. 73). Ainsi, à ce stade de la démonstration, morale et fiction paraissent irréconciliables ; toutefois, on ne peut que constater qu’elles se rencontrent parfois. C’est pourquoi A. Voegele propose d’adopter ce qu’il qualifie lui‑même de méthode inductive, en partant de cas concrets de présence de discours moraux dans la fiction pour tenter de comprendre les termes de cette alliance improbable.

Lieux & types de défictionnalisation

7Tel sera l’enjeu des deux parties suivantes : la deuxième est d’abord consacrée aux « lieux » de défictionnalisation ; il s’agit en d’autres termes d’identifier les espaces textuels où se joue ce processus de défictionnalisation pour permettre à la morale de se dire. La troisième s’efforcera ensuite de définir les différents « types » de défictionnalisation, c’est-à-dire les modes et procédés qui permettent à la morale non seulement de s’inscrire, malgré tout, dans le texte de fiction mais également d’absorber cette dernière. Nous ne pouvons que recommander au lecteur de s’atteler à l’étude des différentes occurrences de rencontres possibles entre morale et fiction dont l’auteur dresse le catalogue. Insistons pour notre part sur les différents critères invoqués par ce dernier. Le premier concerne l’espace discursif où la fiction se met en retrait au profit de l’enseignement moral — ce que l’auteur nomme le « lieu » de défictionnalisation ; cet espace peut aller de la simple maxime à un discours ou un fragment d’essai inséré dans le tissu narratif, ou s’étendre au contraire à l’ensemble même de la fiction. Le second critère d’analyse de tels espaces de défictionnalisation est celui du « moment » où ceux-ci interviennent, c’est‑à‑dire des « effets du surgissement sur le régime (fictionnel ou non) du texte » (p. 80) : le discours moral peut en effet être ponctuel dans le texte ou au contraire définitif, obligeant alors le lecteur à (re)lire la fiction à l’aune de cette perspective éthique ; il peut également se superposer à la fiction, ce qui « affaiblit » certes cette dernière sans toutefois la faire disparaître. Au‑delà toutefois de la classification et de l’analyse des œuvres que permet cette typologie, c’est toute la méthode ici mise en œuvre qui a attiré notre attention.

8En effet, la question se pose de savoir comment lire le discours moral lorsqu’il est inséré dans la fiction, comment le comprendre en tant que tel et percevoir pleinement les intentions de l’auteur. À cet égard, le recours à tout ce qui entoure la fiction paraît essentiel : paratexte, contexte mais aussi connaissance du monde, voire de l’auteur entrent en jeu pour saisir pleinement le message, y être attentif. Cela s’avère d’autant plus nécessaire que le contenu de la morale et ses enjeux varient, nous l’avons rappelé, en fonction des époques et des auteurs, de même d’ailleurs que peut également varier le statut générique des textes et des formes d’écritures choisies. Le processus de défictionnalisation ne fonctionne comme tel que parce qu’il est pris dans un réseau de significations qu’il appartient au lecteur de déchiffrer. À cette approche verticale du texte s’ajoute par ailleurs la nécessité d’une lecture horizontale de la fiction tant les lieux de défictionnalisation peuvent fonctionner en « archipel », c’est‑à‑dire se faire écho les uns aux autres pour faire sens. En d’autres termes, c’est implicitement à un mode de lecture exigeant et complexe que nous invite l’auteur, dans un dialogue permanent entre la diction d’un côté et la référentialité de l’autre. C’est ainsi le lecteur qui opère cette alliance a priori impossible entre morale et fiction. C’est aussi sa lecture et les leçons qu’il en retire qui actualisent la transmission du discours moral et le transforment en cette action à laquelle il aspire par nature.

La défictionnalisation se fait en effet dans l’esprit du lecteur, qui comprend que la fiction morale n’est que de la réalité imagée ; qui déduit le message moral de la fiction ; qui déduit de la lecture de Résurrection de Tolstoï que la vie ne prend son sens que dans l’action morale, qu’il faut réparer ses torts et sacrifier son luxe personnel à la loi d’amour ; qui se voit engagé dans le monde. En fait, l’esprit du lecteur est l’endroit où se déduisent tous les chiffres, où se font jour tous les sens, où s’explicitent tous les niveaux de signification. Nous avons vu que La Fontaine désigne précisément l’esprit du lecteur comme l’endroit où le sens de la fable se formule. Nous avons vu que Victor Hugo, dans la préface du Dernier jour d’un condamné, préfère « attendre que [sa pensée soit] comprise » avant de la « démasquer »2 (p. 103).

9L’on comprend mieux dès lors l’importance du souci pédagogique de ces auteurs, cette volonté de réformer le lecteur, et à travers lui le monde que nous évoquions ci‑dessus. Or c’est la fiction qui apparaît à bien des égards parfois comme le « meilleur moyen » d’y parvenir dans la mesure où elle permet au lecteur de s’imprégner de la logique et du sens du texte, dans l’exercice même de son esprit critique. Cela passe notamment par le fait de « lui apprendre à se défier de représentations du monde qui se font passer pour non fictionnelles alors qu’elles sont fictionnelles » (p. 102) c’est‑à‑dire à se positionner entre monde réel et espace de la diction, en pleine conscience, ou plus précisément encore à retrouver ce monde « réel » dans lequel il convient d’agir, derrière le discours. Cet enjeu pédagogique nous semble l’un des apports majeurs de l’ouvrage.

De la fiction comme pédagogie

10Certes le thème est loin d’être nouveau mais les analyses d’A. Voegele nous paraissent enrichir la réflexion sur la question magistralement posée par Jean-Marie Schaeffer : pourquoi la fiction3 ? Et au‑delà, bien sûr, c’est toute la question de la place de la littérature — que chaque époque s’est posée à sa manière, et que la nôtre se pose (doit se poser) avec plus d’urgence encore nous semble‑t‑il — qui se dessine en filigrane. Nos précédentes réflexions ont déjà en partie répondu à cette question ; mais nous aimerions y insister pour conclure à travers l’œuvre de Jean‑Paul Sartre, ou plus exactement à travers l’analyse qui nous en est livrée dans ces pages et qui nous semble constituer un autre des intérêts de cet ouvrage.

11À plusieurs reprises l’œuvre de Sartre, qui constitue le dernier point temporel de l’étude diachronique à laquelle s’est attelée l’auteur, est signalée par ce dernier comme une sorte d’exception qui confirmerait la règle. La position philosophique de l’existentialisme en effet complexifie l’analyse : là où tous les autres auteurs cités se réfèrent à une morale extérieure, définie a priori, la morale existentialiste ne prend sens qu’en situation. Elle repose sur le seul principe de la liberté humaine. Corrigeons‑nous d’ailleurs immédiatement : on ne saurait parler de la morale existentialiste mais des morales propres à chaque individu, à chaque situation. Or pour que cette liberté s’exerce pleinement il convient de désaliéner le sujet de la Référence qui lui est imposée sur le mode de la domination/soumission.

La morale [écrit ainsi A. Voegele] est donc un principe de réalisation, non plus de la Réalité, mais des réalités ; et elle est par conséquent un principe de défictionnalisation, en ceci qu’elle défait la fiction de la Référence, et qu’elle fait accéder au rang de réalités des entités qui n’étaient, dans l’état historique, considérées que comme des doubles insuffisants de la Référence divine (p. 65).

12La fiction joue ici un rôle essentiel, et ce à double titre : non seulement elle permet l’exercice de l’esprit critique du lecteur en lui faisant prendre conscience qu’il n’existe pas de modèle absolu mais elle lui permet dans le même temps de construire et d’explorer sa propre liberté. Chez Sartre, conclut l’auteur, « la fiction est le régime même de la liberté, elle est désaliénante. Tout discours fictionnel permet donc aux sujets de se déprendre de la fiction de l’objectivation » (p. 117). Notons que dans l’œuvre de Sartre comme dans celle de Simone de Beauvoir d’ailleurs, le roman ou le théâtre sont loin d’être secondaires par rapport à leur travail philosophique. Mais rappelons aussi à quel point ce dernier est essentiel, dans le dialogue qu’il entretient avec les textes littéraires, pour en saisir toute la mesure. De nouveau, si la littérature peut être qualifiée d’autotélique, il n’en va pas de même de sa lecture qui ne saurait se faire en dehors d’un réseau de connaissances — référentielles mais aussi symboliques, esthétiques, rhétoriques… — et d’une pratique de l’interprétation propre à chaque lecteur. Tel est, à nos yeux, l’enjeu pédagogique essentiel que permettent d’illustrer les analyses d’A. Voegele dans cet ouvrage : apprendre au lecteur à lire de la fiction participe pleinement de la formation de son esprit critique. On peut même se demander si la fiction n’en constitue pas, en vertu du dialogue incessant qu’elle permet entre espace de la représentation et monde réel, le « meilleur moyen ».