Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Novembre 2017 (volume 18, numéro 9)
Marc Hersant

Saint-Simon électrique

Francesco Pigozzo, Saint-Simon l’autentico, Lettura orlandiana dei « Mémoires », Atacne Editrice, 2016. 320 p. EAN : 9788854891630.

Le présent texte constitue la version française de la préface

donnée par Marc Hersant au livre de Francesco Pigozzo.

Il est ici reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et de son éditeur.

1L’œuvre océanique du plus grand de tous les mémorialistes français, qui semble défier la lecture, défie de manière encore plus évidente la traduction, et n’a jusqu’à présent été traduite intégralement dans aucune langue, alors même qu’on peut juger qu’il s’agit tout simplement d’un des textes majeurs de la littérature européenne. Pourtant, quelques-unes des lectures importantes de Saint-Simon ont été réalisées hors de France, la passion pour Saint-Simon défiant, semble-t-il, l’impossible : on peut citer l’œuvre critique remarquable de l’américain Herbert de Ley, qui avait sorti l’œuvre de son isolat pour la situer dans le kaléidoscope des Mémoires d’Ancien Régime, celle, sensible et délicate, de Malina Stefanovska, qui avait notamment creusé la solitude et la mélancolie poignante qui constituent son terreau existentiel, plus anciennement les pages remarquables écrites par Spitzer, et plus encore celles qu’ Auerbach avait consacrées à Saint-Simon dans Mimesis, les plus belles peut-être de toute la critique saint-simoniste, que j’ai relues cent fois en m’étonnant toujours d’y trouver tant d’intuitions magistrales qui m’ont souvent donné l’impression que mon propre travail n’avait fait que « creuser le sillon ». Tout amoureux de Saint-Simon y revient en effet sans cesse comme à une source pure d’intelligence et de capacité à saisir, en quelques traits, ce qui fait le pouvoir de fascination intact des Mémoires. C’est donc avec une intelligence très sûre que Francesco Pigozzo y a trouvé un ancrage essentiel de son propre travail.

2Il n’y a pas si longtemps, Auerbach était l’objet, en France tout au moins, d’une vénération un peu convenue, souvent teintée d’ironie. Sa vision de la littérature occidentale toute entière centrée sur le rapport entre écriture et réalité paraissait naïve et dépassée, un texto-centrisme un peu borné régnant presque sans partage, auquel succéda un contextualisme historicisant débarrassé tristement de toute passion pour les grands textes et entassant son inutile savoir érudit dans l’indifférence générale. On admirait plus ou moins sincèrement dans Mimesis ce qu’on percevait comme une litanie de belles explications de texte, sans comprendre la pensée profonde et cohérente qui les dirigeait. Or aujourd’hui, un retour à Auerbach se profile nettement, auquel Francesco Orlando, directeur du travail de Francesco Pigozzo, a contribué de manière décisive : il me paraît plus que justifié, surtout si l’on en profite pour essayer de retrouver sa capacité à articuler les perspectives théoriques et historiques les plus ambitieuses avec une incomparable délicatesse dans l’approche de la singularité des textes. C’est sur ce dernier point que ses éventuels héritiers auront le plus de mal à être à la hauteur, car aucun critique n’a réussi à ce point de haute construction intellectuelle à maintenir l’équilibre entre la hauteur de vue historique, la rigueur théorique de fond et la finesse incomparable des études de détail.

3Fidèle à la théorie de la littérature de son éminent professeur Francesco Orlando au point qu’on peut présenter son travail comme celui d’un disciple au sens le plus noble — celui d’une fidélité puisée non dans le renoncement à la pensée propre du disciple, mais au contraire dans son approfondissement libre et authentique, fidèle aussi à l’héritage auerbachien dont il révèle la puissance d’éclairage de la poétique de Saint-Simon, l’étude magistrale de Monsieur Pigozzo est enfin et surtout l’œuvre d’un authentique spécialiste de Saint-Simon qui apporte à la compréhension de cet écrivain français une contribution de premier ordre, qu’il va bien falloir que les spécialistes de Saint-Simon, qui le plus souvent ne lisent pas l’italien, prennent tôt ou tard en considération — et ce d’autant plus que Francesco Pigozzo les cite tous et a déjà engagé un dialogue avec eux. Sa connaissance de l’œuvre du mémorialiste est d’ailleurs si intime et profonde que ce qui pourrait paraître intuition en en réalité le fruit d’une longue et profonde méditation. Par exemple, dans une réflexion particulièrement remarquable qu’il consacre au duc d’Orléans, Francesco Pigozzo étudie plusieurs passages de la première partie de la chronique, qu’il a choisie comme matière première principale pour sa réflexion, et qui mettent en scène le jeune duc de Chartres et futur Régent. Mais ses analyses entrent en résonance de manière subtile et raffinée avec le devenir de la figure du duc d’Orléans dans l’ensemble de l’œuvre, sans que des parallèles systématiques avec des passages ultérieurs s’avèrent forcément nécessaires. La compréhension fine des premières esquisses de ce personnage central de l’œuvre doit tout à une vision maîtrisée de son orchestration complète dans le reste des Mémoires, et la justesse des analyses de détail à une vision authentiquement surplombante de leur immensité. Autre exemple, un des premiers chapitres de cette thèse porte sur la tension qui anime l’œuvre de Saint-Simon, et qui m’a aussi beaucoup occupé, entre sa fidélité à un « ordre chronologique » dont la participation à la grandeur des Mémoires a souvent été mal comprise par la critique, et ce qu’on pourrait appeler un ordre thématique, narratif, ou encore « symphonique », que la critique a au contraire systématiquement valorisé. En quelques pages, et avec une fidélité à l’esprit de l’œuvre qui lui fait honneur, Monsieur Pigozzo propose une vision particulièrement nuancée de cette articulation du sériel et du narratif, de l’énumératif et du poétique, de l’infini advenu de l’anecdotique et des grands mouvements de fond qui donnent, selon lui, une unité malgré tout à l’œuvre. On peut ne pas être totalement en accord avec lui sur ce dernier point, mais il est jusqu’à présent le seul à avoir soutenu le caractère proprement littéraire des Mémoires sans traiter cavalièrement leur élément structurel le plus visible, en accrochant leur littérarité non à cela seul qui échappe à la loi chronologique, mais bien plutôt à la tension magnifique qui travaille l’œuvre entre compte-rendu inexorable et presque infini de ce qui fut et orchestration symbolique du réel par des formes. Ici encore, le respect de la réalité de l’œuvre et une familiarité intransigeante avec les Mémoires ont amené Monsieur Pigozzo à un discours nuancé et convaincant qui dépasse les refrains critiques les plus faussement consensuels, et ce, en quelques pages dont la rapidité ne doit pas faire oublier qu’elles sont le résultat évident d’une longue maturation. Son étude de ce qu’il appelle « l’ambiguo compromesso tra un’ostentata volonta di aderire al reale e il fattore aggregante e selettivo della necessita di spiegarlo » l’oblige même à s’appuyer sur un nouveau modèle de théorie de la littérature pour continuer à inscrire l’œuvre dans le champ littéraire. Ce n’est pas une mince affaire. Qu’on soit d’accord ou non avec ses convictions théoriques, on ne peut que reconnaître l’extrême sérieux et l’extrême sincérité avec lesquels il tente, à ce moment de son travail, de mettre en harmonie les fondements de sa pensée et une prise en considération honnête et scrupuleuse de l’œuvre telle qu’elle est.

4En ce qui concerne la connaissance de la critique spécialisée, elle est du niveau d’un travail de profonde érudition. Je prendrai un exemple privilégié pour illustrer cette précision savante d’un vrai dialogue intellectuel : la place de François Raviez dans la thèse. Je rappelle que la lecture de Saint-Simon par François Raviez a consisté en une lecture « démonologique » des Mémoires tout de même assez inattendue, même si Yves Coirault avait déjà suggéré largement dans son Optique de Saint-Simon la présence lancinante de ce motif démoniaque. Le critique y explore donc avec une persévérance qui confine à l’obsession le motif diabolique dans l’œuvre de Saint-Simon, et ce, avec un talent critique incontestable, et dans la tradition très française, mais aujourd’hui malheureusement un peu oublié, de Jean-Pierre Richard et d’un art affuté de la micro-lecture. Or, François Raviez est cité un nombre impressionnant de fois dans la thèse de Francesco Pigozzo, et aucune de ses apparitions n’est décorative. Aucune ne donne l’impression de n’être qu’une caution savante formelle sans véritable enjeu. Francesco Pigozzo sait admirablement reconnaître la finesse des analyses de son prédécesseur, mentionner les parties de commentaire de Raviez qui soutiennent son propre propos, intégrer le motif diabolique à sa thèse centrale de l’incongru, faire glisser ses analyses de la question du diabolique vers celle du pouvoir qui le préoccupe davantage, partager en passant mes réserves quant aux « excès démonologiques » de Raviez qui force parfois un peu le texte de Saint-Simon pour y trouver son diable, critiquer un point de vue qu’il juge trop « biographique » sur le rapport entre l’œuvre de Saint-Simon et son échec politique, mettre en lumière les points qui opposent mon propre travail à celui de Raviez aussi bien que ceux qui les rapproche, enfin et surtout remettre en question de manière magistrale le manichéisme à travers lequel Raviez envisage l’œuvre. On pourrait dire en manière de plaisanterie qu’il y a presque, dans cette thèse sur Saint-Simon, une autre thèse, souterraine, sur François Raviez. Et bien sûr, on pourrait faire le même type de constat pour Yves Coirault, Guy Rooryck, Delphine Mouquin de Garidel, Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, Malina Stefanovska et pratiquement tous les piliers de la critique saint-simoniste anciens ou actuels, que Francesco Pigozzo semble avoir lu plutôt trois fois qu’une, avec une passion et une attention qui forcent véritablement le respect. Et je n’ai pas échappé à la rigoureuse passion de ses investigations !

5Il faut évoquer un autre aspect encore plus précieux de l’apport de Francesco Pigozzo. La critique sur Saint-Simon a souvent relevé de la pure érudition ou d’une critique certes talentueuse mais aux arrière-plans théoriques inconsistants ou fragiles et les saint-simonistes se sont même à l’occasion montrés franchement hostiles vis-à-vis de tout ce qui sentait la moindre « modernité » théorique. Plus récemment, des chercheurs ont toutefois tenté d’ancrer leur travail dans un cadre théorique plus soutenu, mais parfois un peu monolithique : ce fut le cas de l’approche remarquable de Guy Rooryck, essentiellement attachée à la théorie de l’énonciation, et qui fut mal comprise et même mal accueillie en son temps, de celle essentiellement psychanalytique d’Alphonse de Waelhens, encore plus injustement malmenée (notamment par Yves Coirault), de la lecture de Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, qui s’appuie sur les principaux théoriciens de la lecture, ou de l’analyse très raffinée et attentive de Delphine de Garidel, dont l’outillage est essentiellement narratologique. Plus récemment, c’est armée des outils de l’analyse du discours et de la rhétorique classique que Juliette Nollez a proposé sa propre vision de l’œuvre. Tous ces travaux ont des qualités indéniables, et celui de Delphine de Garidel en particulier est, comme le remarque Francesco Pigozzo lui-même, une admirable mine d’illuminations interprétatives qui fera date dans la critique saint-simoniste. Mais disons tout net que la culture théorique et philosophique de Francesco Pigozzo est un cran au-dessus de la plupart de ses prédécesseurs, et que l’œuvre de Saint-Simon, ce vieux ronchon passéiste qui semble voué à être l’écrivain préféré des nostalgiques de tous bords, n’a que très rarement été illuminée par un regard critique aussi profondément intellectuel, au meilleur sens du terme. Particulièrement éclairants sont dans ce livre les apports de Paul Bénichou – même si Francesco Pigozzo exprime des réserves justifiées à son endroit –, de Norbert Elias, de Meinecke, de Karl Popper, de Matte Bianco ou naturellement de Max Weber, et j’en passe beaucoup. L’extraordinaire savoir théorique du directeur de thèse a de toute évidence stimulé et entretenu une curiosité spontanée en la matière, et le travail qui en a résulté est le triomphe du dialogue enfin totalement assumé et affirmé d’une certaine modernité de la pensée théorique avec l’œuvre de Saint-Simon, ce qui n’allait vraiment pas de soi il n’y a pas longtemps. Saint-Simon le mérite largement, et c’est d’ailleurs une des moins mauvaises raisons de le considérer comme « moderne » – compliment qui ne fait que pointer notre arrogance – que de dire et de constater qu’il stimule notre présent.

6J’en viens à la thèse à proprement parler de Francesco Pigozzo, c'est-à-dire à la place centrale de l’incongru, au sens à la fois du mot italien et du mot français, si je puis dire, dans la poétique saint-simonienne. Cette sensibilité extrême de Saint-Simon à l’incongruité, à laquelle un François Raviez a également été attentif, et qui m’a aussi préoccupé dans mon propre travail, me semble effectivement un élément absolument fondamental de ce que Francesco Pigozzo appelle, formule dont je lui laisse la responsabilité, sa « vision du monde ». C’est même un des points communs les plus frappants entre Proust et Saint-Simon que cette fascination pour l’incongru, mais aussi pour l’incohérence et la contradiction, et c’est aussi un point commun frappant entre Saint-Simon et Dostoïevski, parallèle moins souvent fait. Non seulement le sujet choisi par Monsieur Pigozzo est pertinent, mais qu’il s’agit d’une des entrées les plus avisées qui soient pour rendre compte de la singularité de l’œuvre de Saint-Simon. Beaucoup plus avisée, à mon sens, que le diable de Raviez, la minutie narratologique de Delphine de Garidel, la focalisation sur le lecteur de Marie-Paule pilorge, voire l’optique du grand Yves Coirault, pour évoquer quelques tentatives critiques de très haut niveau. Francesco Pigozzo a, de mon point de vue, choisi un angle d’attaque exceptionnellement juste et convaincant, qui rend compte avec une réelle puissance de pensée de l’extraordinaire vitalité des Mémoires et de leur volonté acharnée de dire le réel. La preuve, c’est que cette perspective parvient de manière particulièrement heureuse à rendre compte d’apparentes contradictions de l’œuvre qui font en réalité sa richesse fascinante, et par exemple la contradiction apparente entre ordre chronologique et structuration thématico-poétique, entre dénonciation du machiavélisme et recours sans culpabilité à un « machiavélisme au service du bien », magnifiquement analysé par Francesco Pigozzo dans certaines des meilleures pages de son livre, entre cet ordre mythique auquel Saint-Simon veut croire et son goût pour le désordre et l’insolite, entre la passion pour le rang et une passion au moins égale pour les singularités individuelles, entre projet d’historien et extases poétiques, entre culte de la vérité et tendance irrésistible à l’affabulation et au mensonge, entre piété religieuse et violence sadique totalement étrangère à la charité. En somme, entre ce que j’avais autrefois appelé la « raison » et la « folie » de l’œuvre. En parvenant à dépasser toutes ces oppositions, ou à leur donner du sens, la clé de lecture de l’incongru et du dépassement des contradictions devient un impressionnant levier pour rendre compte du rapport entre l’œuvre et la réalité, l’incongru devenant, si je puis dire, un trait d’union entre le langage et le monde, une ouverture poétique et existentielle sur le monde réel. De ce point de vue, la double référence théorique à Auerbach et à Freud qui domine l’étude est parfaitement efficace et la théorie de la littérature qui la soutient incontestablement éclairante.

7Les points de discussion sont certes possibles, et c’est heureusement le cas pour tout grand livre d’idées. Francesco Pigozzo tient notamment beaucoup dans son travail à penser une unité des Mémoires de Saint-Simon et à donner à cette unité une qualité proprement littéraire, et comme ces points sont dans sa thèse ceux qui entrent en débat avec mon propre travail, qui a rejeté les Mémoires hors du champ de la littérature, et nié toute autre unité de cette œuvre que celle, purement existentielle, de l’acte de son écriture, je précise que je reste sur mes positions, tout en accordant beaucoup moins d’importance qu’autrefois à la question de savoir si les Mémoires sont une œuvre littéraire ou non, qui me paraît, désormais, presque indifférente. Mais si je ne partage pas la volonté affichée par Francesco Pigozzo de transcender l’hétérogénéité de l’œuvre par le discours critique pour produire un sentiment d’unité à laquelle mon expérience de lecteur résiste, je suis obligé de reconnaître que l’espèce de ténacité théorique qui l’anime dans sa volonté héroïque de reconstruire de l’unité sur le chaos des Mémoires, tout droit venu du monde dont ils prétendent parler, est aussi à l’origine de ses plus profondes analyses. Mais la copie de Torcy est-elle vraiment soluble dans une « unité littéraire » des Mémoires ? Je n’en suis toujours pas certain.

8Plus généralement, tout discours critique a tendance à ramener l’œuvre à un principe susceptible de lui donner une unité : il est difficile de proposer un éclairage sans lui attribuer un caractère central, sans prétendre qu’il rend compte de toute l’œuvre et qu’il en est la clé. C’est une tendance naturelle, qui dans le cas des Mémoires peut toutefois paraître embarrassante, la singularité de l’œuvre échappant toujours à ces principes d’unité qui lui sont injectés de l’extérieur. On pourrait après tout avancer l’idée que la SEULE unité des Mémoires est matérielle et testamentaire : matière du magnifique manuscrit laissé par Saint-Simon, qui constitue son legs principal, en tout cas le plus poli et le plus mûrement conçu comme tel. Cette unité serait donc en fait « existentielle », en aucun cas « littéraire » ou même « textuelle » au sens où nous l’entendons. Pour dire les choses simplement, je ne crois pas à l’idée spitzerienne d’une unité stylistique, quel que soit le sens qu’on donne au mot « style », et encore moins par celle d’une unité rhétorique, défendue récemment par Juliette Nollez. Je ne crois pas non plus à une quelconque unité « esthétique ». J’ai renoncé à vrai dire à chercher une autre unité de l’œuvre que les années de vie humaine que Saint-Simon lui a consacrées et l’unité plus ou moins imaginaire qu’il donnait lui-même à son projet, qu’il n’explicite que comme projet historiographique, en opposant explicitement l’histoire aux belles-lettres avec lesquelles, dit-il, on lui a fait perdre son temps. Unité psychique, aussi, de la réponse par l’écriture à une mélancolie profonde, voire à une sorte de dépression décrite dans un fameux préambule écrit dans les années 1730.

9La question de la littérarité de l’œuvre est aussi posée tout au long de ce livre, et avec beaucoup de profondeur théorique et de rigueur. Je rappelle que dans ma thèse, et on n’en retient malheureusement souvent que cela, j’ai soutenu que, pour mieux comprendre les Mémoires, et mieux les admirer, il fallait les faire sortir du champ littéraire, qui fonctionne à mon avis comme un écran à la fois historique et théorique. Il y a, à ce sujet, une note au début de la thèse de Monsieur Pigozzo, qui m’a fait beaucoup rire lorsqu’il explique que si j’ai fait sortir l’œuvre de Saint-Simon de la littérature, c’est parce que je ne connaissais pas le modèle théorique de son professeur Francesco Orlando. Et selon lui, je n’aurais pas intégré Saint-Simon à la littérature, non par manque de solidité théorique, et je remercie Francesco Pigozzo de cet hommage, car je lui reconnais aussi des qualités de théoricien, mais parce que je n’aurais pas connu une nouvelle « théorie de la littérature » permettant de faire revenir in extremis Saint-Simon dans le giron de la littérature. Mais comme ce n’est pas avant tout pour des raisons théoriques que j’ai cru devoir repousser Saint-Simon hors du champ littéraire, ce n’est pas avant tout avec une théorie de la littérature, quelle qu’elle soit, qu’on pourra me faire changer d’avis. Je suis venu aux Mémoires de Saint-Simon, comme presque tout le monde, par passion pour la littérature, et c’est l’œuvre elle-même, et non une quelconque position théorique, qui m’a en quelque sorte obligé à juger que la catégorie avec laquelle j’avais voulu l’appréhender posait problème et qu’il était possible de la contempler avec une liberté que même la notion de « littérature » me semble restreindre. Mais je suis en profond accord avec Francesco Pigozzo lorsqu’il juge totalement incapable la notion si gourmande aujourd’hui de « fiction » de prendre en charge l’écriture de la réalité chez Saint-Simon.

10Par-delà ces points de débat, il faut dire que le livre de Francesco Pigozzo sur Saint-Simon s’impose comme un des plus importants et de plus pénétrants de toute la vaste littérature critique sur cet auteur, et de manière générale comme un ouvrage de tout premier ordre sur l’écriture du réel. Sa capacité à rendre compte des tensions de l’œuvre et à les mettre au cœur de la bouillonnante création saint-simonienne, outre qu’elle manifeste une hauteur de vue presque sans précédent pour l’analyse proprement poétique des Mémoires, parvient à exprimer leur prodigieux et surprenant mélange de violence et de délicatesse, de préjugés et de génie créatif. Un Saint-Simon électrique fait frémir de bout en bout ce livre nécessaire et essentiel, fait de sincérité intellectuelle et de fidélité.