Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Printemps 2001 (volume 2, numéro 1)
titre article
André Tournon

Constellations de points aveugles

A. Raybaud , Le besoin littéraire, Editions du Rocher (collection "Voix intérieures"), Monaco 2000, 256 p.

1"Ordonner un récit à des réalités irracontables, à des frontières ou des béances d'inconnu", telle est la "fonction décisive" assignée ici à la littérature, en réplique au "besoin" qui lui donne lieu. A. Raybaud la décèle dès l'Iliade  et l'Odyssée, archétypes de récits qui mobilisent (perturbent, détournent) mythes et savoirs anciens pour dire, hors de leurs cadres consacrés, " la violence des hommes et l'étrangeté du monde" (p. 10) ; et il situe "dans le sillage d'Ulysse", en cette aube du troisième millénaire, les tentatives propres à répondre à des sommations plus bouleversantes, silence des charniers, rumeur des civilisations en miettes, échappées d'improbables espoirs au large des territoires connus. L'inventaire reste inachevé, par retenue et par lucidité ; mais à chaque détour ses enjeux se précisent, en aperçus fulgurants sur des écrits à hauteur d'avenir.

2Le ch. 1 (p. 19-41) interroge les "derniers retours d'Ulysse" dans les oeuvres contemporaines. Voici l'errant confronté avec l'"horreur de l'histoire" (Théo Angélopoulos, incidemment Milorad Pavic˘), capable de "simulation" comme support du sens (Heiner Müller, Eric Eigenmann), capable de défi comme "ultime signe de l'humain" dans le l'horizon carcéral de Primo Levi (p. 25) ; vagabondant aussi aux transits du "Tout-monde" d'Edouard Glissant et des explorations langagières d'Olivier Rolin (p. 27), avec pour passé récent le tohu-bohu joycien et les cataclysmes du siècle (p. 32). Mais à ces figures de parcours infinis, d'avancée vers la cassure ou d'ouverture à l'altérité, qui relèvent encore des avatars littéraires du mythe, s'ajoute, comme au revers, ce qu'A. Raybaud appelle la "fonction de déhiscence", cette "aptitude qui sous-tend les mythes d'à présent, à dessiner leurs creux, leurs zones de dessaisissement" (p. 36), requise ici d'abord par la "tache noire du siècle" : ce que Semprun, Levi, Perec désignent comme indéchiffrable, les naufragés et leur mutisme, "hantise dangereuse des récits des rescapés" (p. 38), la vraie question.

3Cette tache fait l'objet des deux chapitres suivants, ainsi que du dixième, ce qui l'étale en fond obscur de tout le livre. Au chapitre 2, l'"Histoire d'une débâcle, débâcle de l'Histoire" : traversant l'oeuvre de Claude Simon, une "puissance de désorganisation" (p. 48) brouille les modèles d'événements et de récits, soumet ce qui tenait lieu d'Histoire aux processus de décomposition réitérés dans l'indifférence des cycles saisonniers ; plus corrosive encore, dans ses Géorgiques, l'incapacité de "O." (Orwell) revenu d'Espagne en 1938, à dire et faire entendre la décimation des anarchistes par les brigades d'obédience stalinienne, dévoile l'absurdité de la "raison historique" dont se réclamaient celles-ci, et, par-delà, l'échec du narrateur à ordonner en schémas intelligibles le bruit et la fureur. Est-ce une brèche ouverte par l'écriture romanesque, à travers discours mensongers et discours faussés, vers "des possibilités de connaissance neuves" (p. 65) ? La question reste en suspens, plus pesante, sur "L'Histoire médusée : le temps des charniers" (ch. 3) où le témoignage à la limite déjà de l'exprimable, sans précédents ni modèles, laisse percer l'angoisse de celui qui le profère à se découvrir "vivant à la place d'un autre" (Levi); où la hantise des disparus et de leur silence, "creusant sous tout récit ou commentaire une excavation qui le dessaisit [...] opère non seulement un dessaisissement mais comme une énucléation du narrateur comme de sa narration" (p. 72). Pas de réponse, mais le constat désespéré de Jean Aimery : la "disqualification des modèles de récits, des formes et des espaces [...] nécessaires pour à tout le moins appréhender l'événement, avant de le traduire" (p. 79). Au chapitre 10 pourtant, "Raconter l'irracontable", la même aporie assigne à la littérature son rôle : "non seulement inventer des formes de récits pour des histoires qui échapperaient aux formes de récits en cours [...] mais s'exposer à ce qui la prend en défaut pour sommer ses ressources, élargir, varier, multiplier ou complexifier ses dispositifs [...]. C'est là une fonction, d'un même geste, critique et heuristique de l'écriture narrative" (p. 186-187). J. Semprun l'assume par un système (un "mobile") de perspectives diverses, de recoupements, d'anticipations et de retours pour faire apparaître "l'espace ruiné, foisonnant et problématique de l'Histoire telle qu'elle se donne à interroger après les camps du fait même qu'il y a eu des camps" (p. 190), au croisement de trois mémoires (rétrospections dirigées, surgissement en rafale des réminiscences, déchiffrement des souvenirs) dont la confrontation déclenche et dérègle à la fois l'écriture désormais sans fin. Des bribes de sens y scintillent par coïncidences stupéfiantes, par "ratés" des explications, au détriment de tous les paradigmes idéologiques et historiques. Raconter, dès lors, c'est affronter le risque d'un "désastre du récit" traversé des hantises et des effarements d'un témoin de la mort; mais tenter "le retournement du vertige et de l'évanouissement [...] en disposition de connaissance" (p. 200) par déploiement de situations déconcertantes dans l'espace et le temps, à confronter, superposer, décaler en montages toujours remaniables d'un "mobile de corrélations" (p. 203). Au terme, un jeu de "configurations tiraillées et houleuses", sous la régie du vertige : "la mémoire n'est pas pourvoyeuse de temps retrouvé, mais indépendamment du degré d'horreur du souvenir, la brèche par où une folie de saisissement et de dessaisissement peut faire irruption, en télescopant le temps" (p. 208).

4On a peut-être reconnu les principes d'un mode d'écriture inauguré par Michel Butor dans Mobile, qu'Antoine Raybaud analyse dans son chapitre 9 (p. 167-184) sous la rubrique "Séries du monde" ; mais ils dépassent ici leur fonction initiale. Car la combinatoire textuelle mise à l'essai dans Mobile, si complexe qu'elle soit, et propice aux manipulations heuristiques, reste assujettie à un programme de "représentation du monde" (p. 179) dont les protocoles de bricolage aléatoire reflètent les "multiples aspects de son être-là et de son être-dit" (p. 184). Est en jeu dans "le besoin littéraire" une tâche autrement difficile et urgente : arriver à penser précisément ce qui dérègle tout projet de représentation, égare ou fascine le témoin comme ceux à qui il s'adresse. L'horreur n'est pas seule en cause. Une part importante du livre, "émergences", a trait aux lieux de passages et d'interférences culturelles, "où chaque langue, et par là chaque culture rendue vive par une écriture, sait quelque chose du secret et de l'ailleurs, où chaque culture revisitée figure quelque chose de l'interdit imposé à l'autre comme amputation et défiguration" (p. 113). Le chapitre 6, "Le monde, mode d'emploi", esquisse les traits d'une "écriture au long cours, par les espaces traversés, le brassage des lieux et des époques, le palimpseste des scènes, l'hétéroclite des représentations, la Babel des cultures" (p. 119) : ce qui se dessine à l'horizon de trois livres parus en 1993, Transit  de Butor, L'invention du monde  d'O. Rolin, Tout-Monde  d'E. Glissant. Ce dernier paraît le plus significatif, parce qu'il ajoute à l'errance dans l'altérité culturelle une "ouverture radicale sur la loi du monde qui est cette "créolité" constitutive de toutes les langues et de toutes les cultures [...] dans la mesure où toute langue ou culture est une forme hantée d'ailleurs et de dessous, un équilibre tenté de chaos" (p. 120). Est ainsi récusé d'emblée, dans le langage même, le postulat de cohérence en vertu duquel les modes de représentation sont assujettis à des normes plus ou moins officielles. Le chapitre 7, "Histoire palimpseste", revient sur l'effet corollaire - surgissement d'un monde et d'une histoire "oblitérés" par la rémanence des sujétions culturelles - à partir d'E. Glissant encore et de Salmon Rushdie, mais en insistant sur un livre moins récent, Nedjma de Kateb Yacine (1956), exemple d'"histoire en négatif" où l'enchevêtrement des figures, des temps et des voix fait entrevoir sous la trame visible et déchirée "une histoire obnubilée : des forces en sous-oeuvre et une mémoire houleuse et trouée - déplacements, élaborations et dénaturations, travestissements et dédoublements, dénégations et hantises -, mémoire irréparable et dangereuse" (p. 134). Non seulement l'histoire de l'Algérie comme celle des personnages y apparaît en lambeaux épars au gré des réminiscences, mais le socle même d'une mémoire historique ou mythique stable fait défaut ; paradoxalement, c'est là ce qui assure la fertilité du récit : faute de certitude sur l'identité, morcelée et partiellement détruite, les investigations de l'égarement permettent de "multiplier les approches, de découvrir de nouvelles relations, de court-circuiter l'ordre ancien et d'inaugurer une identité nouvelle, singulière et plurielle" - ou plutôt "d'épouser l'identité brisée, d'explorer l'invivable" (p. 139). La "tentation du mythe" est conjurée par ce même parti-pris de fragmentation énigmatique : est mis à l'essai "un bricolage de mythes figurateurs susceptibles  de s'appliquer là" (p. 142), dont le sens se disperse en multiples traces de la fonction fabulatrice qui les produit. Mais l'organisation du texte "constitue la dispersion en arborescence [...], l'incohésion des temps en scène d'ouverture sur plusieurs temps, l'investigation des traces en itinéraire" (p. 143) ; si bien que la hantise de l'origine et de l'identité perdues prend fonction de "dispositif lacunaire de puzzle", ou de "mobile" dont le parcours circulaire "est le déploiement problématique, ouvert sur de multiples possibilités, d'une communauté et d'une histoire algériennes à ressaisir" (p. 145). L'analyse est complétée au chapitre 8, "Histoire(s) fantastique(s)", par l'étude des traits "magiques" mis en oeuvre par Kateb Yacine (mais aussi Nabile Farès, Tahar Djaout, Rachid Mimouni, Abdelkebir Khatibi), qui perdent leur identité de mythèmes originels et prennent l'aspect menaçant du "fantastique", comme cauchemars d'aliénation, épouvantails ou leurres des pouvoirs d'oppression. Fascination délétère ? A. Raybaud y décèle une "signification par béance": en ces fantasmagories se dévoile "l'archaïsme de pouvoirs dictatoriaux modernes [...] dans l'irraison où ils périssent, qui est la folie même de ces pouvoirs hors de toutes lois de l'économie et de l'histoire" (p. 161); précisément ce que le discours politique ou journalistique "des histoires du présent" préfère ignorer: "L'insensé de l'Histoire est son impensé : le fantastique est la réserve de ce hors-champ" (p. 162), et de ce fait, peut-être "une heuristique de l'Histoire d'à présent [...] : histoire en creux, trouée de failles et de ruptures lourdes de menaces, cernée et sous-tendue aussi de zones d'ombre qui sont autant de points aveugles" (p. 163).

5L'étude de la triade "Fiction, feinte, simulation" (ch. 11) esquisse une synthèse théorique, sous le patronage, une dernière fois, d'Ulysse le fallacieux. La feinte dans la fiction : un dispositif caché régit le texte, et donne lieu à des significations concurrentes de celle(s) de la fable immédiatement lisible. La simulation (simulatory pattern) : le montage d'un jeu présumé exhaustif de possibles. Les opérations du premier type, en déstabilisant les formes codifiées, offrent "une ressource pour ouvrir le jeu romanesque à la variété de l'expérience", et ils peuvent l'instituer en simulation, comme chez Joyce , avec deux orientations possibles: la combinatoire interne et l'ouverture sur un "réel à dévoiler" soit en sa profusion hétéroclite (Butor), soit en son impensable (Semprun). Mais cette dernière visée requiert la rupture et la refonte permanente des modèles essayés ainsi que la désignation de leurs manques ; au contraire de la simulation scientifique, qui prétend à une synthèse univoque, "les solutions narratives sont constitutivement problématiques", en vertu du pouvoir toujours provocateur de leurs "effets d'étrangeté" (p. 233). D'où la conclusion paradoxalement encourageante "Pour un millénarisme ouvert" (ch. 12) : après la faillite des "grands modèles" politiques et idéologiques (entre autres, celui de la Révolution) et des leurres qui en procédaient, reste à prendre en charge ce que modèles et leurres dissimulaient par occultation ou travestissement normatif - au revers de l'Histoire, la démence concentrationnaire, par exemple, mais aussi, vers l'aube, la pluralité chaotique des cultures et langages en régénération, de leurs turbulences et de leurs croisements à l'échelle planétaire. Le travail simultané d'invention polymorphe et de dessaisissement qui caractérise les récentes avancées de la littérature porte l'empreinte de cette exigence ; la fatwa qui pèse sur Salman Rushdie, pour avoir mis à mal le prestige du Texte absolu (p. 250) avec ses Versets sataniques (emblèmes précis du dérèglement que peut opérer la fiction) en montre le sérieux ; et en esquissent les promesses, en regard, les tentatives d'Abdelwahab Meddeb pour raviver l'"élan de rupture" de l'Islam, le "faire circuler" entre Nord et Sud, Orient et Occident "et, par ce geste même, rendre à une circulation libérée les cultures des deux côtés, malades et étranglées des refoulements qu'elles s'imposent et imposent aux cultures d'ailleurs" afin que "s'ouvre, entre les langues, un espace neuf, riche en possibilités de figurations neuves" (p. 252). Tel est, toujours au risque du malentendu, le sens de l'invention en littérature : un effort pour "accommoder le regard et l'écoute au tumulte, à l'incertitude, danger et ébriété, et chance, de la transformation du monde" (p. 255).

6Ce n'est là qu'un aperçu de l'ouvrage ; sa densité, sa portée, sa force novatrice, peut-être en devinera-t-on quelque chose à partir de ces lignes ; de ses résonances d'oeuvre littéraire, qui en font par endroits ce qu'il faudrait appeler un poème herméneutique, ailleurs une méditation, partout une fête de l'intelligence, on n'en soupçonnera rien avant lecture et relectures croisées, et remémorations. Quant à l'horizon, il est immense, et nécessairement incomplet : toute prétention à l'achèvement fausserait le projet odysséen d'errance à la rencontre du futur. Une lacune, peut-être : parmi les agents de perturbation de la pensée codifiée, la fantaisie et la dérision ménippéenne sont à peine mentionnées (à propos de Salman Rushdie), sans insistance ; elles jouent pourtant un rôle spécifique, comme bigarrures dans les croisements culturels (notamment en littérature Antillaise) et comme procédé de démasquage (chez Kundera entre autres, évoqué trop discrètement), même dans les ténèbres (voir par exemple Mein Kampf, farce, de Taborit). Au cours de cette "sorte de roman d'Ulysse", un coup d'oeil vers le bonimenteur des contes crétois aurait été licite. Sans doute aurait-il risqué de diminuer la gravité du propos, et il fallait éviter cela ; car en ces recherches d'Antoine Raybaud, répétons-le après lui, "il y va de la littérature, et il y va de nous".