Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Automne 2002 (volume 3, numéro 2)
titre article
Dominique Vaugeois

Littérature, es‑tu là? Littérature contemporaine et valeurs

Pierre Jourde, La Littérature sans estomac, L’Esprit des péninsules, 2002 ; Jean‑Philippe Domecq, Qui a peur de la littérature ?, Mille et une nuits, 2002.

N’ayons pas peur des mots

1Deux ouvrages au coude à coude sur les étals des libraires en septembre dernier, mois de la rentrée littéraire, deux essais polémiques et affûtés, drôles, très drôles, qui se proposent de « réagir à certaines perversions » (Jourde, p. 9) dans le monde des lettres et proposent tous les deux de juger sur pièces : l’un se réclame explicitement de l’essai pamphlétaire de Gracq (1950) et l’autre d’une rhétorique du défi. Néanmoins, à la différence de Gracq, à qui la littérature de son temps, celle que défend Sartre en particulier, monte à la gorge parce qu’elle est pleine, trop pleine d’une « métaphysique de la chaire », la cible des deux ouvrages est une littérature du néant, c’est‑à‑dire un fantôme de littérature, une littérature de carton‑pâte. Le premier texte de Jean‑Philippe Domecq, « Critiques littéraires à la dérive », qui voit là sa troisième publication après la revue Esprit en 1993 et Le Pari littéraire la même année, signale qu’on entre dans une longue histoire, celle d’un combat sur les valeurs artistiques engagé par l’auteur depuis une dizaine d’années, avec ses (inévitables ?) excès, ses stratégies et des motivations personnelles parfois trop visibles et pourtant pas toujours faciles à cerner. En partie pour ces raisons, le livre de Pierre Jourde est crédité d’emblée d’une plus grande rigueur et d’une efficacité plus immédiate, peut‑être aussi parce qu’il se collette directement aux textes littéraires : les phrases de Christine Angot, Olivier Rolin, Jean‑Philippe Toussaint, Christian Bobin, et bien d’autres sont convoquées à la barre et évaluées au terme d’explications de texte qu’il est difficile de ne pas trouver convaincantes. Jourde manie l’antiphrase et la parodie avec une maîtrise inspirée :

D’abord, l’inceste constitue un thème d’une nouveauté fulgurante. Le texte de Christine Angot tombe comme un aérolithe en flammes dans le confort ronronnant de notre culture. […] Le succès de L’Inceste était bel et bien imprévisible. ce fut un risque à assumer, et un vrai courage de la part de l’éditeur. Que d’aucuns n’aient pu supporter une telle provocation ne doit pas nous étonner. Notre société est pleine de tabous. Sexuels, surtout. Qui, dans notre monde corseté de respectabilité bourgeoise, a le courage de s’exhiber, nu, devant le public ? On ne voit ça nulle part. Même pas à la télévision. (70‑71)

2Ses compétences de stylisticien donnent lieu à une exploitation redoutable de la citation à propos notamment des images (illusionnistes, mal construites) sur lesquelles repose en partie le style de Philippe Delerm.

3Cependant ce n’est pas sur la pertinence de ces lectures que nous voudrions mettre l’accent : se demander si oui ou non Jourde a raison de stigmatiser par exemple « l’enflure » de Rolin, c’est se condamner à refaire le travail. D’autant qu’il faudrait alors trancher entre un Echenoz auteur de « bulles des BD », du côté de Domecq, et un Echenoz manipulateur désinvolte, représentant tout à fait digne de la « postmodernité » du côté de Jourde… Or la désinvolture, pour Domecq, est précisément symptôme verbal de l’imposture littéraire. L’un et l’autre invoquent d’ailleurs, en faveur ou à la décharge du convoqué, la même question du détournement des genres. À chacun de lire les démonstrations et de se faire son opinion. Et si l’ouvrage de Jourde peut faire date, ce n’est pas en ce qu’il tente de séparer le bon grain de l’ivraie : après enquête, ils se révèlent peu nombreux les lecteurs d’Angot ou de Veinstein qui accepteront les attaques de Jourde, car, dira‑t‑on, si Angot c’est sans conteste ça, ce n’est pas seulement ça : éternel problème du commentaire de morceaux choisis et du soupçon porté sur la citation. Et inversement, ce sont majoritairement les convaincus du « zéro absolu » de Pascale Rozé ou de « l’affectation » de Truismes qui s’enthousiasmeront pour les pages de l’essayiste, jubilant de voir noir sur blanc leurs propres pensées si bien formulées.

4Quelle que soit la puissance de conviction immédiate de tels essais en tant que guide de lecture pour le présent – dont il sera par ailleurs intéressant de juger dans les temps qui viennent –, c’est par leur démarche et ses soubassements que Jourde comme Domecq, malgré leurs différences d’approche, livrent là deux ouvrages essentiels. L’un et l’autre – quoiqu’ils fondent précisément leur prise de parole sur le constat d’une disparition du vrai débat critique au profit d’une pensée du « tout est sympathique » (Jourde, p. 24) – se placent dans un contexte de crise des valeurs esthétiques qui concerne l’ensemble de l’art contemporain. Si la controverse est plus apparente dans le domaine des arts plastiques dont Domecq est un infatigable acteur (cf. la bibliographie à la fin de ce compte‑rendu), le domaine de la littérature contemporaine n’échappe pas, ne serait‑ce qu’en coulisses, dans les discussions informelles et spontanées des lecteurs, à la question des critères de son évaluation. L’intérêt de ces deux ouvrages, au‑delà des sympathies ou rejets inhérents au style ou au genre du projet et qui rendent délicate la tâche du compte‑rendu, est à la fois de proposer une réflexion sur le contexte et les modalités du discours critique contemporain en littérature et, à un second (ou premier ?) niveau, une aventure critique particulière dotée de ses propres critères.

Critique de la critique 

5On peut souhaiter distinguer les deux ouvrages, il n’empêche qu’ils se rejoignent sur un point essentiel : le rôle fondamental et sans doute insuffisamment considéré de la presse et de la critique littéraire dans la constitution du champ littéraire (Gracq s’attaquait déjà aux institutions littéraires et aux médias, presse et télévision.) Plus que les auteurs ou même les éditeurs, c’est la production journalistique qui est mise en avant comme actrice principale. Domecq est le plus incisif sur ce point :

De qui dépend le commerce moderne des idées et des formes littéraires si ce n’est de ceux qui signalent les livres à l’attention des acheteurs potentiels : autrement dit les journalistes culturels ? On ne va jamais chercher la responsabilité de ce côté là, alors que c’est là qu’il y a le moins de risque, les journalistes ayant tout de même beaucoup moins de contraintes que les éditeurs. (Domecq, 35)

6Ce qui est mis en cause, directement chez Domecq, plus indirectement chez Jourde dans le choix même des auteurs convoqués – le seul point commun pourrait‑on dire entre Emmanuelle Bernheim et Olivier Rolin, c’est d’être tous les deux consacrés par la critique comme « littérature exigeante » ou « littérature inventive » –, c’est le système de valeurs d’une institution critique.

Évaluer ou valider : le système Sollers

7Les deux auteurs fustigent, dans le journalisme littéraire actuel, l’absence de critiques négatives et donc de véritable débat littéraire. Le champ littéraire est fondé sur un consensus, lui‑même fondé sur une critique universellement « dithyrambique ». Pour Domecq, le journaliste littéraire élit un auteur qu’il défend ensuite afin de protéger son « investissement » symbolique initial. Dans une économie critique inflationniste, émettrice de fausse monnaie, la valeur littéraire, pour se maintenir, finit par se détacher des œuvres elles‑mêmes et le débat est escamoté. Le consensus et l’absence de critiques négatives mènent, toujours pour Domecq, mais également pour Jourde dans son « Avant‑propos », à un régime d’« intimidation culturelle » (la formule est de Domecq), où celui qui ose questionner le consensus, ses critères d’évaluation et donc la qualité des œuvres qu’il encense, risque de paraître aigri ou réactionnaire. Les développements un peu longs, parenthétiques et souvent autobiographiques du texte de Domecq sur les différents formes de dictature imposées par le milieu littéraire mettent néanmoins en évidence que le jeu des valeurs, qui ne trouve plus à s’exercer sur l’œuvre, s’exerce désormais sur l’individu qui se hasarde à critiquer : le monde des lettres reste prisonnier d’une idéologie mais qui n’a plus rien à voir avec le littéraire. Lorsque Gracq écrit son pamphlet La Littérature à l’estomac, le débat littéraire se fait encore, de manière visible, autour de définitions, certes idéologiques, de l’œuvre littéraire : c’est toute la question de la littérature engagée. Il ne faudrait pas néanmoins croire que l’équation « réussite = compétence » que pose Domecq soit l’apanage du contemporain, c’est grâce à cette équation et la participation de Giraudoux à quelques coups médiatiques que Grasset lance sa maison. Aujourd’hui il semble qu’il n’y ait plus pour Domecq que des valeurs « psychosociales » appliquées non à l’œuvre ni même à son auteur mais à son critique. La circularité du système de la production journalistique des valeurs littéraires ne supporterait pas les réfractaires.

8Le symbole le plus visible de la circularité de ce système est, pour les deux auteurs, incontestablement Philippe Sollers. Si Jourde comme Domecq mettent au seuil de leur ouvrage une satire de Sollers – celle de Jourde est particulièrement inspirée –, c’est que son omniprésence de critique, écrivain, collaborateur du plus célèbre supplément littéraire, du plus célèbre comité éditorial et d’une revue non moins célèbre, illustre parfaitement la collusion des pouvoirs à l’origine de la confusion qui règne dans le domaine de la réception de la littérature. S’il y a très peu d’écrivains susceptibles de prendre de véritables responsabilités critiques, c’est selon Domecq, en raison de ce « corporatisme serré » qui fait que si les écrivains se mettaient « à parler de la littérature qui se produit, ils risqueraient de critiquer des collègues… » (96). On imagine mal effectivement quelqu’un comme Montherlant ou même Aragon – pour qui le corporatisme était, il est vrai, d’une autre sorte –, écrivains établis, se taire sur un de leurs contemporains par souci d’éviter les ennuis. Il n’est pas inutile non plus que le lecteur soit averti – et loin s’en faut qu’à distance des milieux littéraires tous les lecteurs le soient – des copinages et campagnes promotionnelles, éléments indispensables à la bonne compréhension d’énoncés étroitement dépendants de stratégies énonciatives pas toujours transparentes.

Une rhétorique du vide

9Tout en dénonçant l’emprise du « clan Sollers‑Savigneau » sur Le Monde des livres, c’est essentiellement sur la prose de Sollers, le « Combattant majeur », que Jourde dirige son attaque, soulignant l’imposture de ce puissant acteur de la scène littéraire et éditoriale, qui se représente en « libérateur » et défenseurs des libertés, par les contradictions et la vacuité des propos de L’Éloge de l’infini. Et l’ensemble de l’ouvrage de Jourde démonte pièce par pièce, dans le métadiscours des écrivains accusés et de leurs thuriféraires, la confusion généralisée qui fait passer le creux pour du dépouillement et « la poétique de la bouillie » (75) pour un refus du style et des règles. Le triptyque de son tribunal, qui répartit chacun des accusés selon trois « teintes » stylistiques : l’écriture blanche, l’écriture rouge et l’écriture écrue, constitue à la fois une utilisation inversée, du point vue de la valeur, de la métaphore barthésienne (qui servait d’ailleurs d’intitulé à un récent colloque sur la littérature contemporaine) et un prolongement parodique de l’isotopie des couleurs (parodie qu’il continuera avec le jeu de mot facile mais par conséquent libérateur du « degré zéro » appliqué à Pascale Rozé). Mais ce n’est pas tant Barthes qui est ici visé qu’une certaine utilisation du langage critique qui cache les mots sous les mots. C’est dans cette même perspective que Jourde s’attache à montrer que néo‑romantisme et minimalisme sont des catégories sur lesquelles il est également nécessaire de porter le soupçon (citant à ce propos René Girard, dans Mensonge romantique et vérité romanesque) puisque le style d’Olivier Rolin somme toute – si l’on y regarde de près, texte à l’appui – n’est pas si loin de celui d’Eric Holder.

10Du côté de Domecq, l’attaque contre Sollers manque un peu de poids, mais c’est, comme Jourde, à une rhétorique qui tourne à vide, journalistique celle‑là, qu’est consacré le texte de 1993 qui ouvre le recueil. L’attaque à valeur d’exemple du discours critique de Lepape sur Echenoz dans le Monde des livres (28 août 1992) énumère les différents symptômes d’une rhétorique indigente : le tour d’esprit qui consiste « à émettre une appréciation par simple réplique à l’objection » (Domecq, 49) : « ça a l’air d’être des défilés d’images mais puisque ça en a l’air, ça n’en est pas » (57) ; l’invocation de l’ère du soupçon et de la fin de la croyance en l’écriture comme ordre pour justifier une prose incertaine (cf. Jourde supra), et la liaison simpliste entre la prétendue mort des idéologies (autre idéologie) et l’absence de vraie pensée ou de construction de sens ; la tactique de l’écrivain en « découvreur », dont l’œuvre marque un « tournant », un « événement littéraire », tactique qui congédie, alors même qu’elle l’invoque, l’histoire de la littérature et qui va souvent de pair avec son inverse, la convocation des « grands » : « il y a bien amnésie volontaire, césure forcée chez ceux qui n’hésitent pas à comparer tels chefs‑d’œuvre automnaux à Dante, Balzac, Faulkner ou Céline ». Dernier Inventaire avant liquidation de Frédéric Beigbeder que Jourde qualifie de « critique de l’Idiot universel » participe de cette entreprise paradoxale de convocation‑congédiation que le titre proclame d’ailleurs sans vergogne (cf. Domecq, 14).

Critères de la critique

11Nous interdire de dire ce qui n’est pas littérature ? C’est là‑dessus que joue l’incompétence : profitant de ce que nul ne peut dire ce que doit être la littérature, elle interdit qu’on dise que ce qu’elle traite comme telle n’en est pas. (Domecq, 39).

12C’est précisément cette question des critères d’évaluation et de définition du littéraire que Jourde, à son tour critique, va mettre à l’épreuve de dix‑sept écrivains contemporains. En effet, si « la littérature elle‑même, le fait d’être écrivain ne constitue pas une valeur » (Jourde, 31), si « la valeur d’un écrivain se mesure au sentiment qui l’habite de l’absence de valeurs », la critique reste une entreprise d’évaluation, et c’est bien ce que fait Jourde dans cette phrase en proposant son instrument de mesure de l’écrivain véritable.

Le consensus & l’authentique

13Les écrivains de l’esthétique du « moins que rien », du « pas grand chose » ceux de « L’écriture écrue » sont coupables pour Jourde d’abdication devant leur mission collective d’écrivains. Car Jourde montre que cette authenticité modeste de l’ordinaire, qui fonde la démarche d’un Eric Holder, d’un Pierre Autin‑Grenier dans l’idée d’une communauté des expériences individuelles, est une imposture qui s’éloigne, en en prenant le masque, de toute relation à la vérité. Le lien entre le singulier et le collectif se fait non dans la problématisation du singulier, le travail de l’autre et de la désappropriation au sein du même, travail que Jourde acontrario salue chez Eric Chevillard et même chez Michel Houellebecq, mais dans la confirmation d’une connivence de surface autour de poncifs bien choisis. Or, le « Monsieur Tout‑le‑monde » tel que le décrit Eric Chevillard dans un entretien devrait apparaître comme un personnage hautement problématique, une figure certes littéraire mais parce que complexe et problématique. Mais la reconnaissance est le principe qui gère la réception de « cette littérature de confort » et on est loin de l'esthétique bretonienne de la reconnaissance comme découverte de contrées mentales perdues, et au plus près de celle mal comprise du miroir de Stendhal, miroir promené sur toutes les routes de l’immédiat des magazines : « le lecteur n’en revient pas de retrouver ses derniers mots et objets quotidiens, ses tics et tendances du moment n’avaient pas encore trouvé leur romanesque » (Domecq, 23, nous soulignons). Car précisément la vérité en littérature, si vérité il y a, réside dans la capacité d’un texte à « conjurer les automatismes et les modes d’inconscience de la représentation » (Jourde, 35). Même illusion d’être au plus près du réel dans l’argument qui vise à justifier cette littéraire consensuelle comme représentative, comme « littérature d’aujourd’hui » : « […], oui leur littérature est d’aujourd’hui mais toute littérature conservatrice le fut (Domecq, 46).

La littérature & les valeurs

14Le second axe de la pensée de Jourde, très lié à ce que nous venons de voir, est celui du rapport de la littérature et des valeurs : c’est dans le rapport qu’un texte entretient avec les valeurs que se détermine sa propre qualité. « L’art ne véhicule rien du tout. Il dispose une case vide grâce à laquelle nos ordres établis et nos systèmes encombrés trouvent la possibilité d’un jeu, de disposition nouvelles » (Jourde, 31). Au contraire de cette définition :

15[…] le minimalisme et le néo‑romantisme de Rolin partent d’une même certitude : toute valeur repose dans le particulier. Pour atteindre le gisement, minimalistes et lyriques creusent dans deux directions opposées : les premiers vers l’infiniment petits (cette courgette est merveilleuse parce qu’elle est cette courgette) [chez Jourde la littérature sans estomac affiche une prédilection pour les fruits et légumes] les seconds vers l’infiniment grand (par quelles clameurs d’ouragan pourrais‑je dire l’indicible de cette passion semblable à nulle autre ?) (Jourde, 129)

16En ce sens, les écritures d’un Olivier Rolin et d’un Eric Holder se valent parce qu’elles se fondent sur la proclamation de « la singularité » comme « valeur » : ce n’est pas la « singularité » elle‑même qui est en cause mais cette impérialisme qui ouvre et ferme en même temps le texte sur des en‑soi déterminés apriori. À l’opposé, l’écrivain digne de ce nom « problématis[e] la valeur et la particularité, au lieu de tirer celle‑là de celle‑ci » (idem). On voit bien alors comment la réception de la littérature est victime non d’une absence de valeur mais d’une confusion de valeurs, où l’authentique (on aurait envie de souligner que par une curieuse extension du signifié au signe lui‑même, parler d’authentique évacue tout soupçon d’inauthenticité) cautionne une littérature narcissique et satisfaite : « ces dimanche nous savons bien où nous sommes et qui nous sommes » écrit Jourde citant Eric Holder. (202). Narcissisme qui se manifeste aussi par une littérature qui s’affiche comme telle, une littérature « image de littérature » et non « acte littéraire » (Jourde, 205), une littérature de « signes du fait qu’on est en littérature » écrit Jourde à propos de Marie Redonnet (162), une littérature où l’ironie, figure essentielle du discours littéraire, est remplacée par une posture d’« auto‑ironie » (Jourde, 128) qui n’en est que la grimace et le signe de l’absence.

Responsabilité des lecteurs

17Ces deux textes, en définitive, mettent en évidence une chose essentielle : on ne peut pas se passer de valeurs. Tant qu’il restera un discours critique sur les œuvres, un système de valeurs se mettra inévitablement en place. Dire que le discours sur la littérature contemporaine doit et/ou peut échapper aux valeurs est une illusion. Le lecteur se trouve dans un univers de valeurs, qu’il le veuille ou non. Or « le système qui conduit à faire passer un produit pour de la littérature de qualité engendre une esthétique » (Jourde, 15). Le goût, critère souvent invoqué à propos de la valeur de tel ou tel texte, est‑il réellement libre ? Et l’université a un rôle dans cette histoire car elle constitue une caution sinon marchande du moins d’estime : elle donne aux textes ce label « littéraire » qui est la caractéristique des auteurs analysés par Jourde. L’université peut à bon droit croire ne pas entrer dans une logique des valeurs quand elle étudie tel ou tel écrivain mais au contraire simplement accueillir, sans préjugés d’un autre temps, la nouveauté. Difficile cependant de voir où commence le véritable travail critique – à l’université comme ailleurs il faudrait se demander si l’« on estime qu’une critique négative est du temps perdu »(Jourde, 24) – et où commence l’entrée dans un travail de cautionnement d’un investissement individuel ou collectif. Parce que le travail sur la littérature contemporaine engage la création de valeurs, il est travail engagé et responsable. C’est ce sentiment de responsabilité et une foi contagieuse dans le pouvoir des mots que Jourde reconnaît comme moteur de son livre :

Tout texte modifie le monde. Cela diffuse des mots, des représentations. Cela si peu que ce soit nous change. Des textes factices, des phrases sans probité, des romans stupides ne restent pas enfermés dans leur cadre de papier. Ils infectent la réalité. Cela appelle un antidote verbal. (26)

18Au‑delà de l’application de l’infamante étiquette de mystification littéraire à tel ou tel texte en particulier, la possibilité même de l’idée d’imposture mérite d’être retenue. Que certains jugent que Sollers et Echenoz, Bernheim et Darrieussecq (d’ailleurs uniquement convoquée par Jourde pour Truismes – alors que le dernier Houellebecq figure en bonne place dans l’ouvrage – mais il est vrai que ce fut là son seul grand succès), ce n’est pas tout à fait la même chose, est une autre histoire. Ces deux ouvrages ont le mérite de faire sortir le débat des tirages confidentiels de revue et de le livrer au grand jour, et peut‑être de fournir quelques armes à ceux qui n'ont pas peur d’affronter les textes. Qui s’en plaindrait ?