Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Juin 2018 (volume 19, numéro 6)
titre article
Michel Sirvent

Robbe-Grillet : le Nouveau Roman et après

Roger-Michel Allemand(éd.), Alain Robbe-Grillet. Entretiens complices, Paris : Éditions EHESS, coll. « Audiographie », 2018, 204 p., EAN 9782713227608.

1Dix ans après le décès de l’écrivain, ce volume réunit cinq entretiens réalisés entre 1991 et 2000 par l’un des spécialistes du Nouveau Roman et de Robbe‑Grillet. Roger‑Michel Allemand est l’auteur d’un ouvrage de référence1 sur celui qui a été longtemps considéré comme « le chef de file » de cette « nouvelle école du roman2 ». Ces dialogues — « Autobiographie » (1991), « Rencontres » (1999), « Énigmes » (2000), « Théories » (1999) et « Sentiments » (2000) — sont introduits par une riche préface de près de trente pages accompagnée d’un « repère biographique » et d’une « Note de l’éditeur » dans laquelle celui‑ci rappelle les circonstances de ces entretiens qui, sauf le premier déjà paru dans une version condensée3, n’avaient fait l’objet que de publications fragmentaires dans des ouvrages confidentiels.

2Percutante et concise, la préface parvient à retracer la complexité du personnage volontiers polémiste et provocateur et que tempère une indéfectible inclination à l’humour. Elle revient sur les débuts du Nouveau Roman, les directions différentes prises par l’écrivain, en particulier celle du « formalisme ludique » (p. 17) à partir de La Maison de Rendez-vous (1965), les parallèles avec son œuvre cinématographique, ses relations avec les courants contemporains du structuralisme et de la nouvelle critique (Barthes notamment), ses conceptions mouvantes et parfois antinomiques du langage littéraire, certains soubassements philosophiques de sa poétique (Husserl, Heidegger), ou encore les liens inattendus qui unissent son premier roman Un régicide à La Nausée ou à L’Étranger (p. 28). L’ensemble dresse un portrait « vivant » de l’écrivain, même s’il donne parfois l’impression de renouer avec un exercice académique, celui de « l’homme et l’œuvre ».

3Dans la mesure où ce volume est constitué d’entretiens, la question se pose du « passage de la parole vive à sa fixation par écrit ». Allemand précise : le travail de transcription s’est efforcé de « ne pas figer les propos ni [de] trahir le caractère spéculatoire d’une pensée improvisée » (p. 36). De par ses facilités d’orateur et ses talents d’improvisateur, Robbe‑Grillet, on le sait, a multiplié ce type d’interventions qui privilégiaient la parole, ainsi qu’en témoignent, parmi tant d’autres, ses longs entretiens à France Culture4 et ceux avec Benoît Peeters qui ont donné lieu à un précieux document en DVD5. On peut alors s’étonner des derniers mots prononcés en l’ultime fin de ces Entretiens complices. À propos de Sartre que certaines questions de journalistes pouvaient ennuyer, le romancier s’exclame : « C’est agaçant, à la fin, cette habitude de vouloir faire parler les écrivains de tout et de n’importe quoi ! Plutôt que de parler pour ne rien dire, je préfère me taire » (p. 202) et donc Allemand souligne, non sans ironie, « la défiance de l’auteur à l’encontre de l’exercice » (p. 36) chez celui qui en fut pourtant un prolixe amateur. La bibliographie en ligne établie par Allemand et Christian Milat sur le site de l’Université d’Ottawa (http://aix1.uottawa.ca/~cmilat/bibliographie.htm) permet d’en dénombrer au moins 237 ! Même lorsqu’il se prêtait au jeu des conférences devant un public de spécialistes, Robbe–Grillet préférait improviser. Comme il me l’a confié en 1982 à propos de son exposé « Roman policier et Nouveau Roman » au colloque « Récit policier et littérature » de Cerisy, en ce genre d’occasions il se dispensait de toute préparation écrite.

Borges, Bioy-Casarès, Gide, Kafka …

4Aussi l’intérêt de ce volume réside dans ce trait que Robbe‑Grillet revendique : la mobilité. Pour reprendre ici le titre de son recueil d’entretiens et d’articles paru en 20016, l’écrivain voyageur aborde les sujets les plus divers. Dans « Rencontres », il évoque ses lectures de jeunesse, son éducation et ses études, son « héritage moral et intellectuel » (p. 72), les rôles décisifs joués à ses débuts par Jean Paulhan, Jérôme Lindon, Roland Barthes. Parmi ses affinités littéraires, Kafka occupe une place à part. En quelques phrases, Robbe‑Grillet sait dire l’essentiel de ce qu’il retient de cette œuvre : « Tout de suite, j’ai été séduit chez cet auteur par la conjonction d’un monde flou et d’une écriture précise » (p. 81). Embrayant sur une analyse de l’incipit du Procès, il cerne une structure majeure qui pourrait éclairer sa propre écriture : « Très souvent, ce qui me rend un texte personnellement présent, c’est la corrélation de deux éléments semble-t-il incompatibles, qui génèrent donc une forte tension interne ». Laconique, tel autre énoncé : « La rigueur de la phrase et le soupçon du texte créent d’emblée une tension » (p. 82) conviendrait parfaitement au Voyeur ou à Dans le labyrinthe.

5Les quelques pages sur Borges ou Bioy-Casarès sont tout aussi lumineuses. Quelques mots suffisent à expliquer ses réserves sur l’auteur de Fictions : « […] il n’a cessé de concevoir des projets de livres qu’il n’a jamais écrits » ou « ses textes ressemblent souvent à des résumés de ce qui aurait pu être un roman » (p. 84). Il manifeste en revanche un grand intérêt pour L’Invention de Morel. Là encore, Robbe‑Grillet démontre cette capacité à offrir un condensé de l’intrigue, à souligner son originalité tout en pointant ses limites : « C’est un scénario brillant, mais Casarès ne le réalise pas, dans la mesure où il ne raconte pas ce qui advient à partir du moment où le personnage intègre le monde des spectres » ; ou « le texte de Casarès reste parfaitement conceptuel » (p. 85‑6). Puis il en vient à proposer des façons d’améliorer le récit, d’actualiser ses potentialités, suggérant, à partir des imperfections et des virtualités du texte, à la façon de Ricardou, des pistes de récriture. Sobres et d’autant plus efficaces, ces passages sur les deux auteurs argentins sont admirables.

6La fin de l’entretien contient aussi quelques propos étonnants sur Gide : « Sur le plan esthétique, je considère que Gide était un véritable écrivain, parce qu’il travaillait la langue, la pétrissait pour en exprimer l’euphonie et le rythme. […] Dans l’histoire de la littérature, la seule qui vaille, c’est-à-dire celle qui est attachée à la plastique sonore, Gide a l’importance de Flaubert […] » (p. 95). De cette œuvre inégale qui comporte « quand même pas mal de déchets » (p. 92) — son auteur « avait encore un pied dans le dix-neuvième siècle » (p. 99) —, Robbe‑Grillet retient Le Voyage d’Urien, Paludes ou Les Faux-Monnayeurs. Il y reconnaît des éléments précurseurs du Nouveau Roman. Les Faux‑Monnayeurs est par exemple « un des rares romans de la première moitié du xxe siècle « à réfléchir aux conditions de sa production » (p. 93, nous soulignons). Robbe-Grillet voit dans Paludes « la remise en cause des schémas idéologico‑narratifs institués, cette capacité d’inventer le monde, par l’aventure de l’écriture […] » (p. 94), toutes expressions manifestement tirées de la théorie ricardolienne. Ainsi, « nous [les Nouveaux Romanciers] lui avons emprunté le terme de “mise en abyme” » (p. 99). On sait que, dès 1966, Jean Ricardou en retrace, de Poe à Novalis et Hugo, la généalogie avant d’analyser les explorations inédites de la duplication interne dans Le Voyeur et L’Emploi du temps, d’où il tirait cet « axiome » emblématique : « Les grands récits se reconnaissent à ce signe que la fiction qu’ils proposent n’est rien d’autre que la dramatisation de leur fonctionnement7 ».

7« Énigmes » revient sur un aspect significatif de l’œuvre qui n’est pas toujours mis en avant : la place accordée au mystère, à l’irrationnel et le jeu qu’elle permet avec les genres fantastiques et policiers. Celui‑ci en particulier traverse l’œuvre tant cinématographique que romanesque de Robbe‑Grillet. Allemand rapporte le passage d’une lettre de 1953 à J. Lindon : « le public, même cultivé, n’est pas encore assez évolué pour pressentir que le genre “policier” est un des plus sérieux qui soit » (p. 104). Presque cinquante après, Robbe‑Grillet confirme : « Je pense en effet qu’il s’agit d’une veine littéraire importante, mais trop souvent négligée par l’intelligentsia et, plus grave, généralement maltraitée par les auteurs spécialisés eux‑mêmes, qui n’en exploitent pas toutes les potentialités » (p. 104). Évoquant Borges qui dans sa préface à L’Invention de Morel considère que « tous les grands romans du xxe siècle, mais aussi de la fin du xixe, sont des romans policiers8 » et, dans la lignée du Procès ou du Château, du Sanctuaire de Faulkner ou du Tour d’écrou de James, Robbe‑Grillet prononce : « Dans cette perspective, je crois pouvoir affirmer que tous mes livres sont des romans à énigme ».

8Lorsque dans l’entretien précédent il évoque Crime et Châtiment, c’est pour en rejeter, comme chez Gide, le côté moraliste ou « la forte prégnance psychologique ». Il n’en retient que la première partie « extraordinaire » : « la préparation du meurtre, la méticulosité à la fois de l’assassin et du récit » (p. 96). Néanmoins, si Robbe‑Grillet « revendique la thématique policière », c’est pour aussitôt ajouter : « mais son traitement, chez moi, n’est pas du tout conforme aux normes du genre ni aux attentes du public spécialisé » (p. 106). Même Le Meurtre de Roger Ackroyd dont Barthes et Genette en leur temps, puis Pierre Bayard récemment, ont souligné l’originalité, ne trouve pas vraiment grâce à ses yeux. C’est que la classique scène d’élucidation finale détruit complètement le récit « puisque l’énigme a disparu » ; « la dynamique du récit s’est anéantie » (p. 107). Il rejette « l’obsession du sens plein ». Il préfère les œuvres de Kafka dont, au contraire, on n’épuise jamais le sens (p. 108). Il est vrai qu’une fois que le mystère est résolu, en général et à l’inverse d’une œuvre véritablement « littéraire », un récit policier n’engage guère à sa relecture. On peut en déduire un principe : un critère de la littérarité reposerait, d’après Robbe‑Grillet, dans cette possibilité, cet intérêt renouvelé de la relecture : « moi, je me moque bien de connaître le fin mot de l’histoire : c’est l’agencement des faits, leur structure de fonctionnement qui retiennent mon attention […] chaque relecture apportant un intérêt nouveau, sans pour autant que le désir de comprendre soit comblé » (p. 110).

9Au titre quelque peu ironique, l’avant‑dernier entretien « Théories » revient sur les débuts du Nouveau Roman, son ascendance (Diderot, Flaubert, Faulkner) et sur le rôle tenu par ses principaux acteurs (Butor, Pinget, Ollier, Sarraute, Simon notamment) dont certains, comme Beckett ou Duras, s’inscrivaient plutôt dans sa « mouvance ». Dans le dernier entretien, savoureusement intitulé « Sentiments », Robbe‑Grillet aborde des sujets plus personnels : sa vie au Mesnil en Normandie, son rapport à la mort, ses liens profonds avec la culture allemande, sa musique (Wagner), sa philosophie (Husserl, Heidegger). Il procure aussi un éclairage inédit sur l’écriture de La Reprise dont il achevait, au tournant du siècle, la rédaction.

Du jeu dans la structure

10Ce n’est sans doute pas une des moindres qualités de ce volume que de mettre à jour, à travers « un portrait indirect de l’homme » (p. 9), les nombreuses contradictions de l’écrivain. Coutumier des volte‑face, il y a chez cet « expérimentateur », qui « préférait avant tout […] jouer » (p. 16), plusieurs facettes. Joueur, Robbe‑Grillet l’était en effet et le jeu tient, autant que le je sans doute, une place considérable dans son œuvre : celui combinatoire à base d’allumettes de L’Année dernière à Marienbad, le jeu de mah‑jong dans Un bruit qui rend fou, le jeu de go évoqué dans Le Miroir qui revient (« des trous se déplaçant dans la texture »). C’est donc aussi le jeu derridien, le jeu dans la structure que permettent des organisations compositionnelles inspirées notamment du Deleuze de Logique du sens fondées sur le manque et le surplus (p. 49) et qui déploient cet espace de liberté, l’incertitude du sens, l’ouverture de l’œuvre. Bref, loin de tout jeu de construction ou de simple jeu littéraire, « le jeu c’est du sérieux » (p. 21) et c’est aussi dans un sens valéryen que l’expression de « formalisme ludique » s’avère parfaitement appropriée.

11Dès lors, il peut paraître étonnant que l’on persiste à cloisonner ces deux courants en partie contemporains que sont le Nouveau Roman et l’Oulipo. Les liens qui les unissent restent largement à explorer, en particulier sur ce versant ludique et constructiviste qui, certes, ne concerne pas tous les Nouveaux Romanciers et caractérise davantage la deuxième phase centrale des années 65‑75 du Nouveau Nouveau Roman. On songe au principe du clinamen mis en jeu par Perec dans La Vie mode d’emploi, aux diverses conceptions d’écritures à contraintes dont, avant de connaître sous cette dénomination le succès que l’on sait, on peut retracer les principes et les prémices sous les termes de « générateur », d’ « opérateur » puis de « sélecteur » dans l’œuvre théorique de Ricardou9. Cette nouvelle phase néo‑romanesque correspond à celle du « formalisme ludique » (La Maison de rendezvous) et sous l’impulsion du deuxième roman de Ricardou (La Prise/Prose de Constantinople) à la conception d’un roman ouvertement polydiégétique. Elle correspond aussi à la mutation opérée dans l’œuvre de Claude Simon par Les Corps conducteurs, Triptyque et Leçon de Choses10.

12Ainsi dans son allocution au colloque de Cerisy sur le Nouveau Roman, Robbe‑Grillet a repris le concept de « générateur11 ». Dans sa préface du Rendez-vous (1981), l’un des « trois pôles, — théoriquement incompatibles — qui organisent la cohérence textuelle », les deux autres étant « ma liberté de créateur, la vérité du monde ainsi créé », ressortit à de « dures contraintes formelles » (p. 18). Le principe paradoxal, dirons-nous, des contraintes émancipatrices rappelle, en autre parmi les oulipiens emblèmes, le célébrissime ouvrage La Disparition où le leitmotiv d’un carcan qui, loin d’être inhibant, fournirait un support stimulant, étaye exemplairement la narration et plus ouvertement son Post-scriptum. Comme pour Valéry, Roussel, Ricardou et les oulipiens, « [l]e livre crée pour lui seul ses propres règles » (p. 16).

La Nouvelle Autobiographie

13Ces entretiens éclairent davantage le « dernier Robbe‑Grillet », celui de La Reprise. Ils font aussi une large place au cycle des Romanesques paru entre 1984 et 1994, lors de l’ultime phase autobiographique du Nouveau Roman ou, devrions‑nous dire, « anti-autobiographique » de Robbe-Grillet. Celle-ci s’initia au début des années quatre-vingt avec Enfance (1983) de Sarraute, L’Amant (1984) de Duras, Le Miroir qui revient (1984). Dès ce premier volet de sa trilogie, Robbe‑Grillet a souvent commenté son entreprise de déconstruction d’un genre qu’il a entendu « renouveler » en contestant ce qui lui paraissait, à partir des travaux de Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique, représenter des « règles » canoniques. Tout en rappelant que ce dernier ne voyait pas la nécessité d’« inventer une nouvelle catégorie qui outrepassât les règles qu’il avait formulées », Robbe‑Grillet inscrit la « Nouvelle Autobiographie » dans la lignée du modernisme néo‑romanesque privilégiant « le flottement des souvenirs et non pas la volonté de les rassembler en une image cohérente » (p. 42). Il résume ensuite en trois points ce qui la distingue de l’autobiographie traditionnelle. Il n’y a pas de sens préalable conféré à sa vie qui bornerait l’« exploration » autobiographique. Il rejette tout « contrat de sincérité » (p. 43) : « La notion de sincérité m’est étrangère, car elle repose sur un moralisme qui ne me concerne pas » (p. 44). Prenant comme contre‑modèle Les Mots de Sartre, c’est encore sous le signe de la mobilité qu’il inscrit son projet :

Pour ma part, les éléments de ma vie dont je me souviens, mélangés à des spéculations plus personnelles ainsi qu’à des choses que je sais être de la fiction, doivent tous bouger et ne pas se figer en quelque chose qui, tout d’un coup, va prendre un sens. (p. 46)

14On observe ici un trait récurrent de la démarche robbe‑grilletienne : celle du jeu avec ou contre les genres. La mise en cause d’un modèle, d’abord policier, en particulier le récit à énigme on l’a vu, se retrouve dans l’entreprise autobiographique. Avec le premier, l’écrivain s’insurge contre des « schémas stéréotypés » (p. 106), des conventions normatives et recherche « la subversion des codes » (p. 112). Car l’un comme l’autre genre serait animé par « le désir d’une parfaite intelligibilité ». Ils ne rendent pas compte de « notre existence réelle ». Qu’il s’agisse d’élucider un mystère ou, ici, de recourir à la mémoire afin de réélaborer le récit de sa propre vie, ce qui la caractérise « est au contraire l’ambiguïté, l’incertitude, le doute » (p. 108). Dans le cas du genre autobiographique et notamment vis‑à‑vis du travail de Lejeune, la cible ou l’objet de la subversion n’est souvent qu’un épouvantail. La volonté normative attribuée à l’étude d’un genre est quelque peu illusoire et frise parfois le contre‑sens. Car c’est de manière inductive, à partir de certaines constantes narratives d’ordre transhistorique que la poétique cherche à échafauder quelque définition qui ne saurait être ni prescriptive ni proscriptive.

15Ainsi, dans le premier entretien « Autobiographie » (1991), à cet égard le plus emblématique, il est question de cette vague dite « Nouvelle Autobiographie ». Réfractaire par ailleurs à toute idée d’« école » ou de « mouvement », Robbe‑Grillet semble désormais se soucier de la paternité d’un label. Endossant volontiers la posture de héraut, il n’hésite guère à s’en approprier la primeur : « je crois que c’est moi qui ai lancé l’expression » (p. 40). Elle se trouve au début troisième volume Les Derniers jours de Corinthe (1994) :

Peut-on nommer cela, comme on parle de Nouveau Roman, une Nouvelle Autobiographie, terme qui a déjà rencontré quelque faveur ? Ou bien, de façon plus précise — selon la proposition dûment étayée d’un étudiant — une « autobiographie consciente », c’est‑à‑dire consciente de sa propre impossibilité constitutive, des fictions qui nécessairement la traversent, des manques et apories qui la minent, des passages réflexifs qui en cassent le mouvement anecdotique, et peut-être en un mot : conscience de son inconscience. (p. 17)

16Or le syntagme apparaît dans un article de Michael Sheringham, « Ego redux ? Strategies in New French Autobiographie » en 198912. À propos du « retour au moi », il écrit :

The new Autobiography (to use a shorthand) does represent in some ways a desire to move away from avant-garde postures, and to reassert the claims of subjectivity, and one should not isolate it from developments in other areas, for example the influential rehabilitation of narrative undertaken, partly, in the wake of recent research in historiography, by Paul Ricœur and others13.

17L’expression ne vise sans doute pas à forger ici une véritable appellation. Dénué de capitale, l’adjectif n’est qu’une épithète pour désigner, pour aller vite et en guise d’abréviation (le terme de shorthand vient du langage sténographique), des entreprises qui ne visent guère à s’inscrire en‑dehors de ce « champ » générique. Comme le critique anglais se plaît à le souligner, le caractère fragmenté du récit qui évite tout sens téléologique, la mise en cause de toute opposition entre fait et fiction, autrement dit, entre mémoire (recollection) et invention, l’insertion d’un commentaire critique et métagénérique qui justifie l’écriture autobiographique sont parmi les trois procédés principaux (devices) qui se trouvent déjà chez Rousseau, Stendhal, Leiris, et autres autobiographes (p. 28). Comparant Le Miroir qui revient au Roland Barthes par Roland Barthes, à Enfance et à W ou le souvenir d’enfance, Sheringham tend à montrer que ce premier volet des Romanesques est bien moins novateur que son auteur le prétend. Il lui préfère le deuxième volume, Angélique ou l’enchantement (1988) : « the discourse about the self, the discourse about earlier writings and theoretical positions, the discourses of and about fantasy and fiction […] are combined in a more challenging way14 ». Le critique termine l’article en usant de l’expression « New French Autobiography » mais pour en minimiser le caractère novateur, en hésitant à l’associer au post-modernisme :

What is clearly vital in any post-modern vision of the self is that we are not selves but subjects, placed and displaced by discourses and desires, by politics and history as well as our inner and outer lives : Barthes and Perec clearly assumed this, but I am not sure as yet as any other French autobiographers have15 ».

18En ne recourant qu’à de simples substitutions terminologiques (des sujets pluriels plutôt que des moi pluriels) et à des lieux communs ou clichés en vogue à l’époque (« le sujet placé et déplacé par des discours et des désirs »), la démonstration n’est sans doute pas entièrement convaincante. Car peu importe si tel ou tel candidat à cette étiquette « Nouvelle Autobiographie » répond aux canons de ce que certaines critiques entendent par cette auberge espagnole que constituerait le « récit post-moderne ». Peut‑être faut‑il précisément déplacer la question.

19Car il y aurait derechef quelque avantage critique à élargir le contexte afin de mieux prendre la mesure, sous les dehors d’une contestation, du soudain renouveau d’un genre qui dépasse à la fois les œuvres individuelles et le strict cadre du Nouveau Roman. Si plusieurs écrivains, romanciers ou théoriciens, et non des moindres, en viennent à opérer, quasi en même temps (à l’échelle de l’histoire, qu’est-ce qu’une décennie ?), et dans le même sens, ce qui pourrait sembler, à l’aune de chaque parcours personnel, comme un « tournant », c’est que chaque aventure participe d’un phénomène qui en dit plus sur l’environnement culturel et idéologique de l’époque, son Zeitgeist, que sur les respectives évolutions particulières. Car, si confluence il y a, elle dépasse les manifestations qui excipent de retournements singuliers (le fameux « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. Comme c’était de l’intérieur, on ne s’en est guère aperçu » au début du Miroir qui revient) alors qu’elles ne font qu’épouser l’air du temps et le sens du courant.

20Contemporain de cet autre courant, proche et distinct à la fois, de l’autofiction (Fils de Doubrovsky date de 1977), c’est sans doute le Roland Barthes par Roland Barthes (1975) qui inaugure ce nouveau chapitre de la « Nouvelle Autobiographie ». Robbe‑Grillet aime rappeler que Le Miroir qui revient s’est initié dans un projet similaire destiné à la même collection « écrivains de toujours ». L’ouvrage reprendra « Fragment autobiographique imaginaire » paru initialement la même année dans le numéro 31 de Minuit. Mais la stratégie narrative du faux qui se fait passer pour du vrai de l’autofiction n’est sans doute pas entièrement équivalente à celle qui tend à ostensiblement brouiller les frontières entre récit factuel et récit fictionnel, ce que l’on nomme aussi, selon un mot-valise agglutinant fact et fiction, faction en référence à In Cold Blood (1966) de Truman Capote qui conjuguait enquête journalistique et récit romanesque16. Cependant, et non sans s’interroger une nouvelle fois sur la signification de cette convergence, il suffit de sortir de l’enceinte du Nouveau Roman pour observer que c’est cette même année 1975que paraît un ouvrage qui renouvelle de façon plus radicale le genre autobiographique : W ou le souvenir d’enfance de Perec17. Davantage : le récit autobiographique s’y trouve enserré dans une composition rigoureusement concertée qui procède d’une frontale polémologie avec d’autres genres antinomiques. Sauf coup de force interprétatif, la partie autobiographique n’y saurait devenir centrale en phagocytant de façon monologique toutes autres formes de récits hétérogènes18.

Le Nouveau Roman revisité

21Somme toute, ces entretiens reprennent maints sujets abordés ailleurs, notamment dans la trilogie des Romanesques. Surtout ils révèlent certaines obsessions et bêtes noires de son auteur. Depuis la fin des années 70, et comme si le colloque de Cerisy qui lui fut consacré en 1975 en avait été le déclencheur, Robbe‑Grillet tente inlassablement de refaire l’histoire du « Nouveau Roman ». Selon une classique illusion rétrospective dénoncée jadis par Sartre, il essaie d’imposer sa version de ce qu’un certain nombre significatif d’études critiques, de thèses universitaires et de manuels de littérature persistent à identifier comme un mouvement. Maintenant que ses derniers représentants ont quitté la scène (après Robbe‑Grillet en 2008, Ollier en 2014, Ricardou et Butor en 2016), avec le recul, certaine réévaluation ne pourra advenir qu’en dépassant ce qui peut apparaître comme une conception autocentrée ou auctoriale d’un des courants les plus marquants de notre littérature récente.

22Or, l’historiographique version robbe‑grilletienne s’avère plutôt partielle et partiale. Elle préfère savamment éluder la phase « ferme » du mouvement, celle du Nouveau Nouveau Roman,distincte de la période initiale. Cette autre phase est marquée par les célèbres colloques de Cerisy (1971‑75) et, notamment le premier, Nouveau Roman : hier, aujourd’hui qui donne une impulsion plus collective et une consistance plus théorique à un groupe dont la composition, jusqu’alors déterminée de l’extérieur, avait incessamment varié selon le goût ou l’humeur des critiques. Ce qui fonde le caractère inaugural de ce colloque, c’est l’active participation de ceux (Ollier, Pinget, Ricardou, Robbe‑Grillet, Sarraute et Simon et celle indirecte de Butor qui y fit lire sa contribution) qui reconnaissent, en acceptant de se rassembler sous cette bannière, qu’entre leurs productions romanesques puisse saillir quelque commun dénominateur. Cette rencontre n’aurait pu avoir la signification et le retentissement que l’on sait sans cette manifeste adhésion collective.

23Mais Robbe‑Grillet préfère insister sur les tout débuts du mouvement, la période initiale des polémiques journalistiques, certaine mythique photographie réunissant une partie du groupe devant le siège des Éditions de Minuit. C’est que, sous leur égide, le cliché du 16 octobre 1959 commandé par L’Espresso réussit un parfait trompe‑l’œil. Il crée l’« image » d’un « mouvement » sur des bases si anecdotiques qu’elles ne pourront paraître que plus fragiles. La supercherie atteint son comble en laissant accroire que ce moment figurerait son apogée. Cette hypostase permet à la fois de programmer sa future démolition tout en accordant une importance démesurée à la maison d’édition. Il est vrai que, dès 1955, Robbe‑Grillet y tint comme conseiller littéraire un rôle prépondérant. Et, en effet, sur de telles précaires bases, rien n’assure que le label « Nouveau Roman » puisse prétendre au statut de « mouvement ».

24À l’instar de ce qu’il advint pour le mouvement impressionniste, l’appellation de « Nouveau Roman » vient, on le sait, non des intéressés mais de l’extérieur : d’une critique principalement journalistique plutôt défavorable. Forgée par Bernard Dort dès 195519 mais alors passée inaperçue, l’expression ne s’impose que deux ans plus tard quand elle fut reprise par l’un des principaux détracteurs du mouvement, Émile Henriot à l’occasion de la publication simultanée de La Jalousie et de la réédition de Tropismes (1939) aux éditions de Minuit20. L’année suivante paraît un numéro spécial de la revue Esprit le « Nouveau Roman » qui reprend la formule avec de prudents guillemets21. Puis sous l’intitulé « Nouvelle littérature romanesque », il offre un « panorama » qui présente « Dix romanciers vus par la critique ». À la suite de Butor, Robbe‑Grillet, Sarraute et Beckett, Cayrol, Duras, Simon, Pinget figurent deux autres écrivains : Kateb Yacine et Jean Lagrolet. Cet ordre est significatif puisqu’il comporte, au milieu de ceux qui seront indéfectiblement associés au mouvement, un intrus : Jean Cayrol. À la fin, ce panorama inclut deux écrivains qui participent donc de cette « nouvelle littérature romanesque » mais qui à l’époque s’inscrivaient plutôt sur ses confins, dans la mouvance du Nouveau Roman. Dans l’avant‑propos à ce panorama (« Voici dix romanciers », p. 18-9), Olivier de Magny n’use pas du terme assembleur de « Nouveau Roman ». Il préfère parler de la nouvelle école du roman, de nouveau réalisme, d’école du nouveau réalisme ou encore d’anti‑roman. Il est intéressant de noter que l’éditorialiste signale que « la succession des auteurs, dans ce montage, n’obéit point à un ordre très concerté ». Il précise néanmoins que « Butor, Nathalie Sarraute et Robbe‑Grillet apparaissent les premiers, parce qu’ils se trouvent à l’origine du mythe d’un nouveau réalisme romanesque ; parce que leur œuvre a suscité d’innombrables considérations, entre autres sur la suppression de l’analyse psychologique dans le roman ; parce qu’enfin les deux derniers ont étudié dans des écrits théoriques les conditions d’un renouvellement de la littérature romanesque » (p. 19, nous soulignons).

25Presqu’un demi‑siècle après, évoquant les débuts du mouvement, Robbe‑Grillet explique que d’un « commun accord » avec J. Lindon qui avait déjà publié Beckett, ils ont « forgé le mythe du Nouveau Roman, de ce groupe à mon avis passionnant mais qui ne fut jamais une école » (p. 69). Il est vrai que, sur une période de quelque soixante années, il n’y eut jamais d’« école22 ». Le terme, excessif, voire caricatural, est sciemment choisi. Dans le même numéro d’Esprit, Bernard Pingaud signe un article qui fera date : « L’école du refus ». Il y cite une déclaration de Robbe‑Grillet parue dans le Figaro littéraire du 29 mars 1958 : « Les éléments positifs sont personnels à chacun d’entre nous. Et si un certain nombre de romanciers peuvent être considérés comme formant un groupe, c’est beaucoup plus par les éléments négatifs ou par le refus qu’ils ont en commun, en face du roman traditionnel » (p. 55).

26Et de la même façon qu’il n’y eut jamais d’« école » proprement dite, il n’y eut, en la personne de Robbe‑Grillet, nul « pape ». Allemand a raison de rappeler qu’« il ne fut chef de file que dans les gazettes » (p. 14). Plutôt que l’expression de « chef de file », à connotation militaire, on peut préférer celle, plus maritime, de « figure de proue » pour désigner l’auteur de Pour un nouveau roman. Et plutôt que de parler d’« école » ou de « groupe défini », peut‑être faudrait‑il envisager, du moins pour une période déterminée — celle centrale (1965‑75) et avant que le mouvement ne se délite en sa phase finale —, un collectif. Entre ces deux positions extrêmes, celle qui admettrait une école, un groupe stable, pérenne, homogène soumis au diktat d’un chef de bande, et celle qui ne perçoit qu’un « ensemble aux franges labiles » où s’accuseraient les différences individuelles (« la cohésion, instable, du Nouveau Roman, se fonde dans la pratique poétique d’œuvres irréductiblement individuelles », p. 14), il se trouve peut‑être une voie moyenne. Sans doute, le terme de mouvement suppose une entité encore trop solidaire, ce qu’il ne fut véritablement que pour une période donnée, de convergence ou de synergie, et qu’avant et après, il n’y eut qu’un courant à l’intensité alternative.

27Car, au-delà d’une perspective qui isole chaque œuvre particulière en privilégiant ce qu’elle a d’irréductiblement singulier, l’accent peut également se porter, non sur les seules différences, mais précisément, comme le rappelle Allemand sur « les éléments convergents [qui] partagent plus ou moins durablement un certain nombre de partis pris conceptuels et techniques » (nous soulignons). L’approche n’est plus celle, négative, qui souligne le simple commun refus d’un certain roman traditionnel. Mais celle plus constructive d’un ensemble de procédures partagées, celles qui précisément seront synthétisées en 1973 par Ricardou dans Le Nouveau Roman, selon une hauteur de vue plus théorique et une conception de l’histoire littéraire moins étroite, moins autocentrée23. Il appert que cette perspective, plus dialectique, est celle qu’envisageait dès 1958 Olivier de Magny alors qu’il façonnait cette première « mosaïque » :

[…] une fois mise en évidence l’absurdité de vouloir, par exemple, enfermer dans une même formule Nathalie Sarraute, Michel Butor, et Alain Robbe‑Grillet, on aura peut‑être trop tendance à isoler les dix romanciers choisis dans la spécificité de leur recherche. Il existe pourtant entre leurs œuvres, si éloignées soient–elles les unes des autres, des interférences, des analogies, des rencontres de thèmes ou de points de chute, des parentés de technique. (p. 18‑9, nous soulignons)

28Le Nouveau Roman n’est certes pas, à la façon de Tel Quel, un groupe rassemblé autour d’une revue, ni une chapelle avec un chef de file à l’instar de ce que fut, à son apogée, le surréalisme dont l’esthétique se répandit bien au-delà du seul champ littéraire et des frontières nationales. À la différence de celui-ci, le Nouveau Roman ne publia, Allemand le souligne, aucun « manifeste commun » et ne fut « conduit par nulle doctrine » (p. 15). Mais trois pages avant, il rappelle qu’après la publication d’articles sur « la littérature d’aujourd’hui » commandés par L’Express, Paulhan demande à Robbe‑Grillet un essai plus approfondi pour La Nouvelle Nouvelle Revue française, qui deviendra « Une voie pour le roman futur » (1956). Allemand commente : « Le texte paraît sous un intitulé qui annonce à lui seul la portée de manifeste » (p. 12, nous soulignons) qui, juste après l’introduction « À quoi servent les théories », sert d’exergue en quelque sorte au recueil d’articles que constitue Pour un nouveau roman (1963). Dès son incipit, le préambule « À quoi servent les théories » nous avertit : « Je ne suis pas un théoricien du roman » (p. 7). Robbe‑Grillet regrette qu’« une voie pour le roman futur » ait pu passer pour un manifeste et le consacre « théoricien d’une nouvelle “école” romanesque […] dans laquelle on s’empressa de ranger, un peu au hasard, tous les écrivains qu’on ne savait pas où mettre » (p. 8). En entame de la section suivante, Robbe-Grillet reprend : « Ces textes ne constituent en rien une théorie du roman » et poursuit :

Si j’emploie volontiers, dans bien des pages, le terme de Nouveau Roman, ce n’est pas pour désigner une école, ni même un groupe défini et constitué d’écrivains qui travailleraient dans le même sens ; il n’y a là qu’une appellation commode englobant tous ceux qui cherchent de nouvelles formes romanesques, capables d’exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre l’homme et le monde, tous ceux qui sont décidés à inventer le roman, c’est-à-dire à inventer l’homme. (p. 9)

29De même qu’il s’oppose systématiquement aux « canons » que constitueraient les genres, qu’ils soient, on l’a vu, tantôt policier tantôt autobiographique, à partir de la fin des années 70 Robbe‑Grillet s’est mis à refuser toute « théorie d’ensemble » qui puisse donner l’impression que, derrière l’appellation « Nouveau Roman », existât une volonté collective. Ainsi que le résume Allemand, lorsque « Jean Ricardou, qui est entré à Minuit et a rejoint le groupe Tel Quel en parallèle, s’empare du champ théorique pour formuler un système néoromanesque, son aîné dénonce l’“OPA” et récuse toute “bannière normalisatrice” », Robbe‑Grillet prend ses distances24. L’écrivain a raison de se méfier de toute standardisation du roman, de toute uniformisation des pratiques et de toute imposition d’un modèle intangible, de l’application de toutes « grilles de lecture » (p. 26). On note cependant le vocabulaire militaire (« s’emparer »). De même, lorsque Butor est « évincé » et poussé à quitter Minuit, c’est que Robbe‑Grillet se sentait « concurrencé » (p. 15), tous termes qui vérifient la théorie bourdieusienne d’occupation du champ littéraire. Si le dernier Robbe‑Grillet s’est alors ingénié à dénoncer le « mythe » du Nouveau Roman (p. 69), c’est au prix d’un autre qu’il a assidûment édifié : celui d’avoir créé le mythe d’un mythe selon lequel le Nouveau Roman n’aurait jamais existé.

30Dans ses appréciations révisionnistes du mouvement, l’écrivain voyageur est resté prisonnier d’une conception auteuriste des faits littéraires25. Selon une perspective à courte vue, il en est venu à dénigrer toute recherche théorique qui tentât précisément de dégager, au sein d’un corpus néo-romanesque forcément hétérogène, certaines procédures narratives communes, certaines analogies intertextuelles, certaines constantes ou régularités formelles. Par‑delà d’irréductibles et flagrantes différences entre les œuvres, voire entre les manières d’écrire, ce que durant « la phase ferme du Nouveau Roman », certaine approche plus collective s’est efforcée d’éclaircir, c’est certaine « insistante mise en cause du récit » et ce par le biais de « diverses tactiques26 » remarquablement semblables et soigneusement mises à jour dans les nombreux essais théoriques de Ricardou. Il n’y eut ni « école », ni « manifeste », aucun programme coercitif, aucune emprise normative. À la suite du colloque Nouveau Roman : hier, aujourd’hui et de la parution en deux volumes des actes dans la collection 10/18, le Magazine littéraire publie des extraits de Butor, Ollier, Pinget, Ricardou, Robbe‑Grillet et Sarraute et c’est en ces termes que le co‑organisateur de la rencontre les introduit :

Le surréalisme s’est déterminé intérieurement, il a eu un chef, il a produit des manifestes, des revues : c’est un groupe (que le temps a décimé). Le Nouveau Roman a été déterminé de l’extérieur, il n’a pas de chef, il n’a […] produit ni manifeste ni revue : c’est cependant une collectivité (qui pour l’instant persiste). […] Tandis que d’autre groupements ont été avancés pour le remplacer […], il continue d’être là et de déranger, présent par la force de ses fictions renouvelées et en dépit de l’absence de ses travaux théoriques collectifs. Le colloque de Cerisy Nouveau Roman : hier, aujourd’hui marque donc une date exceptionnelle dans l’histoire du Nouveau Roman : sa première tentative théorique collective27.

31Le mouvement a simplement traversé plusieurs périodes : identifié d’abord par la critique journalistique, en partie rassemblé sous une bannière éditoriale (Minuit), réuni ensuite par d’effectives rencontres et prises de position théoriques communes (Cerisy), enfin homologué par l’histoire littéraire et une abondante production d’études critiques, tant en France qu’ailleurs et, en particulier, dans de nombreuses universités américaines, prétendre que le Nouveau Roman ne serait qu’un « mythe », qu’une facile « étiquette » ou label à fonction mercantile, encouragé par une éphémère promotion d’éditeur, est particulièrement restrictif.

32Tel le vaisseau Argo qui selon Barthes « fournit l’allégorie d’un objet éminemment structural28 », ainsi en irait‑il de ce que recouvre l’appellation de « Nouveau Roman », constellation mobile et nécessairement changeante au fil des courants qu’elle a traversés mais que l’on ne saurait réduire, par simple synecdoque, à l’une d’entre ses phases, de préférence pour l’auteur des Gommes, ses prémices ou sa fin.