Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Décembre 2018 (volume 19, numéro 11)
titre article
Stéphane Massonet

Réécrire le livre de la guerre : Proust & Céline

Hervé Picherit, Le Livre des écorchés. Proust, Céline et la Grande Guerre, Paris : CNRS Éditions, 2017, 380 p., EAN 9782271089953.

1La littérature a cette habitude de peupler notre monde d’êtres imaginaires, de personnages irréels et de lieux que nous ne pourrons jamais visiter, à défaut de pouvoir retrouver leurs noms sur une carte. Mais qu’advient-il lorsque nous prenons deux des plus grands romans du xxe siècle pour projeter à partir d’eux un livre imaginaire, un livre qui compare moins qu’il ne tisse, qui privilégie les continuités plutôt que de creuser les oppositions ? C’est ainsi que Hervé Picherit a voulu rassembler À la recherche du temps perdu et Voyage au bout de la nuit en un livre imaginaire qu’il nomme Le Livre des écorchés. Ce livre trouve son ancrage dans une église, une église qui est mise à feu et à sang par les Allemands et dont la ruine et les décombres assurent la jonction entre le texte de Proust et le récit de Céline : « et si l’une des églises de village que le soldat Bardamu voit brûler au début de Voyage au bout de la nuit était celle de Combray dont le Narrateur d’À la recherche du temps perdu apprend la destruction dans Le Temps retrouvé ? » (p. 6). Telle est donc l’hypothèse formulée à l’ouverture de ce livre et qui tranche quelque peu avec les arguments usuellement mobilisés pour les comparaisons littéraires. Si L’Église fut le titre d’un des premiers textes écrits par Céline, une pièce de théâtre rédigée en amont du Voyage et qui forme comme une répétition générale au roman à venir, ce ne sera pourtant pas dans l’analyse textuelle de cette pièce que l’auteur nous invite à entrer, mais bien plutôt à nous arrêter à sa surface, là où s’opère la jonction dans le symbole de l’église détruite par la guerre. De même chez Proust, dont l’une des premières publications fut la traduction de La Bible d’Amiens de Ruskin en 1904, le livre que le Narrateur pense avoir entre les mains au moment de s’endormir dans les premières lignes de Du côté de chez Swann n’est autre qu’un traité d’archéologie monumentale1 que l’on imagine bien être les Seven Lamps of Architecture ou encore Stones of Venice du même Ruskin. Voilà donc comment la guerre nous fait entrer dans le domaine de l’architecture sacrée. Église ou cathédrale, l’édifice religieux en feu devient le signe d’une proximité entre les deux œuvres. La Recherche serait cet « avant proustien » auquel vient s’articuler « l’après célinien », dans lequel se joue ensemble le destin de la langue, la sensibilité du style et la vision du monde des deux auteurs.

C’est à partir de l’effondrement du clocher que la phrase proustienne cède à la fragmentation agrammaticale de l’écrit célinien, tout comme la violation de la crypte mérovingienne correspond à la déchirure du vaste tissu social de la Recherche, donnant ainsi lieu à l’ostracisme universel du monde célinien. (p. 6)

2La destruction de l’église marque une déchirure qui permet à un cataclysme cosmique de venir se glisser sous la peau de l’écriture pour venir se loger dans l’épiderme de l’œuvre. Qu’elle fût église ou cathédrale, l’image de l’édifice religieux en feu est bien le signe de la fin d’un monde, celui dont la Recherche a entrepris de nous restituer une image passée et celui dans lequel Bardamu ne cesse de dégringoler. Une même guerre, vue ou vécue du front et de l’arrière, à partir d’un avant et d’un après, mais qui entame une rupture profonde dans le tissu du langage comme dans celle du corps collectif social. Alors que ce livre imaginaire à la lecture duquel H. Picherit nous convie aurait bien pu s’intituler L’Église en feu, l’auteur a préféré Le Livres des écorchés comme pour souligner que cette rupture de la guerre ne touche pas seulement le tissu social ou une certaine conception du monde, mais également la peau, l’épiderme même qui pourrait définir la grande famille française. Enfin, avant d’entrer dans ce livre imaginaire, il est utile de remarquer que le point de rapprochement entre les œuvres de Proust et de Céline est justement la guerre. Cet événement suppose un commun effet de ruptures et de basculements.

Ouverture en guise de méthode

3Le Livre des écorchés s’ouvre sur une citation de Claude Lévi-Strauss : « Proust et Céline : voilà tout mon bonheur inépuisable de lecteur » (p. 5). En effet, un des premiers textes de l’anthropologue paru dans L’Étudiant socialiste en 1933 était un compte rendu de Voyage au bout de la nuit. Ce texte soulignait d’emblée la radicalité et la nouveauté d’une œuvre dont l’anthropologue reconnait qu’elle est considérable « de par sa valeur profonde, et de par la formule volontairement outrancière et agressive qui lui donne une allure de manifeste, de manifeste libérateur2 ». Elle formait pour le jeune sociologue une leçon en écriture dont il se rappellera le jour où il décide de rompre avec l’éthos d’une profession pour commencer la rédaction de Tristes Tropiques. Unir les noms de Proust et de Céline sous la plume de Lévi-Strauss n’est pas ici une opération gratuite. Elle pourrait viser à désamorcer les écarts politico-sociologiques qui séparent les deux auteurs et tente d’opérer comme une mise à distance pour mieux pouvoir lire ou lier les deux textes en une sorte de livre hybride sinon fantasmatique. Cette citation pointe également vers un cadre méthodologique et une approche proprement anthropologique de l’expérience du lecteur, un lecteur qui glisse entre les deux textes comme l’ethnologue qui ne cesse de passer entre les cultures, glissant d’une conception du monde ou d’une cosmologie vers une autre en un clin d’œil. Plus encore, en référence à l’approche structuraliste, on pense volontiers à la métaphore du bricolage dont l’anthropologue s’est servi pour définir la pensée mythique dès les premières pages de La Pensée sauvage. De fait, si la Recherche et le Voyage sont bien des grands mythes littéraires du xxe siècle, ce que nous propose H. Picherit ressemble fort à une boite à outil dans laquelle se recroisent et se mélangent des éléments de philosophie, de psychanalyse, de théorie littéraire ou encore de théorie de l’imaginaire allant de Bachelard à Castoriadis, en passant par Roger Caillois.

4Mais avant de nous faire entrer dans ce livre des écorchés, il faut nous parler de la peau. H. Picherit dégage pleinement la portée de cette métaphore qui ne fait qu’effleurer la surface pour approcher une structure complexe. Celle-ci articule l’idée du moi-peau avec celui de la communauté autour de laquelle s’unifie la famille. La peau est donc une enveloppe, c’est-à-dire un « système dynamique stabilisé » (p. 23) qui possède des attributs d’orientation entre le dedans et le dehors, la connexité qui forme un réseau unifié de la surface, la compacité qui permet l’inscription d’un nombre fini d’éléments dans cette surface et finalement l’élasticité qui gère les tensions ou les pressions du dedans ou du dehors. La fonction structurante de cette peau ajoute à la dimension biologique une dimension psychique et communautaire. Le pouvoir théorique de la peau est celle d’une membrane symbolique et émotive qui unifie les éléments contenus alors que l’écorché théorise la déchéance de la communauté dans le contexte d’une catastrophe comme la grande guerre, qui radicalise tant chez Proust que chez Céline une crise familiale et psychique qui amène les auteurs à redéfinir leur moi. Telle est la trame théorique autour de laquelle les deux auteurs vont « renouveler leur peau » pour pouvoir imaginer une nouvelle peau communautaire. Ainsi, la peau possède une fonction d’inscription ou de trace qui atteste l’appartenance d’un individu à un groupe social, soit par incision, scarification, tatouage, et qui atteste le point de rencontre entre le moi et la communauté, entre le psychique et le sociale.

5L’auteur met en évidence les différentes teneurs de la peau, son extensibilité dans un complexe de relations entre des peaux multiples.

C’est dire que l’image de la topique stratifiée de la peau nous montre dans quelle mesure les structures de la peau communautaire sont reprises par la peau familiale, de la même manière que l’agencement de la vie de foyer marque profondément la disposition du Moi. (p. 31)

6À cette peau stratifiée s’ajoute une conscience des autonomies qui permet de justifier le déplacement de l’expérience affective d’une peau vers une autre, tandis qu’un bouleversement, une catastrophe ou une révolution ne manque pas d’impacter les relations entre les différentes instances de peaux. Tout en rappelant que la peau peut avoir une activité négative ou encore toxique dans le cas de l’allergie, l’auteur rappelle la genèse de la peau durant une révolution, c’est-à-dire une forme de chaos qui cherche une nouvelle configuration sociale. Ce n’est pas la catastrophe qui produit le déchirement de la peau, mais plutôt ce qui rend conscient le fait que la rupture est déjà consommée. Si la mort de la peau se fait en deux temps, la catastrophe ne fait que révéler le chaos. Elle est dès lors vécue comme fin de monde. Ce premier temps est suivi par un second où, en réaction à la catastrophe, est mis en place un ensemble de mécanismes relevant bien plus de la pensée magique et qui se révèlent parfaitement inefficace pour parer à aux conséquences du bouleversement.

7La thèse de H. Picherit vise à montrer que les structures psychique et familial s’organisent à partir du tissu central de l’imaginaire social, cet imaginaire central « oriente et développe la prolifération d’un imaginaire secondaire » (p. 38). Ce sera donc à partir de la métaphore théorique de la peau, doublée du symbolisme du centre, que l’auteur nous invite à découvrir les structures complexes de la famille de l’enfant-maladie et de la fiction de l’enfant malade qui n’arrive pas à y trouver sa place dans la maison parentale, ou l’imaginaire du soldat blessé qui cherche à faire éclater la fureur et la mélancolie dans sa famille fictionnelle afin de se réaliser et se réinventer à travers la famille musicale.

Figures de l’imaginaire proustien

8« Marcel est malade ». Cette phrase résonne plus que tout autre lorsque l’on parle de Proust. L’enfant-malade renvoie évidemment à la crise d’étouffement asthmatique qui touche l’enfant Marcel Proust durant une promenade au bois de Boulogne au printemps 1881. Le père et un confrère, le Dr Duplay, sont présents durant cette crise. Tous deux sont impuissants devant une telle scène. La catastrophe ici n’est pas l’évènement en soi, mais l’impuissance de sa famille à parer devant l’étouffement, formant une crise symbolique qui introduit l’enfant-malade dans la peau familiale du clan Proust, qui est incapable de se « représenter cette atteinte selon les termes de son imaginaire » (p. 44). Partant d’une analyse de cet imaginaire qui se cristallise autour des ambitions hygiénistes du père et des ambitions d’insertions sociales de la mère, l’auteur montre comment ces deux tensions finissent par donner forme à l’organisme de la famille Proust, à son imaginaire, à ses représentations. Avec le Traité d’hygiène que le Dr Adrien Proust publie en 1881, année de la crise, nous entrons dans une véritable vision ou conception du monde que possède le père de l’écrivain, dans laquelle l’hygiène dépasse la position d’une simple science pour constituer une connaissance dans laquelle on découvre « une espèce de trame civilisatrice qui organise les fils biologiques, anthropologiques et culturels de l’existence humaine » (p. 48). L’hygiène devient donc le levier d’une réorganisation du savoir tout entier. L’hygiène est une sorte d’Absolu pour le Dr Proust, un progrès qui traverse toutes les civilisations et qui offre un fondement général à partir duquel une philosophie sociale devra proposer une réorganisation du sociale. Creusant les rapports entre science et mythe, c’est surtout à partir du moment où il remonte à la source duelle de l’hygiénisme qu’Adrien Proust retrouve tout le symbolisme de la peau, symbolisme que H. Picherit décrit comme le côté de Moïse et le coté de Lycurgue et de ce qui protège le dedans par une capacité d’action sur le dehors. Cet orientalisme paternel permet donc de joindre les deux « côtés » d’une hygiène mosaïque, religieuse et sacerdotale avec une hygiène militaire et spartiate, forgeant un mythe qui rejoint deux manières d’être au monde qui soit radicalement opposées (le caractère défensif du monothéisme juif et la dimension offensive et expansive de la pensée militaire spartiate). Le mythe projette une synthèse à partir d’un imaginaire familial où l’union des deux opposés donne lieu à une loi nouvelle. L’autre côté de ce traité à valeur cosmogonique qui traite l’hygiène comme une anti-maladie se trouve l’acte exégétique du principe féminin, ou le côté de la mère est occupée par une dote symbolique et culturelle. Le judaïse de la famille Weil est ambiguë car il est traversé par un désir d’intégration et d’assimilation qui est prêt à dissimuler ses origines pour mieux s’intégrer et s’assurer que ses enfants font partie de la société française. Ce sera le mouvement même de cet effacement qui assure la véritable fonction exégétique de la mère, elle qui fut la traductrice de La Bible d’Amiens de Ruskin, indiquant que la loi du père et son autorité dépend du principe maternel, tout comme plus tard, Proust inscrira un principe exégétique au cœur même de son œuvre.

9Le jeune Marcel introduit dans la famille Proust une maladie qui désoriente leur imaginaire. La fiction de l’enfant malade généralise cette crise jusqu’à la mort des parents et au-delà, pour venir s’inscrire dans les ramifications même de l’œuvre. Ici, s’ouvre une interrogation sur le lien entre l’imaginaire des Proust et l’imaginaire de l’auteur, qui est évoqué en filigrane par le Narrateur dans le passage de la souvenance à la création. Ce passage, qui fait basculer l’ouvrage mémorial vers une œuvre de fiction, oppose mémoire et création ou encore l’ouvrage du père à l’œuvre filiale. H. Picherit pose pour sa part une continuité évidente entre l’imagination vécue et l’imagination artistique. Appliquer son art sur le souvenir familial enracine Proust dans un passé moribond et un imaginaire épuisé, dépassé. Le choix de la fiction ouvre l’œuvre vers ce qui ne fut jamais et ne sera jamais. S’il y a donc deux imaginaires qui sont à l’œuvre ici, l’imaginaire familiale d’une part et celle de l’enfant malade, il faudra comprendre comment tout en restant cet enfant malade, celui qui se couche de bonne heure, c’est-à-dire tôt le matin lorsque tout le monde se lève, le scandale logique de la famille est repoussé hors de sa peau, transformant le drame familial de la maladie en une révolution psychique qui permet à Marcel de rejeter son héritage, ici sous la forme des tableaux familiaux que l’écrivain considère comme laid et en allant chercher sa chambre dans l’appartement de son oncle Georges Weil, c’est-à-dire en quittant l’espace parental pour sa propre maison. H. Picherit conclut en montrant que la Révolution du Moi est fondé sur l’incompatibilité avec la structure du foyer parental, et plus fondamentalement avec la culture bourgeoise de la Belle Époque où le rôle et la signification de l’individu relève avant tout de sa signification familiale et sociale. Ainsi, la maladie qui habite le jeune Marcel le conduit à imaginer le lieu intime du Moi, habitant sa maladie tout autant qu’elle l’habite. Celui qui ne trouve pas son lieu dans l’espace familiale ou sociale est conduit vers la rêverie de sa chambre intime qui est nécessairement ailleurs.

Figures de l’imaginaire célinien

10Comment fabrique-t-on un monstre ? Ou plutôt, comment devient-on Céline ? Poser la question de la création littéraire comme une genèse du monstrueux nous mène au cœur du mythe célinien d’autant plus que derrière la peau du monstre se cache celle du créateur. Comme avec Proust, H. Picherit nous invite à nous tourner vers l’enfance de l’écrivain pour découvrir les sources du soldat blessé. Partant de L’Étrange Cas de docteur Jekyll et Mr Hyde évoqué par Céline lui-même afin d’évoquer un rapport entre le couple Destouches-Céline, H. Picherit le dédouble avec le couple Bardamu-Robinson pour mettre en scène les rapports entre le créateur et sa création par effet d’un texte miroir qui a pour charge de refléter son auteur à travers ses propres créations. Une telle approche peut rapidement donner lieu à la hantise du texte-monstre dès que Hyde prend l’ascendant sur le docteur Jekyll, tout comme Destouches lui-même finira par se cacher derrière le monstre que fut Céline.

11Afin de comprendre cette figure, il faut tracer un lien entre 1912, l’année de son entrée chez les Cuirassiers du 12e régiment, octobre 1914 qui fut le moment de sa blessure sur le front, et puis 1932, année de la publication du Voyage et qui demeure le point d’articulation du devenir autre de l’écriture monstrueuse tout en étant le remède à une catastrophe psychique. Chacune de ces étapes atteste la métamorphose du monstrueux. H. Picherit nous invite à nous tourner vers l’enfance de l’écrivain pour comprendre le mythe familial qui remonte à un ancêtre aussi glorieux qu’improbable, le chevalier Jacques Destouches de la Fresnay. Cette généalogie imaginaire, entièrement fabriquée par le père de Louis Destouches, établit une discontinuité entre le présent et le passé, entre un statut aristocratique de l’ancêtre et l’existence petit-bourgeois des parents Destouches. En effet, cette lignée imaginaire remonte au-delà de la Révolution Française, qui aurait éparpillé leur fortune et détruit le destin familial des Destouches. À cette histoire d’une déchéance familiale, il s’agissait pour le jeune Louis d’être à la hauteur de ce patronyme. Ainsi, il s’engage dans le 12e régiment de cuirassiers qui fut fondé en 1688, c’est-à-dire une compagnie dont l’histoire remonte à la grandeur monarchique, au grand siècle du Roi soleil. Destouches veut ainsi participer à cette gloire par une adhésion à l’ordre classique. Avec elle, vient la cuirasse qui lui offre toute une emblématique imaginaire, un modèle héroïque, virile et antique alors que son portrait en cuirasse matérialise le destin personnel de Louis Destouches. Comme le bouclier d’Achille, la cuirasse relève d’une histoire intime. Revêtir la cuirasse revient à opérer une synthèse entre peau et virilité. Comme le masque de l’acteur dans le théâtre antique, elle offre au soldat l’image du courage tout en lui donnant une enveloppe protectrice. Mais, ce modèle idéal est rapidement soumis à la réalité prosaïque d’un jeune engagé. Le jeune cuirassier a du mal à monter à cheval. De nombreuses lettres de jeunesse soulignent ces difficultés. Il pense à la désertion. Les Carnets du Cuirassier Destouches mettent en évidence cette détresse comme une impossibilité à participer à la virilité du monde militaire. Il pleure dans son lit en constatant qu’il est vide au fond de lui-même et qu’il n’est « pas un homme3 ». Cette infériorité virile se traduit en termes dermiques. Le fait de perdre sa cuirasse est non seulement équivalent à une perte de peau, mais relève aussi de la castration. Pour cet être écorché qui a perdu sa peau, l’entrée en guerre lui offre une manière de racheter cette infériorité virile. Face à une nation enivrée par la déclaration de guerre, le jeune Destouches est pris d’un patriotisme aveugle qui culmine dans une fureur et une démesure héroïque. Il suffit de lire les lettres à son père, durant les premières semaines de guerre. Il n’a aucun doute que la France va pulvériser l’ennemi. Le modèle antique circule dans ses lettres, lorsqu’il écrit à son père deux jours avant le début de la guerre : « Nous reviendrons couvert de lauriers, les amateurs d’émotions en voiture » ou encore imagine son entrée triomphale à Berlin, hésitant entre « l’Imitation Louis XIV et une romance guerrière4 ». Et au moment même où la guerre lui offre la possibilité de se mesurer à ce modèle héroïque lié à la mort, voici que la cuirasse le trahit. Voici que sa peau le lâche au moment où il est blessé par les balles ennemies. H. Picherit montre ainsi comment Voyage au bout de la nuit finit par renverser la figure de la cuirasse comme symbole héroïque, qui se transforme d’une peau protectrice en objet de dangereux qui risque d’attirer la mort sur le soldat. Il rappelle cette scène du Voyage lorsque le vacarme de tout cette ferraille risque d’attirer l’attention de l’ennemi sur le pauvre soldat partit en éclaireur la nuit en plein milieu de la rase campagne. Ici se joue l’effondrement d’un imaginaire dermique qui se traduit comme une désaffectation affective de la peau car l’ordre militaire n’incarne plus l’être héroïque imaginé depuis l’enfance. Le poilu devient le sacrifié sur l’autel de la nation, comparable au sacrifice aztèque, et où la victime est du mauvais côté. Ainsi, il s’oppose à l’héroïsme. Cette trahison de la cuirasse devient la trame interprétative de la blessure du cuirassier Destouches, et plus particulièrement du mensonge autour de sa blessure, la trépanation comme fabulation ultérieure, mais qui au-delà de sa réalité souligne l’ampleur de la catastrophe psychique, de la violence symbolique de la guerre sur le corps du soldat blessé, une blessure vécue comme une automutilation du Moi sur le moi. Ici, la gueule cassée devient la marque d’un nouvel héroïsme dans une France en guerre. Du coup, l’expérience de l’écorché rend dicible le non-dicible tandis que le mensonge de la trépanation consiste moins en la mascarade du blessé que dans le port d’un masque qui atteste une rupture avec la réalité. Le masque devient un geste symbolique qui au-delà du mensonge permet de porter sur son corps le récit d’une trépanation imaginaire. Ce masque marque la frontière entre le moi et le monde et sert de peau nouvelle pour masquer son créateur.

12La blessure imaginaire marque une rupture avec le l’héroïsme militaire qui permet au Moi de se redéfinir à partir d’une transformation profonde. Elle relève d’un imaginaire en fusion, chaotique. Le Voyage reprend la tension du miroir et du masque pour laisser jouer les fonction analogiques et substitutives du langage entre fiction et réalité. Bardamu et Robinson proposent deux pratiques antagonistes du langage. La fonction narrative du premier en fait un homme-récit. Bardamu est proche de l’opération de reconstruction faciale par laquelle Destouches aurait opéré un prélèvement de différents fragments de peau pour créer son personnage. Robinson par contre ne parle pas dans le roman. Il sort du néant et ne prend pas la parole. Il est le non-dit, l’indicible double qui perturbe la trame narrative en faisant sombrer le Voyage dans l’invraisemblable. La blessure au bras de Bardamu et la trépanation de Robinson occupent des fonctions symboliques différentes. Robinson est une entité textuelle qui masque le réel. Il est prêt à prendre la place de l’auteur. Bardamu atteste la fonction du Moi qui se raconte à travers le récit du Voyage alors que Robinson manifeste la « gravité rythmique enracinant le Moi dans la pulsion créative et créatrice du ça » (p. 175). Robinson et Céline manifestent le principe « hydien » de la transformation monstrueuse inscrite au cœur du Voyage. En suivant une logique structurale, la disparition du premier dans le récit implique l’adoption du second dans la réalité. Il finit par accepter de porter la cadence musicale comme un masque. Ce sera le visage avec lequel il rencontre le monde. Elle est la nouvelle peau avec laquelle il s’initie à la petite musique.

13Si Céline émerge du Voyage avec une peau vierge, voici que le thème de la famille abordé dans Mort à crédit va venir inscrire son auteur dans la famille musicale à partir d’une nouvelle genèse du moment créateur. Échappant à l’autobiographie, le thème familial devient l’occasion de réinventer son passé en forgeant des parents monstrueux pour ce fils « hydien ». Ainsi, la rupture avec l’autobiographique s’approfondit pour venir placer l’enjeu de ce second roman au niveau de la musicalité, conçue ici comme stylistique. Ainsi, H. Pichérit nous invite à voir ces parents imaginaires comme des entités musicales, ou encore un phénomène rythmique à partir duquel Céline déploie la musicalité de sa prose. La tension narrative du Voyage cède donc la place à cette rythmique musicale qui semble privilégiée l’octosyllabe pour les longues phrases mélancolique, tandis que soudain la fureur éclate et interrompt la cadence en accélérant et en déréglant ces rythmes stables. Fureur et Mélancolie deviennent des instances de la figure paternelle et de la figure maternelle, tandis que l’épisode familial vise à remplacer le scenario castrateur de l’horreur guerrière par une scène œdipienne où le fils s’empare violement de la peau des parents. Le mythe de la création chez Céline n’est plus passif et subie comme une blessure sur le champ de bataille. Il relève de la petite musique célinienne qui naît d’un acte de rébellion. Cette révolte se passe loin du champ de bataille. Elle prend place au cœur du foyer familial.

Figures imaginaires de la guerre

14La guerre a engendré bien des images qui n’ont cessé de peupler notre imaginaire. Près d’un siècle plus tard, nous commençons à prendre la véritable mesure de ses effets, car le silence du permissionnaire a trop longtemps cherché à taire une certaine parole et une certaine vérité sur l’horreur de la catastrophe. D’où le succès immédiat de Voyage au bout de la nuit, qui nous plonge au cœur du désastre, qui nous fait comprendre qu’il s’agit moins d’un silence voulu ou imposé qu’une impossibilité de dire la guerre et son horreur, que l’on se retrouve pris au piège dans un lieu où il n’y a plus rien à faire ou à dire (« Dans une histoire pareille, il n’y a rien à faire, il n’y a qu’à foutre le camps » que je me disais après tout…5 »), que toute parole sera interrompue par une pluie rageuse de feu, comme dans la scène où le colonel et Bardamu apprennent la mort du maréchal des logis Barousse. De son côté, Proust suit la guerre de près. Il la suit à travers les journaux et les cartes militaires qui recouvrent son lit et jonchent le sol de sa chambre. Il est de l’autre côté, à l’arrière, à la fois fasciné et écrasé du fait qu’il ne peut pas prendre part à la guerre6. Peu échapperont à cette imaginaire de la guerre. Elle nourrira bien d’autres oppositions. H. Picherit cite Apollinaire et Breton. Le premier publie en 1914 le poème « La petite auto » dans lequel on lit « l’optimisme que le début de la Grande Guerre a suscité chez tant d’Européens qui y ont reconnu l’avènement de la modernité » (p. 225). Cette fascination se retrouve partout chez Apollinaire, jusqu’au cœur de l’entreprise du calligramme dont l’éclatement typographique sur la page relève d’une poétique de l’obus et de l’éclat. Elle devient la figure de style centrale de sa poésie de guerre. Il puise son esthétique dans la forme du projectile, mime sa trajectoire pour faire éclater le langage et les formes poétiques traditionnelles. Chaque caractère retombe sur la page. Le calligramme est un obus qui a connu une déflagration graphique. Apollinaire a composé ses calligrammes comme un artilleur calcule son tir. Breton par contre ne partage pas cet engouement pour la guerre. S’il devait décrire Apollinaire comme un météore, et non comme un obus, il voit dans la guerre un épuisement du monde qui rend sa réalité dérisoire, insignifiante. Telle est la double vision du monde que forge la guerre, les forces que sa catastrophe met en jeu au niveau de l’imaginaire.

15Si Proust écrit le dernier grand roman avant la guerre, Céline le fera suivre par le grand roman de l’après-guerre. Il y a un écart de générations entre les deux écrivains. La guerre semble être le lieu à partir duquel la Recherche trouve son dénouement en voyant son monde se défaire tandis que le Voyage nous offre une vision de monde qui naît des décombres et du chaos de la guerre. Dans l’une et l’autre œuvre, on pourrait penser que la guerre intervient de manière différente, mais comme le propose H. Picherit, il existe bien plus d’affinités entre les deux écrivains, permettant au tableau complet de la catastrophe de la grande guerre de fonder la division entre l’avant et l’après. De fait, Proust et Céline placent la même valeur dans cette image de l’église détruite, car pour le premier, l’église est l’image d’un monde ordonné autour de celle-ci, se déclinant en un véritable cosmos, tandis que chez Céline, nous avons affaire à un non-monde, à l’image du chaos qui découle de la destruction et donc de l’absence d’église. À travers l’œuvre des deux écrivains, les désastres de la guerre viennent donc se décliner autour de cette image de l’église détruite comme figure d’ordonnance du monde et comme l’image de son chaos. La valeur symbolique de l’église dépasse le plan strictement religieux. Cette destruction touche à une sensibilité communautaire qui définit un « Nous » commun, c’est-à-dire une peau qui distingue un « nous » par rapport à l’Autre. De même, l’évènement de la destruction de l’église comme déchirure de cette peau atteste une rupture de la frontière qui sépare le sacré et le profane. Cette déchirure amène H. Picherit à se demander si la fiction n’est pas à même de remplacer cet ordre ancien, si quelque part, au fond de leur roman respectif, Proust et Céline ne cherchent-ils pas à fonder un nouveau sacré basé sur la fiction du récit de la guerre. Il existe entre le sacré et la fiction une proximité de nature dans la manière dont l’une et l’autre s’opposent à la quotidienneté du profane / réel. Cette proximité structurelle entre la fiction et le sacré laisse ouverte l’hypothèse de la transformation d’une catégorie en l’autre. La fiction cherche donc à former un nouveau « Nous » communautaire, après la communauté de l’église. Elle prend en fait l’église comme emblème de la stratégie du renouveau face à la catastrophe de la guerre.

16La Recherche articulait déjà une profonde rêverie sur l’absolu du livre, un absolu qui était déjà annoncé dans la préface de Proust à Sésame et les Lys de Ruskin où la lecture venait se loger dans les heures perdues de l’enfance et qui persiste alors que tout le reste est passé. La guerre ne fera qu’amplifier cette rêverie, notamment en modulant et en réarticulant autour du livre les concepts clefs que sont l’église et la madeleine. En rappelant l’occurrence, ce dernier devient le livre avalé selon la tradition prophétique d’Ézéchiel. Cette figure du texte avalé relève d’une stratégie pour sauver le Temple, alors que H. Picherit démontre parfaitement comment le lien entre la madeleine et l’église passe par le rapport intime de pli et du tissage évoqué par le dessin de la pâtisserie et la tapisserie qui orne l’intérieure de l’église. Si le livre d’Ézechiel évoque le livre avalé, il fait de lui un prophète et un visionnaire qui a vu avant les autres la destruction du Temple de Salomon. A sa manière, Proust avait vu et prédit la destruction de l’église lorsqu’il republie en 1919 un texte qui date de dix ans plus tôt, son étude sur la mort des cathédrales. Avaler le livre n’est pas juste une manière de prédire l’avenir mais vise avant tout à sauver le temple en permettant sa reconstruction. Ainsi la place de l’absolu ne doit pas être nécessairement dans le temple mais peut également être dans l’homme. La madeleine prend alors le sens de cette crypte, de cette architecture en miniature qui permet d’y cacher ce qui est en dessous. Cette madeleine se déploie à la dimension de l’univers car elle va porter en elle la possibilité de reconstruire l’axe du monde.

17Chez Céline, le thème de l’église recouvre la démultiplication des masques céliniens « à la mesure de la pierre monumentale » (p. 318). Suite à l’immense succès du Voyage, son éditeur Denoël décide de publier l’année suivante, en 1933, la pièce de théâtre L’Église dans une collection qui reproduit en frontispice un portrait de l’auteur. Mais comment donner un visage à ce « Hyde musical » ? Celui du Dr. Destouches ne fera pas l’affaire puisque le Voyage à opérer une transformation de celui-ci. Quel visage pourra bien convenir à cette « gueule-cassée » imaginaire ? Céline s’en sort en donnant le masque mortuaire d’une jeune fille noyé avec la légende « L’inconnu de la Seine », dont le culte avait déjà inspiré de nombreux artistes dont les surréalistes. En se donnant ce visage, Céline n’en fait pas une muse ou une source d’inspiration en suivant l’exemple d’Aragon ou de Magritte. Il opère un télescopage avec ce fétiche pour s’approprier ce visage comme étant le sien. Ici, l’opération consiste donc de mettre un masque sur le frontispice de l’Église, sur son tympan ou son portail, transformant le visage de cette inconnue pour en faire le symbole du renouveau face à la catastrophe. Porter le masque de cette idole revient donc à accomplir un acte de création sociale, geste communautaire qui s’accomplit dans les pamphlets politiques de Céline, comme Bagatelles pour un massacre (1937). En faisant remonter la nature et la fonction sociale de la persona célinienne vers cette jeune femme, H. Picherit nous montre que le choix de ce nom d’écrivain, Céline qui désigne moins l’auteur du Voyage au bout de la nuit que « l’entité musicale qui naît de cet écrit » (p. 319). Il en appelle à la légende de Sainte Céline de Laon dont le fils couronna Clovis et ouvrit la voie du paganisme vers le catholicisme en France. Or ce serait en amont de ce geste que Céline veut renouer avec l’Idole païenne, notamment en féminisant sa personna comme la courtisane qui accompagne et complète la figure du chef héroïque. Ainsi, on découvre cette sainteté féminine qui renvoie à l’idole dans un ballet comme La Naissance d’une fée, où la fée devient un corps musical et harmonieux qui vient neutraliser les effets néfastes de la sorcière qui fragmente et détruit la société. Cette fée, qui tenta se suicider par noyade comme « L’inconnu de la Seine », possède le corps musical de la danseuse qui est un corps hiératique. Celui-ci donne sens au monde, qui le restitue à sa petite musique. Si cette allégorie antisémite présente une vision du monde qui allie art et organisation sociale, la féérie devient la source d’un imaginaire sociale et une peau commune alors que le déplacement de la dimension cinétique vers celle du langage nous montre comment que la Naissance de la fée est en fait celle du corpus célinien dont la « petite musique » devient une danse langagière.

Si Céline traduit la catastrophe sociale matérialisée par la destruction de l’Église dans les termes de la féérie, c’est surtout pour mieux mettre en valeur l’aptitude de sa « petite musique » à prendre la relève de la pierre monumentale. (p. 337)

18Ainsi, entre Proust et Céline, le symbole de l’église finit par se résorber dans une double image de la peau, à la fois endogène et exogène, relevant tant du l’écriture et de la sensibilité des deux auteurs que de la déconstruction / destruction de l’église qui prend la double forme du livre que j’ai avalé et que je porte sous ma peau ou de la musique qui m’enveloppe comme une peau neuve.

D’une guerre l’autre

19Au fond, le livre dont nous parle H. Picherit n’existe pas. Il ne pourrait exister. Il s’agit tout au plus d’une rencontre improbable mais nécessaire, qui devra rester imaginaire, à moins de s’appeler Milton Hindus et de partir pour le Danemark à la fin de l’autre guerre, traversant une Allemagne dévastée par la guerre pour enfin venir rencontrer celui qu’il tenait pour le plus grand écrivain vivant. La déception de cette rencontre sera telle que lorsqu’il publie son livre The Crippled Giant (le géant estropié)7, il ne lui restait plus qu’à écrire un essai sur Proust8, en partie pour contredire certaines affirmations provocatrices de son correspondant à l’égard de l’auteur de la Recherche. Il reconnaît qu’il y avait une certaine audace à rapprocher les noms de Céline et de Proust à l’époque « pour en faire les deux écrivains français du xxe siècle qui résisteront probablement le plus au temps9 ». Mais au-delà des insultes et de la déception, le cas de Hindus demeure celui de l’idole brisée, de la résistance au temps que peuvent offrir les fragments d’un masque qui tombe pour laisser découvrir l’horrible vérité derrière le masque.

20Dans le cas de H. Picherit, la question n’est pas comment survivre à la déception d’un monde dont nous ne pouvons plus comprendre les valeurs, mais de décider de la forme qu’il convient de donner à notre devenir après une catastrophe aussi inimaginable que la première Guerre Mondiale. Le rapprochement entre Proust et Céline n’est pas nouveau. Déjà en 1936, l’éditeur Denoël rappelait comment des critiques comparaient les univers de deux écrivains, mais bien plus pour opposer le monde du prolétariat et de la petite bourgeoisie à celui de la grande bourgeoisie et l’aristocratie10. H. Picherit travaille moins les oppositions que les continuités et parallélismes. Il articule une continuité temporelle entre l’avant et l’après de la guerre pour montrer comment à travers les figures de l’ancien et du nouveau testament réinventer un monde après l’usure de l’ancien ? Au-delà de toute guerre, n’est-ce pas là le propre de toute destruction, de toute catastrophe. Le lecteur qui ouvre le livre des écorchées ne devrait pas s’attendre à une étude sur la guerre dans la Recherche ou le Voyage ou une étude historique sur les rapports entre les deux écrivains et la Grande guerre. Il lira dans ce livre improbable que la guerre est proposée dans le sous-titre comme un troisième auteur, qu’elle s’incarne avec différents masques dont les effets dévastateurs influencent l’écriture des deux autres. Le symbole central de l’église suppose une fonction idéogrammatique et emblématique que l’auteur prend à charge de déconstruire pour montrer comment Proust et Céline offrent des sensibilités à notre disposition dont les réponses restent valides tout en recelant nos hantises d’aujourd’hui. Tel est le voyage intérieur au cœur d’une sensibilité doublée sur l’épiderme qui articule les deux pendants d’une théorie imaginaire pour les catastrophes présentes et à venir.