Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Thomas Mercier

L’édition littéraire aujourd’hui

L'édition littéraire aujourd'hui, dirigé par Olivier Bessard-Banquy, Préface de Pascal Fouché, IUT Michel de Montaigne, Pôle des métiers du livre, Pessac, Presse Universitaires de Bordeaux, 12 avril 2006, 235 p.

1Réjouissons-nous avec Olivier Bessard-Banquy du lancement aux Presses universitaires de Bordeaux d’une nouvelle collection dédiée aux métiers du livre : « Les cahiers du livre ». Le premier opus envisage l’édition contemporaine française dans sa dimension littéraire : « premier secteur de l’édition en terme de chiffre d’affaire (…) principale vitrine de l’édition (…) rêve de beaucoup de ceux qui veulent travailler dans l’édition ». Cette branche du métier n’a pas de meilleure définition que celle qu’en donnent un certain nombre de maisons de haute tenue intellectuelle et un certain nombre d’éditeurs qu’on peut qualifier de héros. Parmi eux, Les cahiers du livre ont choisi : Michel Tournier (éditeur chez Plon et Gallimard), Jean-Jacques Pauvert, Maurice Nadeau, Irène Lindon, Paul Otchakovsky-Laurens (éditions POL), Raphaël Sorin (éditeur chez Fayard), Gérard Bobiller (éditions Verdier) et Georges Monti (éditeur du Temps qu’il fait et imprimeur). Un entretien singulier correspond à chacun de ces éditeurs. En fin de volume on lira aussi deux études de sociologie éditoriale, l’une sur « les éditions Gallimard aujourd’hui » par Olivier Bessard-Banquy l’autre sur « l’essor des éditions du Seuil et le risque littéraire » par Hervé Serry. L’ouvrage se termine avec les propos à tout le moins préoccupants d’un libraire (Jean-Pierre Ohl) sur ce que Diderot a appelé « le commerce de la librairie » et qui concerne toute la chaîne du livre, de sa rédaction à sa vente.

2Ce recueil d’entretien est un tableau possible de l’édition littéraire contemporaine. On y passe alternativement des petites structures aux maisons appartenant à un groupe. On y évoque tantôt les éditeurs dont l’inscription en littérature côtoie sans difficulté une implication dans une stratégie économique (Raphaël Sorin, Michel Tournier), tantôt les éditeurs ou directeurs de collection qui se veulent étrangers au « business » (Monti, Nadeau). Tous ont « gardé pour [eux] ce sentiment puissant de ne pas exercer tout à fait le même métier que l’édition scolaire ou pratique (…) cette conviction d’avoir une sorte de mission en héritage ─ publier les œuvres les plus dignes de faire briller l’esprit du monde entier et de la France des lettres, assurer ainsi la permanence de la vie littéraire et intellectuelle… ». Un objectif en commun mais un métier qui peut changer de visage selon l’envergure de la maison pour laquelle on édite.

3En tout état de cause, le danger, pour chaque éditeur, est de ne pas vendre. Car, « le rôle de l’éditeur », suivant le mot de Bernard Grasset « est, avant tout, de découvrir le talent et de le transformer en valeur marchande ». Or, « si l’édition littéraire représente en effet à peine un cinquième du chiffre d’affaire de l’édition, elle entre à hauteur de 39 % dans le nombre des titres publiés » précise Bessard-Banquy. Un départ existe donc nettement entre l’importance symbolique de l’édition littéraire et son importance financière. C’est ce départ, inhérent à un style de publication particulier ─ littéraire, qui nécessite beaucoup de temps pour trouver son public ─ que, des actionnaires des groupes aux employés de petites maisons, on cherche à gommer. Jean-Pierre Ohl sollicite à cet égard une des paroles les plus autorisées qui soient en matière d’édition : celle de Diderot. « Selon Diderot » explique-t-il « un libraire [comme un éditeur]  doit composer son assortiment de manière que la possession de livres à vente lente soit financée par celle des livres à vente rapide ».

4Mais tout est affaire de mesure et de centre de gravité. Ici les écarts se creusent et il en résulte une authentique diversité qui va de Fata Morgana ou du Temps qu’il fait à Albin-Michel ou Fayard. Dans l’absolu, un lecteur francophone dispose d’une formidable librairie. Mais dans les faits, plus le tirage est élevé, mieux il est visible en rayon. Or, le meilleur moyen d’avoir un tirage élevé est de calibrer les textes afin qu’ils conviennent au plus grand nombre. Et c’est ainsi, que le « tuyau » qu’évoque Jean-Pierre Ohl est rempli. Ce tuyau c’est celui de la distribution, celui qu’emprunte chaque objet de consommation muni d’un code-barres. Dans le domaine du livre 40 à 60 % du prix revient à la distribution. On comprend combien forte est la tentation de privilégier les livres à rotation rapide.

5Ces livres sont écrits par des auteurs parfois âpres au gain, à mesure que leur succès augmente. Les éditeurs se les disputent et leur versent ainsi des à-valoir. Il ne s’agit certes pas des sommes énormes qui font le quotidien des chanteurs de variété ou des joueurs de football. Néanmoins, c’est un investissement qui peut interdire aux maisons de donner leur chance aux jeunes auteurs qui a priori coûtent beaucoup et en règle générale rapportent moins. Michel Tournier fustige cette pratique, pour lui il revient aux auteurs de refuser les à-valoir. C’est ce qu’il a fait en publiant Vendredi ou les Limbes du Pacifique chez Gallimard alors qu’il était éditeur chez Plon. Dans le même ordre d’idée, les considérations éditoriales telles que le suivi du contrat, la réédition des œuvres en poche, le service de presse doivent incomber à l’auteur. Pour Tournier, l’auteur et l’éditeur forment un couple aux responsabilités partagées.

6La question des rapports parfois difficiles que la littérature entretient avec l’argent est soulevée par Maurice Nadeau. « Si j’ai changé huit fois d’éditeur, c’est parce que, faisant perdre de l’argent à ces éditeurs, ils me priaient d’aller exercer mes talents ailleurs ». Les déboires de Nadeau sont aussi une occasion de faire le distinguo entre éditeur et directeur de collection. Le premier a le souci des textes et de leur réunion dans un espace cohérent propre à les mettre en valeur, le second a le souci des auteurs, il agit de manière à se les attacher, il publie leur œuvre. Le cas de Michel Houellebecq est significatif de cette césure entre les deux métiers : Nadeau publie un seul texte qui lui plaît (« le premier roman de Houellebecq m’intéressait ») et ne signe aucune clause d’exclusivité ; Sorin de son coté a publié l’ensemble de l’œuvre de Houellebecq, travaillé au lancement de ses livres et finalement quand il a quitté Flammarion pour Fayard, l’auteur lui a confié son dernier ouvrage : La possibilité d’une île.

7Dans le contexte éditorial, on assiste à une sorte de course à l’indépendance. Les auteurs revendiquent leur souveraineté, la plupart des éditeurs en font autant. Même quand il y a droit de suite, chacun entend publier ce qu’il veut. Mais c’est toujours à l’éditeur que revient la décision. C’est l’idée qu’exprime Irène Lindon qui dirige les éditions de Minuit : « dans le premier contrat que nous signons avec un auteur, il est prévu un droit de suite pour les cinq ouvrages suivants, mais je ne pense pas que ce soit déterminant dans l’attachement des auteurs à leur éditeur. Il y a ou non confiance réciproque et lorsque celle-ci est rompue, droit de suite ou pas il est difficile de travailler ensemble. » Cette confiance et cette indépendance tressées se retrouvent dans l’appartenance de l’éditeur à un groupe. « Le fait de détenir ou non la majorité du capital » déclare Paul Otchakovsky-Laurens « ne m’apparaît pas très important dans la mesure où j’ai toujours fait ce que je voulais. Mes actionnaires savent très bien que c’est la condition sine qua non pour que cette maison marche : qu’on me laisse tranquille. »

8La tranquillité et même, à certains égards, la solitude, voilà ce que recherchent beaucoup de maisons d’édition qui se sont « retirées au désert ». C’est le cas du Temps qu’il fait et de Verdier, c’était le cas d’Actes Sud qui a maintenant une adresse parisienne en plus de son siège arlésien. Cette retraite qui pourrait paraître anecdotique correspond pourtant à une vision de l’édition. Gérard Bobillier, par exemple, a rencontré personnellement les auteurs qu’il publie, il a su ménager des liens fraternels avec eux et les entretenir. Fort du succès de son imprimerie, Georges Monti affirme être devenu éditeur pour « faire lire à un certain nombre d’inconnus des livres que précédemment [il]  faisai[t] lire à [s]on cercle d’amis ». On constate qu’en province la course à la réussite et la production massive de livres sont moins prégnantes. Manifestement cette disparité existe sans susciter de jalousie. Et si les éditeurs de plus grande envergure économique finissent souvent par rééditer en poche les auteurs découverts par les maisons de moins grande envergure, cela se fait dans le calme : « Nous sommes leurs valets d’édition » avoue Bobillier « c’est tant mieux pour eux et pour nous, et pour les auteurs, bien sûr ».

9L’édition littéraire : un réseau, un maillage complexe. On annonce parfois sa mort. Peut-on se passer de son éclat, de ses richesses ? La réponse sera donnée par les lecteurs. Si quelques passionnés ont encore besoin de lire, il y aura une édition littéraire et des éditeurs de littérature. Mais il faut savoir que « l’édition littéraire » ─ c’est la conclusion d’Olivier Bessard-Banquy ─ « est intrinsèquement déficitaire. Seules une ou deux bonnes ventes, parfois, viennent compenser les milliers d’euros perdus dans des publications de qualité qui ne trouvent pas leur public. » Il est donc légitime de chercher à équilibrer un catalogue en diversifiant la publication. L’ennemi véritable de l’édition littéraire c’est l’édition sans passion : la vente de papier imprimé et relié. Contre cette dérive, un seul remède : acheter des livres !