Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Juin-Juillet 2006 (volume 7, numéro 3)
Nicolas Cremona

Guerre et paix sous Henri IV

Corrado Vivanti, Guerre civile et paix religieuse dans la France d’Henri IV, « La mesure des choses », Desjonquères, 2006.

1L’image que nous avons aujourd’hui d’Henri IV est celle d’un roi pacificateur qui a su endormir les conflits religieux grâce à l’Édit de Nantes. Mais on connaît moins les nombreuses tentatives de dépassement des oppositions confessionnelles, émanant de juristes, de philosophes, de penseurs de la fin de la Renaissance, catholiques ou protestants. Ce sont ces propositions que retrace Corrado Vivanti dans son ouvrage récemment traduit en français, Guerre civile et paix religieuse dans la France d’Henri IV. L’historien italien y met en lumière des tentatives moins connues de conciliation entre les deux partis sous le règne d’Henri IV, de 1589 à 1610.

2Spécialiste du Concile de Trente, co-auteur d’une monumentale Histoire de l’Italie parue chez Einaudi, Corrado Vivanti s’intéresse à l’histoire culturelle de la fin du xvie siècle, cherchant avant tout à retracer tout un contexte culturel et idéologique de cette époque, marquée par un regain d’irénisme et de gallicanisme. L’historien montre comment un désir de paix civile travaille la société française à plusieurs niveaux, depuis les paysans jusqu’aux juristes et à certains membres du clergé. L’auteur procède en trois grandes étapes : commençant par étudier les mouvements iréniques chez le peuple, il en vient à s’interroger sur l’image d’Henri IV en roi pacifique, puis examine les propositions des juristes et des philosophes pour la concorde civile. Son étude permet ainsi de brasser bon nombre de textes peu connus et de provenance diverse : chansons populaires du temps de la Ligue, textes philosophiques, propositions de juristes. C’est à travers ce foisonnement qu’il esquisse l’esprit de cette époque.

3Son ouvrage examine comment se manifestent lors du règne d’Henri IV des aspirations à la paix venant des différentes couches de la société française. Chez les paysans, les aspirations à la concorde passent par des révoltes contre les Ligueurs ou contre les soldats pillards : alors qu’avant 1590, les chansons populaires des Croquants du sud-ouest accusaient les protestants de vols et de pillages, comme le montre La complainte des pauvres laboureurs citée dans le livre, ce sont les Ligueurs qui remplaceront les protestants comme cibles des chansons populaires après 1590. À ce sujet, l’historien a recours aux Journaux de Pierre de L’Estoile, qui recopie des poèmes en faveur de la paix et contre la Ligue. Des révoltes paysannes éclatent dans le sud, se proposant d’affermir la monarchie contre les Ligueurs. Parmi les Croquants révoltés, se trouvent des protestants et des catholiques. Vivanti montre comment la recherche de la paix passe dans la culture populaire, à travers des chansons, des histoires.

4L’irénisme se manifeste également chez certains penseurs favorables au gallicanisme et hostiles à la prépondérance de la Papauté. De nombreux textes aspirent à la paix religieuse : « Vous pouvez contraindre de faire, de dire, mais de croire, il est impossible […] la conscience demeure libre1. » dit Le labyrinthe de la Ligue ; La Concorde de l’estat2 en appelle à la concorde générale entre tous les Français et tous les Chrétiens et en vient à rêver d’un nouvel âge d’or sous un seul roi qui « estoufferoit nos divisions et dissiperoit nos factions3 ». Dans le Colloquium heptaplomeres, pseudo-dialogue à sept personnages de religions différentes réunis à Venise, le philosophe et juriste Jean Bodin légitime la pluralité des religions au nom de la variété de la nature. L’auteur de De la république y reprend la parabole des trois anneaux qui exprime l’identité et la valeur des trois grandes religions.

5Cet appel général à la paix civile et à la neutralisation des querelles religieuses passe par une glorification du roi, au-dessus des différences confessionnelles. Le mélange de doctrines iréniques et gallicanes fournit, dans un climat politique et social rasséréné, l’amorce aux théorisations de la monarchie absolue. Dans la deuxième partie de son livre, Corrado Vivanti montre comment s’est forgé le mythe d’Henri IV. Pour cela, il explore toute une littérature de propagande aujourd’hui oubliée qui s’est développée au cours du règne, plus ou moins dirigée par le pouvoir. Il croise ainsi différents types de publications et montre comment l’image officielle du souverain se nourrit de références aux mythes antiques, d’allégories, de légendes. Ce mythe est construit à la fois par les écrivains connus et par les auteurs de second ordre, circule à des degrés divers dans les milieux savants et dans les milieux populaires. Les écrivains Scévole de Sainte-Marthe et Du Bartas chantent les louanges du roi, assimilé à un nouvel Auguste, restaurateur de la paix ; dans le même esprit, Mathurin Régnier dédie un poème au souverain, où le roi sauve une nymphe des griffes d’une hydre.

6Pour s’élaborer, le mythe ne se sert pas seulement de l’écrit mais de l’image : Corrado Vivanti reproduit une gravure d’époque représentant Henri IV en nouveau Persée vainqueur. Il rappelle la diffusion de médailles à la gloire du roi. De même, on représente Henri IV en Hercule gaulois, ce héros qui enchaînait les hommes par la force de ses discours. Selon les poètes, Hercule se serait arrêté en Navarre. Du Bartas avait dit que Henri de Navarre descendait d’Hercule dans ses Muses Pyrénées. De même, on a recours au spectacle : de nombreuses entrées triomphales à la romaine sont organisées dans les grandes villes de France à partir de 1595. La reconquête du territoire et la réaffirmation du pouvoir de l’État passe donc par la diffusion de symboles, de marques qui s’ancrent dans l’imaginaire collectif. Le Labyrinthe royal de l’Hercule Gaulois triomphant du jésuite Valladier imagine le triomphe à l’antique du roi en 1600. On y voit plusieurs arcs de triomphe : Henri est salué comme pourfendeur de l’hydre de la rébellion. On salue en lui l’Apollon Économe. L’épée d’Henri ressemble à la massue d’Hercule et au caducée de Mercure, symbole de paix.

7L’historien montre également, à travers l’analyse de la propagande, la tentation impériale d’Henri IV. Des bruits courraient à Paris sur les prétentions impériales du roi. Croisant les textes de propagande et les documents officiels, Corrado Vivanti reproduit une lettre de l’ambassadeur de France à Prague pour dissuader Henri IV de briguer l’empire car peu de voix à espérer face au candidat des Habsbourg, l’archiduc Matthias. À l’époque, circule la rumeur selon laquelle l’Espagne serait en déclin à cause de l’épuisement de l’empire américain et de la révolte des Pays Bas ; en contrepoint, se diffuse le mythe de la grandeur français montante : « ceste France a chez soy son Inde et son Pérou » ainsi que le mythe de l’extraordinaire richesse de la terre française, parallèlement à la politique financière de Sully. Parallèlement, la propagande passe par la réactivation de prophéties et de croyances : l’auteur rappelle qu’une prophétie sur le rôle mondial d’un roi de France circulant dès Charles VIII a été reprise sous Henri IV grâce à David Paréus et Chavigny : « Un roi surgira de la nation du Lys très illustre, au front relevé, aux hauts sourcils, au nez aquilin. Il réunira une grande armée et défera tous les tyrans de son royaume. Il sera associé à la Justice comme l’époux à l’épouse4».

8Ainsi, chez les poètes5, on cultive l’image d’un souverain épris de paix et « nouvel Auguste » ; dans le peuple, le premier Bourbon fait office de personnage légendaire ; chez les penseurs tentés par la Réforme ou par le catholicisme, cela passe par des propositions concrètes et juridiques.

9C’est ce que montre l’historien dans la troisième partie de son livre consacrée aux liens entre courants gallicans et aspirations iréniques. L’historien s’attache à suivre le parcours de plusieurs penseurs de la fin du siècle, protestants ou catholiques, dégageant un glissement vers le gallicanisme. En effet, de fortes tensions avec Rome ont entraîné une recrudescence de gallicanisme. Cela se traduit par une abondance de travaux historiques, de recherches des origines de la France, dont le monumental ouvrage de Pasquier, Les Recherches de la France. Étienne Pasquier, juriste érudit, ennemi de l’intolérance, est persuadé que Dieu punit les mauvais rois et condamne dès lors toute rébellion contre le roi, s’opposant ainsi aux Monarchomaques. Rallié à Henri IV, il abandonne peu à peu ses conceptions traditionnelles en faveur des idées des monarchistes gallicans. Selon l’historien, son évolution est significative de celle de beaucoup de penseurs du temps. Pasquier prône une intégration des élites du Tiers État aux vieilles institutions de la monarchie et une prééminence du parlement, étant représentatif des hommes de robe en train d’émerger. De même, le juriste Guillaume Du Vair se rallie à Henri IV : on ne peut que reconnaître le roi, après sa conversion. Sinon, il n’y a aucune possibilité de concorde. Beaucoup de juristes catholiques partagent son avis. Coqueley, ancien ligueur, prône lui aussi un abandon des polémiques et une obéissance au roi. Il refuse de discuter des dogmes et de religion. Il choisit de régler le problème religieux uniquement par la politique. Dans le Dialogue sur les causes des misères de la France, qui date de 1590, le juriste Coquille de Romenay explique que les causes des guerres de religion ne sont pas religieuses mais mondaines : les grands du royaume voulaient s’accroître au détriment du roi, l’Église défendait ses privilèges, l’Espagne, proche de la papauté et soutien de la Ligue, s’est introduite dans le conflit. La distinction entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel est présentée comme une nécessité pour l’Église même. Il compare l’Église à un gouvernement aristocratique, où le Pape n’est que le souverain des autres. Il prône la prédominance du concile sur le pape, ainsi que l’exclusion des cardinaux des assemblées ecclésiastiques nationales, car ce sont les émissaires de Rome.

10Parallèlement, l’idée d’un concile national est lancé par des juristes et reprise par Henri IV en début de règne, dans un climat général d’opposition à Rome. Duplessis-Mornay, conseiller huguenot du nouveau roi et futur rédacteur de l’Édit de Nantes, demande un concile. Géraud Mainard propose de rompre avec Rome et que le roi affirme son pouvoir spirituel. Si le prince se limitait au règlement des affaires profanes, il mettrait sa patrie en danger selon Mainard. Le roi doit obéir aux évêques mais peut rassembler conciles et synodes contre les entreprises des Papes. Les parlementaires s’inquiétaient beaucoup du concile de Trente qui donnait énormément de pouvoir au pape. L’Estoile, quant à lui, semble avoir des sympathies pour le système anglican.

11L’historien explique la floraison de ces propositions de parlementaires. Beaucoup de parlementaires espéraient accroître leur pouvoir politique sous Henri IV. Pasquier avait déjà mentionné le rôle politique du Parlement qui avait permis au roi de soumettre des provinces par le passé. Mais il avait conservé le premier rang à la noblesse dans la hiérarchie de l’État. Le parlementaire Louis Turquet de Mayerne va plus loin et établit une égalité entre les roturiers, les gens de cour et les aristocrates dans sa Monarchie aristo-démocratique, parue après le régicide de 1610. Il prévoit une étroite collaboration du roi et des états généraux pour gouverner le pays, ainsi qu’un programme de réforme de l’état qui ne toucherait ni au clergé ni à la noblesse pour éviter les troubles civils. On le voit, certaines propositions avançaient des réformes ambitieuses.

12Cette volonté de séparer le domaine politique et les questions religieuses se retrouve dans la façon qu’ont les contemporains de comprendre leur passé immédiat, chez les historiens du début du xviie siècle, comme le montre l’auteur dans le chapitre « De la république chrétienne à l’Europe des savants ». Il s’attache au cas des Historiae sui temporis, œuvre historique du juriste Jacques-Auguste de Thou, publiée en 1604, traduite en français par le protestant modéré Hotman, sur l’ordre d’Henri IV. On y lit une aspiration à une réforme de l’Église pour résorber le schisme. L’auteur veut un pouvoir religieux coupé du temporel et reproche à Paul III d’avoir différé l’ouverture du concile de Trente. Il voit dans le colloque de Poissy et les tentatives iréniques de Michel de L’Hospital des tentatives intéressantes. On y fait l’éloge des modérés, et la critique des fanatiques. Pour lui, le respect de la conscience individuelle est le fondement de la stabilité de l’État. Se manifeste un net refus de réglementer les affaires de religion. De Thou avait participé à la rédaction de l’édit de Nantes. Il sera condamné par le Vatican malgré son catholicisme et ses appuis à la Curie, et sa tentative n’aboutira pas.

13La dernière partie de l’ouvrage de Vivanti est consacrée aux dernières tentatives de conciliation du règne. En 1607, les parlementaires (Guillaume Ribier) relancent l’idée d’un concile national pour réunir les églises. En 1607, Hotman soutient une édition de textes pacifistes protestants , le De Pace ecclesiae, où il réunit des textes iréniques de Mélanchton, Bucer, dont une lettre de Mélanchton à Guillaume Du Bellay, proche conseiller de François I.

14Il pousse à une alliance franco-britannique. Certains chefs huguenots refusent le concile, craignant d’être manipulés par les catholiques, par Henri IV et Du Perron. Le roi abandonne le projet devant les réticences des chefs huguenots dont Agrippa d’Aubigné.

15La mort d’Henri IV, en 1610, et celle des principaux partisans de ces tentatives comme Pierre de L’Estoile et Hotman, vont mettre un terme aux tentatives de conciliation.

16Ainsi, l’ouvrage de Corrado Vivanti permet de redécouvrir une multitude de textes proposant un dépassement du conflit religieux. Fortement empreints de gallicanisme, ces textes, plus ou moins novateurs et ambitieux, émanant de juristes, de philosophes, de protestants ou de catholiques, présentent des propositions variées, d’innombrables scenarii pour la résolution des conflits religieux, l’Édit de Nantes n’étant finalement qu’une version parmi d’autres.