Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Octobre 2006 (volume 7, numéro 5)
Didier Souiller

Pour une généalogie du regard moraliste

Louis Van Delft, Les Spectateurs de la vie. Généalogie du regard moraliste, Les Presses de l’Université Laval, 2005, 320 p.

1Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que Louis Van Delft, spécialiste de la littérature morale du xviie siècle, est aussi l’auteur d’une anthologie de Nietzsche (Librio, 2003). C’est au sens où l’entend ce philosophe qu’il faut comprendre la généalogie entreprise dans Les Spectateurs de la vie : il s’agit de mettre au jour l’origine du fonctionnement de ce regard que jettent les « spectateurs de la vie », selon une archéologie qui vient compléter les précédents tableaux proposés par Louis Van Delft depuis ses Quatre études sur « Les Caractères » (Droz, 1971), Le moraliste classique (Droz, 1982) et Littérature et anthropologie (PUF, 1993). Au cœur de ces différentes recherches, le souci de dégager des lieux rhétoriques, des concepts et des outils intellectuels communs (le caractère, l’anatomie, la cartographie, l’homo viator etc.) qui nourrissent la réflexion des « moralistes ». Dans cette dernière catégorie se retrouvent ceux qui préfèrent la notation fragmentaire et non systématique sur le comportement humain tel qu’en lui-même, c’est-à-dire en se détachant progressivement de la préoccupation religieuse et du souci de l’au-delà en faveur du hic et nunc. Montaigne est bien la référence : « c’est lui [Socrate] qui ramena du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme, où est sa plus juste et plus laborieuse besogne, et plus utile » (Essais, III, 12).

2Les Spectateurs de la vie emprunte son titre au Spectator de Steele et Addison, non pas pour se consacrer à la littérature du xviie siècle, mais pour retracer les conditions du surgissement de ce regard, qui « n’a en aucun cas pu se façonner par avancées et « progrès » constants, mais seulement par maturation laborieuse ; autant par hésitations, essais, échecs que par conquêtes dures et infimes … La spiritualité, la philosophie, les sciences, la peinture, tout a nécessairement contribué à l’engendrer » (p. 1). Tel est bien le programme de ce nouveau livre qui permet de reprendre les enquêtes précédentes, en s’attachant moins au fonctionnement de la pensée des moralistes qu’aux mutations imperceptibles qui ont permis à cette pensée de conquérir son territoire et sa spécificité. Approche pluridisciplinaire donc, dont témoignent les illustrations (souvent inédites) qui clôturent l’ouvrage et les références fréquentes à d’autres littératures que la française : il était difficile d’ignorer aussi bien l’Antiquité que des contemporains comme Burton ou Graciàn.

3La Première partie reprend des considérations familières à ceux qui fréquentent l’Europe « baroque » : le jeu de renvois macrocosme / microcosme et le topos  du grand théâtre du monde. En fait, il s’agit de voir comment l’on passe de ce « petit monde » à l’anthropocentrisme et à l’anatomie morale, au rebours du mouvement de l’exploration scientifique qui décentre une représentation jusqu’alors géocentrique : « peu à peu, le « petit monde » va acquérir son autonomie. Il ne sera plus considéré par rapport au modèle macrocosmique, ni nécessairement sub specie Dei, mais pour lui-même » (p. 19). Every man is a world, disait John Donne.

4Cela posé, la partie suivante peut revenir sur « trois spectateurs devant le théâtre du monde », en articulant chacune des études sur l’utilisation d’une figure particulière : « l’économie du moi » en ce qui concerne Montaigne, partagé entre le besoin d’évaluer le « marché de la vie » et le souci de bien « ménager » son moi ; La Rochefoucauld et « l’anatomie de tous les replis du cœur » ; La Bruyère, enfin, et l’importance de la théâtralité : « c’est que la cour et la ville représentent pour La Bruyère un microcosme … c’est tout le personnel de l’ancienne comédie qui traverse continuellement le « plateau » des Caractères … Ainsi toute la mémoire du théâtre défile dans les Caractères » (p. 156-157).

5Ce souci de la mémoire, constitutif du parcours proposé dans l’œuvre de La Bruyère, permet de ménager une transition avec la Troisième Partie : « écrire dans la tête ». Il faut tirer la leçon du triomphe des mondains sur les doctes : fini le temps des moralistes sévères qui assènent leurs vérités rébarbatives à la manière d’Arnolphe sermonnant la pauvre Agnès. Heureusement, cette dernière a la tête ailleurs, tournée vers ce qui peut la charmer, comme le fait le public destinataire des moralistes qui veut qu’on le séduise et, surtout, qu’on ne l’ennuie point. Dernier avatar des artes memoriae, une nouvelle rhétorique s’impose qui cherchera à graver dans la mémoire à l’aide du fragment, piquant et acéré comme un scalpel. Alors se rejoignent les considérations sur le développement de l’anatomie et la rhétorique de la pointe, quand il s’agit à la fois de disséquer le cœur humain et de graver cette observation dans la cire de la mémoire par une formule aussi brève qu’heureuse. Tout au plus, le comparatiste en viendrait-il à souhaiter ici une utilisation autre qu’allusive aux arts de la pointe qui fleurissent alors en Italie et en Espagne : Graciàn n’aurait pas désavoué ce glissement de la pointe du style à celle du scapel – et inversement.

6Le travail de Louis Van Delft vient donc s’achever sur une poétique du fragment, laquelle, sans ignorer les recherches récentes sur la question (Jean Lafond, Corrado Rosso, Alain Montandon), propose une approche qui est comme l’aboutissement logique des remarques articulées dans les parties précédentes, selon une dialectique qui oppose le fragment et la totalité, la brièveté et l’inachèvement, l’énergie et la culture mondaine.

7En définitive, une recherche fort convaincante qui vient parachever avec méthode le travail entrepris il y a quelques lustres en partant de l’exemple privilégié offert par La Bruyère, pour creuser la notion de caractère et aboutir maintenant aux origines du fonctionnement de ce regard du « spectateur ». Ainsi se dessine une généalogie.