Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Janvier-février 2007 (volume 8, numéro 1)
Catherine d’ Humières

Sens, secrets et sensibilités

Sigila, revue transdisciplinaire franco-portugaise sur le secret, revista transdisciplinar luso-francesa sobre o segredo, n°18 : «Secrets des sens», automne-hiver 2006 outono-inverno, Gris-France.

1L’éveil à la vie de tout être vivant est marqué par l’acquisition progressive des cinq sens dits «traditionnels» que sont le goût, l’odorat, l’ouïe, le toucher et la vue. L’appréhension que nous avons du monde qui nous entoure se fait par leur intermédiaire, et ils fonctionnent comme les filtres par lesquels notre corps reçoit les messages venus aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur, ce qui amène parfois à parler de sixième, puis de septième sens. Pour prolonger la réflexion, nous pouvons également nous demander où passe la frontière entre sens, sensibilité, sensualité, et sensation : quel «signifié» donc, pour quel «signifiant» ? Le secret des sens n’est-il pas en réalité caché dans la polysémie du mot lui-même ? Est-on d’ailleurs sûr de lui attribuer toujours la même signification ? N’y a-t-il pas plutôt une variété de sensibilités fluctuantes qui enchante le monde et en fait un bouquet de sensations ? C’est ce que ce numéro de Sigila — introduit par une belle phrase de la Lettre sur les sourds et muets de Diderot — se propose d’explorer en privilégiant la transdisciplinarité qui est la marque de cette publication et en fonde l’originalité.

2Dans sa préface, David Le Breton met en valeur l’inévitable immersion de l’homme dans la sensorialité qui fait de son corps un récepteur sémantique extrêmement complexe. L’univers dans lequel nous sommes plongés nous procurerait donc un entrelacs de sensations dues à la combinaison de nos perceptions sensorielles, de notre sensibilité personnelle et des valeurs transmises par notre culture ; et c’est bien ce qui rend intéressante l’étude des dimensions de significations que la condition humaine permet de développer dans son contact avec la réalité. La notion même de sens fait l’objet de quatre articles qui se penchent plus précisément sur ce sujet : Guy Samama expose les liens établis par la philosophie classique entre sens et raison, liens battus en brèche par Diderot qui voyait plutôt une orchestration des sens reliés au cerveau à la façon d’une toile d’araignée, et il donne comme exemple de cette façon de penser la force de Mozart qui arrive à faire vibrer sens et secret à l’unisson ; Mario Rispoli et Jean-Charles Depaule égrènent les souvenirs sensoriels d’un Italien dont toute la jeunesse s’est passée au Caire, lui fournissant ainsi un inoubliable bagage d’impressions et de sensations mêlées d’Orient et d’Occident ; les anthropologues Joël Candau et Olivier Wathelet nous font découvrir la richesse du monde olfactif auquel nous avons trop souvent tendance à tourner le dos ; et la philosophe Delphine Bouit fait le lien entre sens et conscience pour l’appréhension de l’univers et la perception de l’écoulement du temps, rapport qui permet de parvenir à une véritable jouissance du monde.

3Les cinq sens peuvent toutefois être dépassés ou transcendés pour révéler un monde secret subjectif, et c’est ce qui est mis en valeur dans les autres articles. Florence Lévi étudie l’enchevêtrement des sens par rapport au sacré à partir de l’œuvre d’un jésuite portugais du XVIIe, António Vieira, et démontre que le sixième sens peut être la foi en Dieu qui agit hors du champ de la raison, comme un véritable instrument de perception du sacré ; le psychanalyste Philippe Porret se penche sur le rôle du langage dans l’accomplissement de la sensualité à travers Les Liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos ; la psychologue Nicole Farges-Fabrizi expose les problèmes liés à la crainte de rougir (éreutophobie) et montre les limites sensorielles de l’opération chirurgicale destinée à éliminer ce phénomène chez ceux qui en sont trop obsédés pour mener une vie normale ; l’ethnologue Jane Cobbi insiste sur l’importance primordiale de la notion de «texture» dans l’art culinaire du Japon ; et Anastasia Lapsouï, journaliste et cinéaste, se projette dans les paysages de la toundra sibérienne pour souligner le rôle essentiel, chez les Nénètses, du rêve et du chamanisme qui opèrent comme deux sens supplémentaires. Enfin, à partir de la préparation de son exposition intitulée «La salle des peaux perdues», l’artiste Stéphane Dumas mène toute une réflexion sur le rôle de la peau, protection du secret divin de la fabrication des corps, organe sensoriel du toucher, en possession d’une double nature de superficie et d’épaisseur, et par là même domaine par excellence du secret des sens.

4Enfin on appréciera les textes créatifs, éparpillés au long de ce parcours intellectuel, comme les cailloux blancs du Petit Poucet semés au hasard du chemin : un conte russe qui met en scène un castor et une cigogne, une variation de Fernand Cambon sur le thème de la crinoline, une lettre d’Álvaro de Campos à Alberto Caeiro, hétéronymes de Fernando Pessoa, faisant l’éloge de la poésie des sensations comme expression de la vie ; et toute une série de poèmes où Bernard Sesé et Marie-Françoise Vieuille associent sens et secret, où Vasco Graça Moura imagine ce qu’il pourrait y avoir au delà de la peau du paysage peint au cas où il y aurait une déchirure de la toile, et où Corinne Dupuy-Magné, en associant des prises de vue à de courts poèmes style haïku, cherche à troubler les sens en révélant la signification secrète de ses étranges photos.

5L’ouvrage comporte trois autres illustrations en lien avec les sens : des azulejos portugais sur l’ouïe et la vue en couverture et en introduction de la première partie, et une reproduction d’un sceau d’Alberti pour marquer la transition entre les articles et l’Anthologie du secret qui forme la seconde partie de l’ouvrage. Celle-ci présente un ensemble de sept poèmes réunis autour des axes d’étude de ce numéro : ceux de Rainer Maria Rilke, d’André Terrades et de Carlos Drummond de Andrade mettent en scène un seul des cinq sens «traditionnels», ceux de René Char, d’Alain Suied et de Gilberto Mendonça Teles en évoquent au moins quatre, et celui d’Andrée Chedid réaffirme la beauté du secret de l’existence.

6La fin du recueil est divisée en trois parties : des comptes-rendus d’ouvrages portant soit sur les sens, la sensibilité ou la sensualité, soit sur le secret ; une liste transdisciplinaire des dernières publications sur le secret et, en moindre part, sur les sens ; et enfin une «Actualité du secret» présentant des manifestations, expositions et spectacles ayant également le secret comme thème principal.

7Signalons enfin que ce numéro est dédié à la mémoire de l’historien Pierre Vidal-Naquet, décédé le 28 juillet 2006, et à qui Anne Raulin rend hommage en retraçant l’itinéraire de ses contributions à Sigila.

8Cet ouvrage collectif lance l’exploration de l’inépuisable secret des sens de façon réellement transdisciplinaire, ce qui est son objectif affiché, et permet ainsi au lecteur une ouverture originale sur un monde de sensations et de sensibilités auquel il n’aurait peut-être pas eu accès. La diversité des articles et des créations littéraires et artistiques proposés à partir d’un même axe de recherche — celui des sens — montre à quel point la notion de «secret» peut être féconde et son étude enrichissante.