Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Janvier-février 2007 (volume 8, numéro 1)
Sophie Feller

Aux marges du Grand siècle : dissidents et excentriques

Autour de Cyrano de Bergerac, Dissidents, excentriques et marginaux de l’Âge classique, Bouquet offert à Madeleine Alcover composé par Patricia Harry, Alain Mothu et Philippe Sellier, collection « Colloques, congrès et conférences sur le Classicisme », n° 10, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2006, 624 pp.

1Il est des ouvrages si riches qu’en rendre compte — ne serait-ce qu’un tant soit peu — semble parfois relever de la gageure… Ainsi en est-il du bouquet offert à Madeleine Alcover intitulé Autour de Cyrano de Bergerac et consacré aux « dissidents, excentriques et marginaux de Âge classique ». Composé de vingt-cinq articles, il constitue une somme fort riche sur la question de la marginalité au XVIIe siècle. L’ouvrage est ainsi découpé en cinq parties respectivement intitulées « Explorateurs des marges », « Monstres et sorciers », « Marges du langage », « Figures libertines » et enfin — dernière section incontournable dans un ouvrage dédié à la spécialiste de l’auteur — « Comprendre Cyrano » : un tel plan laisse déjà deviner en soi les principaux axes de recherches qui y sont abordés et souligne la grande variété des formes de marginalité évoquées. De fait le propos du livre se révèle à la hauteur de son ambition et apporte autant d’informations qu’il suscite de questions. C’est sur la nature de ces connaissances et surtout ces interrogations nouvelles que nous aimerions insister.

2Il convient tout d’abord de saluer l’éclairage nouveau qu’apporte un tel ouvrage sur le XVIIe siècle : certes, cela fait quelques temps déjà que l’image toute lisse du Grand Siècle classique a été écornée ; mais les documents et les ouvrages mis au jour ici nous paraissent aller plus loin encore, jusque dans les marges que précisément il s’agit d’explorer : ainsi Patrick Graille évoque-t-il (extraits de documents à l’appui) différents procès d’hermaphrodites qui remettent en contexte et en perspective la question de la déviance sexuelle au XVIIe siècle. De même l’homosexualité s’impose comme forme de marginalité : il est toutefois surprenant de la trouver loger, comme nous le montre Christian Biet, dans une tragi-comédie pastorale de Jacques de Fonteny. Tout comme il est étonnant de lire sous la plume de Mme de Villedieu les étranges pratiques sexuelles des religieuses des Fraticelles évoquées par Sophie Houdard. Alain Mothu, quant à lui, fait ressurgir devant nos yeux les « sauvages et drogués d’Ancien Régime » afin de mieux cerner la notion de « monstrueux » et l’usage des psychotropes au temps de Louis XIV.

3Cependant, les pratiques extravagantes ne sont pas les seules à être prises en compte : nombre d’articles s’intéressent plus particulièrement à des figures excentriques plus ou moins connues de l’historiographie littéraire : ainsi sont évoqués notamment Blessebois (Lise Leibacher-Ouvrard), Chardin (dont Michèle Longino montre qu’il est moins marginal qu’en marge de son propre monde, sur lequel il a donc un point de vue différent), Isaac de Lapeyrère (Isabelle Quennehen & David Wetsel), Bonaventure de Fourcroy (Miguel Benitez), Jean-Jacques Bouchard (auquel s’intéresse Jean-Pierre Cavaillé et dont Claire Biquard publie notamment une lettre inédite à Jacques Dupuy) ou même Gaffarel (Bérengère Parmentier).

4Et quand ce ne sont pas les auteurs eux-mêmes qui incarnent une forme de marginalité, ce sont certains des motifs qu’ils exploitent qui sont étudiés comme les représentations d’une pensée dissidente : ainsi en est-il bien sûr du « démon de Socrate » tel qu’il apparaît chez Cyrano (D. Kahn) ou de la « folie » de ce dernier (Graux) mais aussi des « grimaces de Campanella » (Isabelle Moreau). Antony McKenna revient quant à lui sur l’Amphytrion de Molière comme mise en scène de l’imposture divine. Autre topos relu sous l’angle de la dissidence, la rencontre de l’« autre » (réel ou imaginaire) dans les récits de voyage permet notamment à Timothy J. Reiss de s’interroger sur l’expérience de la différence : celle de la monstruosité de l’autre bien sûr, mais aussi de la nôtre propre, expérience violente de notre propre marginalité. Enfin le motif philosophique de l’épicurisme est réexaminé par Jean-Noël Laurenti : celui-ci nous démontre, non seulement que l’épicurisme est en réalité impossible mais qu’il fonctionne avant tout comme une posture philosophique permettant à Cyrano d’exprimer sa révolte.

5Ainsi, des pratiques « déviantes » aux figures de marginaux et aux motifs dissidents, nous glissons peu à peu du simple constat à la question du sens : or celle-ci est au cœur même, non seulement de notre ouvrage, mais également, extraordinaire mise en abîme, au cœur des textes étudiés. Car le sens passe d’abord, pour ces auteurs, par le langage : il n’est donc pas étonnant que celui-ci se retrouve au centre de leurs préoccupations. Nicole Jacques-Lefèvre insiste par exemple sur le pouvoir subversif de l’écriture tel qu’il apparaît dans le « second tome des sorciers » de Pierre de Lancre. Le statut des obscénités étudié par Alain Niderst ou celui du langage du peuple chez Sorel auquel s’intéresse Gabrielle Verdier confirme l’enjeu que représente — au siècle de l’Académie française — la question de la langue dans l’expression de la dissidence. De même, le mélange des genres tel que le pratique Furetière fait de son œuvre, comme le souligne Claudine Nédelec, un « monstre extravagant » propre à étudier le lien qui unit une position marginale avec certains choix esthétiques. Mais c’est encore une fois chez Cyrano que cette thématique de la parole soulève le plus grand nombre de questions : ainsi Pierre Ronzeaud en discerne-t-il l’importance dans les lettres sur les saisons dans lesquelles il voit un « proême » programmatique qui place, précisément, la parole en son centre. Jean-Charles Darmon s’attache quant à lui à étudier l’ironie cyranienne comme phénomène d’ambiguïté argumentative particulièrement subversif. Olivier Bloch enfin s’intéresse à la problématique de la communication chez Cyrano : elle semble en effet primordiale pour ces dissidents, ces auteurs en marge qui cherchent, eux aussi, à exister par l’écriture.

6C’est ici, nous semble-t-il, que ce bouquet d’articles rencontre au plus près notre époque moderne : car dans le monde saturé de mots qui est le nôtre, la question de la dissidence, de l’extravagance, mais aussi de l’authenticité se pose avec plus d’acuité encore. Comment nous situer par rapport une « norme » de plus en plus diffuse et pourtant de plus en plus oppressante ? Quel est le pouvoir des mots, et partant de la littérature, face à cela ? Telles sont certaines des questions auxquelles, par-delà et grâce à sa diversité, par-delà et grâce à la distance, cet ouvrage sur la marginalité au XVIIe siècle, nous paraît pouvoir amener des éléments de réponse.