Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Mars-Avril 2007 (volume 8, numéro 2)
Karine Abiven

Pléiades  et autres classiques : regards croisés sur le roman moderne

Le miroir et le chemin. L'univers romanesque de Pierre-Louis Rey, Vincent LAISNEY (éd.), Presses de la Sorbonne nouvelle, Paris, 2007.

1        C'est un ouvrage à la gloire du roman français, dans ses multiples facettes, que ce recueil dédié à l'univers romanesque de Pierre-Louis Rey. Si diverses que soient les pistes explorées par ce professeur, chercheur et écrivain, elles trouvent leur unité dans son goût constant pour un genre dont « il est impossible d[e] donner le théorème », pour reprendre les mots de Vincent Laisney, maître d'œuvre du livre. Le titre subtil,  Le miroir et le chemin suggère d'emblée la teneur de l'ouvrage. Il renvoie bien sûr à la fameuse phrase attribuée à Saint-Réal que Stendhal place en épigraphe du chapitre XIII du Rouge et le Noir, faisant signe à la fois vers la naissance théorique du roman moderne, au XVIIe siècle, mais surtout vers son accomplissement au XIXe  siècle ; c'est de fait au roman français, du XIXe et XXe siècles, que le professeur de la Sorbonne Nouvelle consacre sa vie d'enseignant. « Le Chemin », c'est aussi la collection à couverture jaune, chez Gallimard, dans laquelle Pierre-Louis Rey fait paraître ses cinq romans, de 1977 à 1987. Et ne pourrait-on pas voir dans le miroir la métaphore de l'exercice critique, écriture sur l’écriture, et qui tend à refléter le plus fidèlement possible l'esprit d'une lecture ? Il semble en effet que l'activité de ce critique, théorique ou éditoriale, soit comme le prolongement d'une intense et minutieuse pratique de lecteur. Ce titre suggère ainsi les trois axes qui seront explorés par les vingt-cinq contributions qui composent ce recueil.

2Il se divise en trois parties: la première est consacrée à la figure de Pierre-Louis Rey. Les deuxième et troisième parties sont intitulées respectivement « Première » et « Seconde Pléiade », plaçant le recueil sous le patronage de Gobineau, auteur du roman Les Pléiades, et auquel Pierre-Louis Rey a consacré sa thèse. La « Première Pléiade » rassemble des articles sur les cinq auteurs auxquels il s'est particulièrement intéressé : Gobineau, Stendhal, Flaubert, Proust et Camus. La « Seconde » complète le panorama

3avec Balzac, Sand, Gautier, Zola et Simon, pour offrir au lecteur un paysage plus complet du roman français au XIXe et XXe siècles. Le recueil est sans doute moins divers que cette énumération alléchante ne le laisse paraître, puisque les articles consacrés à Flaubert occupent à eux seuls presque un tiers du volume. À recommander aux flaubertiens en priorité, donc.

4Le portrait qui se dégage de l’entretien liminaire ave Vincent Laisney est celui d’un homme ayant toujours cultivé une tranquille indépendance. La chose n’est pas si facile pour celui qui, né à Alger, étudie en France au moment de la guerre d’Algérie, et qui est professeur quand gronde mai 1968 : alors l’indépendance n’est possible qu’au prix de déchirements idéologiques. Pas si évident non plus d’être modéré dans le champ des études littéraires des années 1970, règne du structuralisme dur. Fidèle à son goût pour l’histoire, il privilégie l’analyse contextuelle aux rigueurs narratologiques, et met son savoir à la disposition du plus grand nombre en éditant en poche ou en Pléiade de nombreux auteurs modernes. Il est particulièrement intéressant de lire ce parcours original à un moment où les dogmes critiques se fissurent et où le champ des études littéraires cherche une redéfinition, notamment par la réintroduction du contexte1. L’article suivant est l’évocation poétique de souvenirs algériens, retracés par un ami d’enfance, Pierre Jacerme. Daniel Compère analyse ensuite sa production romanesque, soulignant les traits récurrents qui la traversent : le détournement de genres littéraires comme le roman policier, le rôle primordial des lieux dans le déclenchement de l’écriture, et la peinture de personnages habités par l’incertitude, cette brèche qui donne son titre à son troisième roman.

5Les trois premiers articles apportent une contribution originale et fouillée à la critique sur Gobineau. Le regard d’une éminente médiéviste, la regrettée Emmanuèle Baumgartner, offre par exemple une lumière nouvelle sur le traitement des références médiévales dans un début de XIXe siècle fasciné par un Moyen-Âge largement fantasmatique. Elle nous montre la singularité de Gobineau à cet égard, en analysant le travail intertextuel dans son roman-feuilleton peu connu, L’Abbaye de Tiphaines. Tout en déjouant les poncifs moyenâgeux, le romancier multiplie très librement les références aux codes de la littérature courtoise, dans une mise à distance ironique. Si le métadiscours du narrateur n’est pas toujours de la plus grande légèreté, il est du moins le lieu où l’auteur peut mettre en scène sa difficulté à transcrire les manières de sentir et de penser d’un âge reculé. Sur fond d’histoire d’amour et de révolte populaire, cette fresque dépeint aussi les interrogations — désabusées — d’un auteur sur l’existence possible de la révolution sociale et de l’amour absolu. Cette morale sceptique, voire nihiliste, de l’auteur est étudiée plus avant par Éric Bordas, par le biais d’une analyse stylistique des Pléiades, autour de la notion originale de « malice » du narrateur. La lourdeur des notes de régie du roman, des interventions multiples du narrateur sont d’une naïveté calculée : en réalité, c’est l’expression d’une maîtrise du discours du roman réaliste, ironiquement parodié par Gobineau. La reprise et mise à distance de l’énonciation balzacienne place le roman entier et les valeurs qu’il met en œuvre sous le signe du soupçon. Sarga Moussa analyse ensuite La Vie de voyage, récit de voyage déguisé en fiction, issu des Nouvelles asiatiques. Si l’entreprise correspond à l’engouement orientaliste du XIXe siècle, elle est toutefois originale, en ce qu’elle tente de nuancer les clichés du temps, et de construire l’Orient comme « un véritable sujet, et non un simple objet regardé […] par l’Occident. » Si l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines maintient sa conception essentialiste - les peuples, les nations, les races ont un « esprit », une « âme »-, celle-ci permet, dans la « fiction », d’accéder à une expérience radicale de l’altérité.

6La première étude sur Stendhal concerne les marginalia du roman projeté par Stendhal, Le Rose et le Vert, qui fait diptyque avec la nouvelle Mina de Vanghel. Elle concerne un épisode important du récit bref, et dont les plans du roman inachevé promettent le développement, qui est la scène d’Ariodant du Roland Furieux. Mariella Di Maio analyse le travail de ces deux hypertextes stendhaliens sur l’original de l’Arioste, probablement retenu par Stendhal au travers des adaptations opératiques qu’il évoque dans La Vie de Rossini. L’article s’attache à démontrer le caractère romanesque commun à toutes ces versions de l’épisode. Béatrice Didier étudie l’influence sur Stendhal de la lecture des Mémoires du Ml de Gouvion Saint-Cyr, un de ses livres de chevet, au point qu’il l’appelle au détour d’une lettre « mon Homère ». Après avoir évoqué les liens unissant les deux hommes, elle montre l’utilisation opérée par Stendhal de cette source permanente, tant pour l’arrière-plan historique de ses romans que pour son Napoléon. On constate que la frontière n’est pas si grande entre ces deux usages, l’imagination stendhalienne recréant parfois les pensées des acteurs historiques, dans une « histoire-fiction » toute romanesque. Gérard Gengembre, quant à lui, démontre le caractère typique du personnage de Mme d’Hocquincourt dans Lucien Leuwen : quoique alliant les qualités nécessaires à la séduction du héros, le naturel et la gaieté, elle sert surtout de contrepoint au personnage de Mme de Chasteller, permettant d’opérer des hiérarchies dans le champ du désir : comme souvent chez Stendhal, « le trajet du héros se trace dans une cartographie du féminin ». Même si l’histoire d’amour avec le héros n’aboutit pas, elle fait entrevoir un possible du roman,  et offre à la peinture romanesque de l’amour de nouvelles nuances.

7Dominique Combe ouvre la grande section consacrée à Flaubert en montrant les rapports étroits de ce dernier avec Baudelaire, tous deux accusés de réalisme, alors même qu’ils représentent, à son degré le plus abouti, la mouvance inverse, celui de la « Religion de l’art ». Baudelaire, que Flaubert estime être son frère en poésie, range le romancier dans la lignée dont il se réclame, avec Banville, Gautier, et Leconte de Lisle. Cette vision nouvelle où l’art n’est pas le but, mais le moyen, est empreinte du néo-platonisme du temps, de la lecture des théories kantiennes en France et de l’autonomisation de l’art. D. Combe met en lien cette conception philosophique de la Littérature avec la naissance d’une nouvelle idée du style, marquée par la création de la discipline stylistique, et bousculant les cadres traditionnels de la rhétorique : dès lors que le Style est un absolu, le sujet importe peu, et c’est toute la théorie de l’aptum, ainsi que la place de l’inventio parmi les parties de la rhétorique, qui s’en trouvent bouleversées. Georges Kliebenstein  se demande ensuite « qui est Mme Bovary ». Analysant la mythologie de l’identification à laquelle l’héroïne a donné lieu — « Mme Bovary, c’est moi » —, il rassemble toutes les preuves pour invalider le cliché Emma=Flaubert. Il décrypte la fausse univocité du nom « Mme Bovary », qui désigne trois personnages dans le roman (la mère et la première femme de Charles, puis Emma). Réfléchissant sur le signifiant des noms, il étudie la superposition de ces figures et le brouillage qui en résulte, avant de revenir sur le phénomène du bovarysme. Philippe Hamon  interroge la lisibilité du texte, à partir d’un détail de l’incipit de l’Éducation Sentimentale : « un album » que Frédéric tient « sous son bras ». Après avoir examiné successivement les référents possible du mot- album amicorum, album du voyageur, album du dessinateur, recueil d’images- il superpose leurs dénotations aux connotations induites par les sème de la blancheur et du feuilletage : elle répond au « vide informationnel inaugural » de tout incipit, et au-delà, emblématise la modernité littéraire : fragmentaire, ouverte, en perpétuel mouvement. Didier Philippot propose une analyse très riche de l’idolâtrie chez Félicité, dans un Cœur simple ; si ce type de fétichisme est une des formes de la bêtise, il s’agit d’une bêtise créative, qui « certes désymbolise, mais pour resymboliser aussitôt », et ce rapport complexe au symbole est à mettre en relation avec une phénoménologie de l’idolâtrie. Ainsi peut-on avancer que l’illusion a une certaine positivité chez Flaubert, en tant qu’elle crée de la fiction, et permet l’extase. Gisèle Séginger montre comment les modèles épistémologiques qui élaborent la notion de race au cours du XIXe siècle informent le propos flaubertien dans Salammbô. On y retrouve plusieurs conceptions contemporaines, sans que le roman atteigne aux mêmes conclusions : ni le progrès de l’histoire issu de la lutte des races, comme chez Augustin Thierry, ni l’inégalité des races de Gobineau ; c’est que la fiction ne tend pas vers la production d’une pensée, mais vers la reconstruction et le jeu de plusieurs points de vue.

8Deux articles sur Proust complètent ce panorama : Patrick Labarthe se consacre à Tante Léonie, double paradoxal du narrateur proustien : inerte mais hypersensible, empreinte de religiosité et de dévotion à la médecine, à la fois Louis XIV et Saint-Simon -par son impériosité cruelle, qui est celle du héros jaloux, et son aptitude à interpréter les signes, comme le narrateur. Claustrée, elle se berce continûment de « son perpétuel monologue », et cette ressaisie du « continent intérieur » est vue comme l’annonce, certes parodique, de la monodie proustienne. Cette « survie malheureuse », repli sur une intériorité à l’écoute du « tumulte » extérieur, est bien l’image de la vie créative du narrateur. Brian G. Rogers  étudie l’influence de Chateaubriand sur le Proust des Plaisirs et les jours. Les proses poétiques des « Rêveries, couleur du temps » reprennent aux Mémoires d’outre-tombe la combinaison de narration et de poésie. D’autres procédés sont expérimentés dans ce recueil, qui seront exploités dans La Recherche comme le leitmotiv, la promenade, lieu d’une méditation poétique, ou encore la récapitulation d’impressions ou de croyances passées.

9Jeanyves Guérin s’attache à démontrer l’importance de l’évolution politique de Camus dans la mise en récit de La Peste. Le choix de la focalisation externe, celui de l’allégorie, la diffraction de la figure de l’auteur dans plusieurs personnages, la délégation de l’exposé des thèses à des personnages secondaires : tout concourt à esquiver le roman à thèse. La confrontation constrastive avec Le Hussard sur le toit, où l’analogie de l’épidémie avec la guerre est plus frontale et le rapport au politique moins crispé, fait ressortir la volonté de Camus en 1946, alors qu’il a pris ses distances avec la gauche communiste, de ne pas « conformer sa fiction à la doxa hégélo-marxiste ou progressiste alors de rigueur », de ne pas produire un roman engagé.

10Philippe Berthier inaugure le deuxième cycle d’articles avec une évocation poétique de l’expérience théâtrale de Lucien dans Illusions perdues. Cette microlecture de la scène du Panorama-Dramatique montre le désenchantement d’un héros qui découvre le mirage qu’est la scène, métaphore de l’existence humaine comme un cimetière de l’illusion, ou caverne de Platon où miroite l’ombre trompeuse de la réalité. Pierre Laforgue renouvelle l’approche de la nouvelle balzacienne La Maison Nucingen en reconsidérant un de ses fondements, la circulation des capitaux, non plus comme une simple énoncé -un « thème » parmi d’autres-, mais comme une énonciation- la façon dont la mise en scène énonciative signifie ce mouvement capitaliste. D’une part, la place centrale de la conversation -circulation de parole- est la métaphore de la circulation financière ; de l’autre, le bref récit-cadre sert à autoriser ces propos rapportés en les plaçant sous la responsabilité énonciative du narrateur-auteur : ainsi la conversation est aussi, par métonymie, celle de l’auteur avec son lecteur, ce qui fait d’un simple thème, la circulation, le sous bassement signifiant de tout le texte. Vincent Laisney, constatant l’importance de la représentation des cénacles dans le roman du XIXe siècle, choisit de comparer le traitement de ce motif dans le Soleil des Morts de Camille Mauclair et Illusions  perdues -qui initie cette vogue avec le fameux groupe de Daniel d’Arthez. Comment les deux romans déjouent-ils le statisme de la galerie de portraits, passage obligé de la peinture d’un tel groupe, mais qui contrevient à la dynamique romanesque ? Quels sont les enjeux respectifs de l’idéalisation, voire de la mythification du Cénacle dans les deux ouvrages ?

11 Pierre Brunel retrace la lecture qu’a faite Henry James de George Sand. Si l’auteur anglais minore les aspects inquiétants et ambigus d’une œuvre où il voit surtout « une bonne nature qui imprègne tout », il analyse avec une grande justesse les accents de religiosité ou la peinture de la passion. Privilégiant les talents d’improvisation de la romancière, quoiqu’il s’attache aussi à démontrer les qualités stylistiques et formelles de ses œuvres, il est naturellement porté à préférer ses lettres, spontanées, à ses romans, parfois plus laborieux. Jean-Pierre Leduc-Adine cherche à réhabiliter François le Champi grâce à une étude générique de ce « genre introuvable » qu’est le roman de formation. Il en récapitule les passages obligés : la naissance énigmatique et déterminante, l’expérience de l’amour -avec Madeleine-, la période d’éducation qui permet de quitter l’état naïf initial, et la structure téléologique et didactique qui porte le tout. Il revient aussi sur les diverses interprétations socio-idéologiques qui ont eu cours au sujet du texte : pur « roman du retour à la terre », ou marque de l’engagement socialiste, ou encore dénonciation militante de la condition paysanne au XIXe siècle.

12 Sarah Mombert montre la relecture romantique du XVIIe siècle opérée par l’écriture en palimpseste de Gautier dans Le Capitaine Fracasse, qui intègre, de manière inattendue pour un roman d’aventures, la vision artiste de l’auteur. Réécriture du Roman comique de Scarron, le texte en reprend le procédé de l’écart entre la fable et la représentation, et de déception des attentes génériques. Le rapport à la gravure, par l’intermédiaire de la référence à Callot, unit encore les deux œuvres, en ce qu’elle allie précision du détail et excentricité grotesque du style ; ainsi le texte est imprégné de l’esthétique baroque, qu’il revisite par diverses modalités hypertextuelles.

13  Henri Mitterand montre la dualité de la fascination de Zola pour l’architecture moderne dans le Ventre de Paris. Si les plans préparatoires de l’œuvre laissent large place au discours de Claude, porte-parole de l’auteur, et plein d’un enthousiasme tout positiviste pour la modernisation positiviste de la ville, le personnage de Florent vient miner cette idéologie de l’intérieur : il est le symbole de ce que la ville génère comme angoisse et comme exclusion ; il fait du roman « l’histoire d’un corps dans la ville », « l’histoire d’une pathologie d’espace ». L’entremêlement dialogique de ces voix fait du texte une « réécriture subversive du modèle haussmannien. »

14Anne-Yvonne Julien se propose pour finir d’étudier les variations du dispositif optique privilégié de Claude Simon dans Le Jardin des Plantes : celui de la vue à travers une fenêtre. Sa combinaison avec le motif végétal enclenche l’allusion à une séquence des Dépossédés de Dostoïevski, ce qui fait entendre dans le texte une « polyphonie tragique ». Un simple détail est donc bien plus signifiant qu’il y paraît : le motif végétal fait retour dans le texte, vecteur de connotations multiples grâce au jeu intertextuel.