Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Janvier 2008 (volume 9, numéro 1)
Amélie Brito

« Obscur événement »

Le sens de l'événement dans la littérature des XIXe et Xxe siècles, P.  Glaudes & H. Meter (éds), Actes du colloque international de Klagenfurt, 1er-3 juin 2005, Peter Lang, 2008, 296 p. 

1Ainsi que le notent beaucoup d'auteurs dans cet ouvrage, la notion d'événement se trouve au croisement de nombreuses disciplines, telles que la philosophie, la sociologie, l'anthropologie, l'histoire, la littérature, bien qu'il semble, en ce domaine, qu'il n'y soit pas un sujet de prédilection. C'est alors le but de cet ouvrage et du colloque qui l'a précédé de « faire progresser un tant soit peu l'idée du concept d'événement en littérature », ainsi que l'indique Helmut Meter dans sa préface.

2Il en ressort nécessairement que les approches de ce concept sont diverses, ainsi que le souligne la préface : « S'occuper de ce qui est un événement, [...] c'est plutôt s'aventurer dans un enchevêtrement de voies bien différentes qui mènent souvent vers des destinations peu compatibles entre elles. » (p. VII). Et en effet, cette multiplicité d'approches se retrouve dans le recueil, chaque article ou presque examinant ce thème sous une lumière théorique différente. Une certaine ambiguïté semble de plus déjà comprise dans le titre même de l'ouvrage et du colloque, Le sens de l'événement dans la littérature des XIXe et Xxe siècles, qui semble porter en lui deux interrogations, à la fois sur le sens de la notion d'événement dans ou pour la littérature des deux siècles passés, et sur la signification des événements dans les oeuvres littéraires de ces siècles.

3La plupart des articles portent ces deux interrogations, interrogeant à la fois ce qui fait événement, ce que sont les caractéristiques de l'événement, mais aussi comment elles sont travaillées, reprises ou éclairées par l'oeuvre littéraire. D'autres, au contraire, ne mettant pas en question le sens de la notion d'événement, mais, se fondant sur son acception traditionnelle (« Traditionnellement, l'événement était considéré comme un fait objectif, essentiellement historique et donc de portée générale », indique Helmut Meter p. VIII), montrent comment celui-ci est déroulé et signifié dans un récit, dans quel schéma de sens il s'y inscrit. Si la notion d'événement n'y est pas forcément éclaircie, ces articles montrent, lorsqu'on les compare, l'évolution du traitement et du statut de l'événement dans la littérature, sur une période allant du milieu du XIXe siècle à la deuxième moitié du XXe.

4Le traitement de l'événement, dans la littérature du XIXe siècle, engage deux dynamiques contradictoires, ainsi que le montre très clairement le très intéressant article de Marie-Catherine Huet-Brichard (« Réflexions sur le sens de l'événement historique : Choses vues de Victor Hugo »), confirmé par les autres articles portant sur le XIXème siècle (« Ecritures de la Commune : Edmond de Goncourt, Jules Vallès, Emile Zola » de Edgar Sallager, « Henry Céard, La Saignée, l'événement double », de Bernard Gallina, « Reportage d'un événement quasi historique : Une ténébreuse affaire de Balzac », de Katarina Marincic). Les événements appréhendés par les auteurs du XIXème étudiés sont tous des événements historiques, dont il s'agit pour les auteurs de rendre compte, sur le vif (Goncourt, Hugo) ou à posteriori (Vallès, Zola, Céard, Balzac), mais surtout, d'intégrer à un schéma explicatif, dans un mouvement historique qui fasse sens. Les « choses vues » que note Hugo à propos de la révolution et des émeutes de 1848, si elles ont trait parfois à de l'anecdotique, du détail, sont perçues par lui comme un « symptôme » : il s'agit bien pour lui de diagnostiquer une situation, d'établir un bilan, qui accorde à l'événement une place dans un déroulement sensé. Hugo tente ainsi de catégoriser les différents types de situations, notamment en distinguant l'émeute de la révolution : l'émeute est localisée, brève et éphémère, et n'engage que des acteurs individuels, tandis que la révolution, elle, est créée par « le peuple », implique de grandes entités collectives dont le devenir s'y joue. L'événement, chez  Hugo, se distingue ainsi de l'incident, dans la mesure où son sens est ouvert, où sa signification se fait à posteriori, se montre par sa portée, ses répercussions, ses conséquences pas toujours immédiatement visibles. L'incident, au contraire, comme l'émeute, est clos sur lui-même, n'ouvre pas à une nouveauté, à un bouleversement. Deux dynamiques sont alors à l'oeuvre dans l'événement : il doit s'intégrer dans un sens, s'inscrire dans le déroulement de l'Histoire, même si sa signification ne peut se définir qu'à posteriori, à la vue tout autant de ses conséquences que de sa manifestation première, et, dans le même temps, par son ouverture, par l'ampleur des forces qu'il met en jeu et des conséquences qu'il est susceptible de susciter, il résiste  à la saisie explicative. Distinguer l'événement de l'incident à leur observation sur le vif n'est ainsi pas toujours aisé, tant la portée, la justification et l'explication de ce réel mouvementé se dérobe à l'écrivain. L'incompréhension, la surprise dominent ainsi parfois : « Lorsque l'événement surgit, le réel semble s'opacifier. Cette résistance de l'Histoire s'exprime à travers l'image du chaos appuyée sur celle de l'obscurité : « La nuit s'était faite sur tout. » (décembre 48) ; « Tout se heurte et se mêle dans l'étrange moment que nous traversons. » (avril 49). [...]. L'inédit interdit la compréhension et le mode d'approche reste celui de l'interrogation : « On se demande avec anxiété : que va-t-il arriver ? ». » (p. 30). Pour tenter de pallier cette aporie,  l'écrivain doit faire l'effort de se poser hors du présent, voire hors du temps, pour redonner sens à l'événement, en envisageant globalement la marche de l'Histoire. Hugo s'appuie alors pour cela sur des concepts qui peuvent ressaisir l'événement, malgré son caractère déroutant : « Dieu, le peuple, le progrès sont donc les trois piliers de la philosophie de l'Histoire hugolienne : une origine, une dynamique, une finalité. Ce dispositif est supposé résoudre les contradictions de la réalité et de l'événement. Il a pour fonction, par la schématisation, de dégager les grandes lois qui régissent la marche de l'Histoire et des événements. » (p. 37). Il s'agit alors de reconstruire textuellement un sens qui se compose dans la diversité, l'hétéroclite, le mélange des catégories : « Le système construit par Hugo, parce qu'il privilégie un idéal abstrait, réconcilie les contradictions inhérentes à la réalité concrète, réalité qui associe le « bouffon », le « grotesque », le « petit » et le « terrible » [...] » (p. 36). Si l'interprétation, la démarche explicative est confrontée à la résistance du réel, celui-ci semble pourtant perméable à l'artifice de l'écriture. C'est donc selon un modèle de construction littéraire que l'événement peut s'éprouver, dans son opacité comme dans son sens : « Hugo échafaude un scénario fantasmatique en réponse à une situation problématique. L'Histoire de l'événement ne demande qu'à se convertir en Histoire de l'Humanité, c'est-à-dire en fable et la fable, pour Hugo, est détentrice de vérité et de sens. », p. 37. Ce paradoxe est aussi celui qui se retrouve dans les exemples donnés par Edgar Sallager des écritures de Edmond Goncourt, Jules Vallès et Emile Zola. Ches les Goncourt tout d'abord, il est à noter comme leur Journal vise à « représenter l'ondoyante humanité dans sa vérité momentanée », car, commente Edgard Sallager, « S'il y a une vérité dans ce monde, c'est bien celle, futile, du mouvement, et que l'on ne peut surprendre que dans son jaillissement ponctuel. » (p. 61). On retrouve ici, tout comme chez Victor Hugo, cette conscience d'un mouvement, d'une impermanence alliée à la saisie de ceux-ci, à leur inscription, et la forme du Journal, comme celles des notes de Choses vues, semblent représentatives de ces deux mouvements contraires qui superposent le contingent et l'impérissable, l'impression et l'intégration dans un sens. Sallager s'intéresse aux écritures de la Commune de Paris de 1871, et, en ce qui la concerne, on retrouve chez Edmond Goncourt, comme chez Victor Hugo en 1848, la notation d'une incompréhension (« C'est insupportable, cette incertitude et ce non-savoir, devant une action que vous avez sous les yeux, que vous suivez avec une longue vue et dont vous ne pouvez vous rendre compte. » (II/404, ici cité p. 63)). Celle-ci est associée à une considération idéologique plus large (« Pour Edmond de Goncourt, monarchiste, [la Commune] est une distraction passagère en même temps que la « finis Franciae ». », p. 69), ainsi qu'une prise en charge de l'événement par l'artifice artistique, les acteurs de l'insurrection se transformant en sujets de tableaux, sous le regard du peintre qu'est Edmond Goncourt. Chez Vallès, la narration de la Commune, bien que rétrospective, est faite au présent, tentant ainsi de rendre une immédiateté, une prise directe dans l'événement, associé à un regard explicatif. Chez lui, l'événement est compris comme l'aboutissement d'une formation, il prend sens dans un parcours individuel (la Commune est retranscrite dans le dernier tome de sa trilogie autobiographique : L'Enfant, Le Bachelier, L'Insurgé, dont les titres rendent d'eux-mêmes clairement l'idée de ce parcours orienté par la lutte sociale et politique). Chez Zola, il s'agit, avec La Débâcle, de « [...] « dire la vérité » [...] sur les « causes » de la « fatalité » de Sedan [...] » (p. 67), tout en alliant cette description à une multiplicité de points de vue idéologiques, par le biais de la focalisation interne variable. L'écriture permet à ces trois auteurs de canaliser, par la réorganisation narrative et idéologique, le divers du vécu, la force de l'événement et « de lui attribuer un sens très clair. » (p. 69). Ces deux pôles, d'intégration dans un schéma explicatif et d'incompréhension qui marquent le XIXème siècle, se trouvent exacerbés dans le fantastique, genre qui fait à l'événement une place majeure, se définit par sa présence. S'appuyant sur Lotman, qui définit l'événement comme « le franchissement de la frontière entre deux champs sémantiques opposés », Patrizia Farinelli, dans son intéressant article, « Statut et fonction de l'événement dans le discours fantastique », montre comment l'événement, dans le fantastique, est ce qui relève de l'indécidable. On retrouve ici la mise en péril du sens et de la possibilité d'explication dont témoignent les divers exemples du XIXe siècle. Cela est exacerbé dans le fantastique, construit autour de l'événement comme transgression des normes (qui constitue « un véritable et unique générateur de la narration », p. 125), et qui produit au niveau diégétique des « effets bouleversants et destrcuteurs »,  dont le personnage, plutôt témoin qu'acteur, constate l'impossible conciliation avec les lois de la réalité qu'il connaît. L'événement ici est bien « l'autre », et c'est cet aspect de l'événement qui va primer au cours du Xxe siècle, la volonté d'explication et d'intégration à un schéma de sens se réduisant peu à peu. C'est ce que montre Pierre V. Zima avec son article « L'événement comme construction narrative : quatre modèles littéraires », qui étudie les modalités de descriptions de l'événement chez Baudelaire, Sartre et Proust. Chez Proust – l'auteur analyse ici quelques passages de La Prisonnière portant sur les mensonges d'Albertine – l'événement est dérèglement de la causalité, devient ambigu et n'ouvre qu'à des interprétations contradictoires. On voit ici s'amorcer une rupture avec la possibilité d'en ressaisir le sens qui prévalait au XIXème siècle, ainsi que le note Pierre V. Zima : « La nostalgie avec laquelle ce narrateur [Marcel] contemple la position privilégiée du « narrateur informé » chez Stendhal en dit long sur le décalage épistémologique qui sépare le romancier moderniste du réalisme et du romantisme. » (p. 114). Avec Sartre – l'auteur rend compte ici de La Nausée – c'est l'impossibilité de la reprise de l'événement par la littérature qui est constatée, dans la mesure où celle-ci nécessiterait une connaissance de la totalité du sens, à laquelle l'événement se dérobe toujours. C'est alors la capacité de la littérature à représenter qui est remise en cause, celle-ci ne pouvant que construire, tenter de re-construire : « [le sujet d'énonciation] s'avère incapable d'insérer les faits et les événements dans une structure à la fois sémantique et syntaxique, dans un discours à la Balzac ou Hegel, à l'intérieur duquel une signification particulière pourrait être attribuée à chaque fait. [...] A la fin de La Nausée, le narrateur décide d'abandonner l'historiographie, et avec elle les monde des événements et des actions réels, pour se consacrer à la fiction, à la construction littéraire. » (p. 115). C'est donc l'impossibilité à saisir le sens qui prime dans la littérature du Xxème siècle, ainsi qu'en témoignent aussi le renoncement de Queneau à la recherche de lois systématiques régissant l'histoire (Alessandra Ferraro, « La dissolution de l'événement dans les écrits de Raymond Queneau »), ou encore l'évolution du genre de la nouvelle (Helmut Meter, « L'événement dans la nouvelle du Xxe siècle, Modes et tendances de sa réalisation »). Ce genre, fondé sur l'événement comme surgissement imprévisible de l'inouï (mais attendu par le lecteur puisque déterminant le genre), abandonne ainsi la possibilité d'une signification de cette irruption. On observe même une dissolution de l'événement, par exemple chez Jean Echenoz, où c'est l'infra-ordinaire qui est en jeu, dans sa banalité même, et où l'événement, pourtant susceptible de surgir, n'a jamais lieu (Helga Rabenstein, « Evanescence de l'événement : Je m'en vais de Jean Echenoz », pp. 285-296). Ainsi, si le roman reprend les genres que sont le roman d'aventures, le roman policier, le roman sentimental, il les subvertit en décevant les attentes qui les accompagnent, et c'est le quotidien, l'ennui qui recouvrent et étouffent l'événement et sa possibilité de surgissement, ne lui laissant au plus que l'occasion d'une dissolution parodique.

5Le sens de l'événement se confond ici avec une absence de sens, une perte du sens. On peut noter ici, pour conclure ce panorama de l'évolution du traitement de l'événement (entendu ici au sens large de fait marquant, surgissement imprévisible), un passage de l'événement collectif et historique et d'une tentative parfois vaine d'objectivité de la part de l'écrivain qui le rapporte, au travail d'événements plus intimes, s'adressant souvent à un seul sujet sur lequel se focalise la narration, ainsi qu'en témoigne particulièrement l'article de Helmut Meter sur la nouvelle.

6J'en viens maintenant au questionnement de la notion même d'événement, qui intervient dans de nombreux articles, dont certains de ceux cités ci-dessus. Si de nombreux auteurs théoriques sont convoqués pour mettre en question la notion de l'événement (et particulièrement Romano1 et Lotman2, mais aussi Freud, Badiou3, Winock4, Blanchot5...), les modalités de l'événement étudiées semblent pouvoir se retrouver dans les catégorisations que propose François Laplantine pour l'anthropologie6, et c'est selon ces catégories que j'en rendrai compte ici, dans la mesure où elles me semblent mettre en exergue les points importants soulignés par les auteurs. Les catégories que définit Laplantine sont celles de la preuve – l'événement s'inscrit dans un schéma de sens, il possède des causes qui peuvent être recherchées, s'explique -, de la révélation – l'événement intervient de manière imprévue mais il révèle un ordre caché, il est symptôme d'un ordre qui se dérobait jusqu'à son surgissement-, et du scandale – l'événement est surgissement imprévisible, il ne s'inscrit pas dans un schéma de sens, ne possède pas de signification et sa portée dépasse les tentatives d'explication. Il se contente de dérouter, bouleverser le cadre dans lequel il intervient, et marque par ses conséquences, détermine une rupture.

7L'événement ressort de la « preuve » dans son traitement par la littérature du XIXè siècle, ainsi qu'on l'a montré. Ici, il s'inscrit dans un schéma de sens : ses causes peuvent être identifiées, ses conséquences envisagées, même si cela nécessite de le re-construire par l'artifice de l'écriture pour le faire passer d'un surgissement insensé à une signification précise. On retrouve ce traitement dans la plupart des textes analysés par Peter Kuon (« Le jour de la libération : un événement dans les récits fictionnels (ou non) des anciens déportés »), qui témoignent de la libération du camp d'Enbensee. Ici, c'est l'idéologie politique qui donne un contexte d'interprétation et inscrit l'événement de la libération dans une continuité de la lutte des résistants à l'intérieur même du camp. 

8L'idée d'un événement comme « révélation » intervient par exemple dans le fantastique, dans la mesure où le surgissement de l'événement fantastique, qui tend le récit, est proprement révélation d'un autre ordre des choses que celui connu. Ainsi que le souligne Patrizia Farinelli, les règles précises de cet ordre différent ne sont jamais vraiment données, biaisant en quelque sorte la révélation : elle s'inscrit alors en porte à faux avec la norme plutôt que comme accès à de nouvelles lois qui régiraient le monde. Ce type de révélation, qui dévoile partiellement, donnant à la rupture autant sinon plus d'importance qu'au passage vers un ordre différent, se retrouve dans les prolongations de la littérature fantastique au Xxe siècle, ainsi que dans la nouvelle. On y observe, en effet, un événement qui surgit à la manière d'un choc, « comme un fait qui s'est produit alors qu'il n'aurait pas dû se produire. » (Helmut Meter, p. 135). Cependant, celui-ci n'est pas totalement un « scandale », dans la mesure où, s'il ne révèle pas clairement un autre ordre des choses, il le laisse pour le moins pressentir. L'évolution de la nouvelle vers une narration à la première personne, une focalisation sur des problématiques plus intimes, va aussi dans le sens d'une inscription de l'événement du côté de la révélation. L'événement intime confronte le personnage à une révélation sur lui-même, l'éclaire d'une lumière différente qui met en relief ses particularités, il est donc révélation pour le personnage ou du personnage. Si la clarté d'un sens, l'explication attendue par le lecteur est perdue, il reste ainsi une compréhension subjective, fait du personnage, liée à l'événement final. L'événement ici est donc à mi-chemin entre la preuve et le scandale : « [...] [les nouvelles] cherchent à transmettre une psychologie différenciée, apte à faire entrevoir dans la focalisation d'une scène délimitée tout un arrière-fond biographique des personnages en cause. [...]. L'événement s'en trouve doublement affecté : d'une part, il semble découler d'un tissu mental circonstancié apte à l'expliquer; de l'autre, son surgissement tend à revêtir une forme plus péremptoire et imprévisible » (p. 137). L'événement peut intervenir ainsi comme une réponse à des questions sur le personnage ou du personnage, ainsi que l'analyse Patrizia Farinelli chez Tabbuchi : « Au lieu d'apporter du désordre dans la vie du protagoniste et de le désorienter, le fait singulier, qui se situe à la frontière entre naturel et surnaturel, lui apporte parfois des connaissances supplémentaires, il remplit des lacunes concernant sa vie [...]. » (p. 132). L'événement, ici, est alors un retournement. On l'observe aussi chez Romain Gary (« Romain Gary ou l'événement à tout prix », de Julien Roumette), chez lequel l'événement est recherché, attendu, valorisé comme un agent de renouvellement de soi-même, d'élan  personnel. Il révèle ainsi les possibilités du sujet. Cependant, chez lui comme chez Wetterwald, ce survivant d'Ebensee qui déroge à une lecture de l'événement de la libération comme « preuve » glorieuse, en montrant les atrocités commises ce jour-là, sa mesquinerie, l'impossibilité de rompre avec les conditions du camp, l'événement-révélation tend au scandale, dans la mesure où il est aussi irruption sans sens. Chez eux, l'événement est plutôt ce qui marque un temps, porte en lui un changement possible, mais ne révèle pas forcément  par son surgissement un autre ordre des choses, ainsi « la libération prend [...], aux yeux de Wetterwald, le sens d'une rupture identitaire qui renvoie à la continuité troublante du projet de déshumanisation des nazis. » (p. 168).

9L'événement comme scandale se détache en fait de la problématique du sens. Ce n'est plus en fonction de lui qu'il est perçu, mais plutôt dans son advenue, imprévisible et créatrice de nouveaux horizons, mais aussi nécessairement neutre. L'article de Marie-Catherine Huet-Brichard en rend bien compte, par sa manière d'interroger la notion d'événement en superposant aux tentatives de catégorisations hugoliennes de l'événement une taxinomie plus contemporaine : elle-même désigne l'événement uniquement par des expressions comme « ce qui se passe », « ce qui se déroule », « ce qui advient », «ce qui arrive ». Cela est tout à fait révélateur d'une interrogation de la notion de l'événement à partir de sa conception contemporaine, théorisée notamment par Claude Romano. Avant tout, l'événement est « ce qui se passe », il se contente d'advenir, même s'il est remarquable par sa capacité à bouleverser un monde, à configurer de nouveaux possibles. Mais il s'inscrit dans la neutralité du déroulement. Ce déroulement n'est cependant pas uniforme et linéaire, et c'est aussi en cela qu'il se détache du schéma de sens de la révélation et de la preuve. S'il est rupture, il est aussi élan, dynamique, ne se circonscrit pas en un moment défini et fermé, et se marque ainsi moins par  l'apparence de son surgissement que par ses effets. Il faut alors noter l'importance de la notion de temporalité lorsque l'on parle de l'événement, ainsi que le rappellent les articles de Dominique Rabaté (« Evénement et traumatisme : modalités de l'après-coup dans le roman du Xxe siècle ») et de Didier Alexandre (« L'événement et le corps, chez Michaux et Supervielle »). Ainsi que le montre Dominique Rabaté, l'événement, « ce qui se passe » ou s'est passé, est aussi « ce qui ne passe pas », ce qui marque et revient, configure le monde postérieur à son surgissement. Dominique Rabaté travaille ainsi sur la notion de traumatisme, pour exposer cette temporalité particulière de l'événement qui revient sans cesse, « hante » le présent : « Il y a donc une sorte de fêlure qui fait que le sens d'un événement est dans sa temporalisation différée, dans son retard. Qui construit l'événementialité de l'événement sur cette possibilité de différenciation, d'attente et de retardement. » (p. 171). L'événement traumatique est en effet moins ce qui a eu lieu et a été refoulé que la manière dont celui-ci refait surface, affleure, travaille le sujet en permanence. Le texte littéraire s'en fait « chambre de résonnance ou d'écho, [...] figuration problématique. » (p. 169). Le retour de/sur l'événement dans le récit ne définit ainsi pas une ressaisie totalisante de ce qui a eu lieu, mais au contraire, crée un « vide », qui permet à l'événement de résonner dans le texte, tout en témoignant d'une impossibilité de totalisation, ainsi qu'il le montre par l'analyse de La Route des Flandres de Claude Simon,  et Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras. Cela conduit à une forme particulière du récit, délinéarisée, dé-routée par la force de l'événement : « [...] c'est la délinéarisation définitive du récit romanesque, ouvert aux aiguillages les plus incongrus, aux images les plus choquantes et les plus poétiques, à une mémoire devenue autonome dans son fonctionnement. » (p. 174), « Le roman est devenu l'effort pour dire et déconstruire, dans le même geste, l'événement inouï qui fonde son récit, vers lequel il va sans pouvoir jamais l'atteindre. » (p. 177). L'après-coup se marque ici par la force de la hantise, le cri chez Duras, la mort de Reixach chez Simon, ponctuent ainsi les récits, y sont ressassés. La mémoire déborde le sujet, l'événement passé ne cesse d'advenir. C'est la temporalité paradoxale de l'événement qui est ici en jeu : « L'événement ne prend sens qu'après, lorsqu'il devient tel depuis le futur qui le nomme. » (p. 177). Le très intéressant article de Didier Alexandre, « L'événement et le corps, chez Michaux et Supervielle », travaille aussi, à partir de l'expérience de la maladie, la question de la temporalité. Chez Supervielle et Michaux, l'événement ramène au déroulement, à ce qui passe et se passe, au procès de l'advenue. Il est ainsi ce qui révèle le passage, d'un confin de l'existence à l'autre : la naissance et la mort. Entre ces deux pôles inexpérimentables, car toujours déjà expérimenté ou toujours encore à expérimenter, le temps événemential est un présent paradoxal, qui rompt avec le passé tout en l'éclairant, tisse le futur dans ses méandres mêmes. Chez Supervielle, comme chez Michaux (Bras cassé), ce temps se conjugue aussi avec la souffrance, voire le désespoir du corps qui fabrique son mourir (chez Supervielle) : « Le présent d'un souvenir lacunaire, fruit d'une oublieuse mémoire, unifie l'espace intérieur et le passé dans un même désespoir : l'événement redistribue le temps écoulé à sa mesure : « Je te fais place en moi, obscur événement, / Et j'ai l'impression que tout le reste ment, / Je remonte le temps pour t'être plus semblable, / Petit visage errant d'enfant inconsolable. » (L'Enfant assassiné, p. 422) » (p. 196). « Le corps malade ou brisé est la voie d'accès à cet infini qui se dérobe constamment à la conscience et à la mémoire. » (p. 206), mais chez Supervielle,  « [...] il déborde hors des limites, et pénètre la vie, les profondeurs du corps, les profondeurs du monde. » (p. 206). Chez Michaux au contraire, il s'agit d'une interrogation de la perception, du corps et de sa mémoire, remis en cause par l'expérience du bras cassé, qui ouvre à une nouveauté radicale qui dépasse largement le sens d'une fracture du bras. L'événement est alors ouverture de nouveaux possibles, nouvelles virtualités de l'appréhension du monde : « Chez Michaux [...] la fracture permet le dépli des plis inconnus du corps et la découverte des potentialités du corps et de l'être. » (p. 206). L'écriture, engagée dans cette expérience, se confronte au corps et à la force de sa souffrance, au défi de sa transcription, alors que l'événement entraîne le reconsidération du sujet et de l'écriture, « provoque une tabula rasa de toutes valeurs [...] »  (p. 203), est « ce qui est rebelle à toute réduction » (p. 201). « Rompant avec une métaphysique du sujet lyrique, l'événement inaugure une physique du sujet écrivant, confronté aux limites du chant, aux défaillances de l'image, à l'inefficience des mots. » (p. 206).

10L'engagement du sujet par l'événement est aussi ce que décrit Julien Roumette (« Romain Gary ou l'événement à tout prix »). La sortie de l'adolescence décrite chez Gary dans de nombreux textes va ici de pair avec une recherche de l'événement comme avènement de soi. C'est par l'événement que l'individu se constitue, par lui qu'il advient. L'analyse de l'événement chez Gary rejoint les théories de Romano, chez lequel l'individu, perpétuel « advenant », s'advient à lui-même par l'événement, la reconfiguration des possibles qu'il entraîne, et sa compréhension à posteriori. Cette question de l'après-coup, du procès d'advenue dans lequel engage l'événement parcourt, on le voit, certains articles, à mon sens les plus intéressants du recueil, et montre comme l'événement se constitue autant comme écho, répercussion, que surgissement. Cette notion de la répercussion est celle qui est en jeu dans l'article de Sylvie Vignes-Mottet sur La nuit la neige de Claude Pujade-Renaud (« L'événement comme point d'interrogation... »). Ce récit part d'un événement, le brusque renvoi d'Espagne de la Princesse des Ursins, alors camerara mayor, en 1714. Le récit se construit alors selon le motif de la répercussion : « Le plus souvent, c'est au corps de la princesse des Ursins que Claude Pujade-Renaud prête la faculté d'écouter les ondes de choc provoquées par l'événement à l'échelle individuelle, comme celles d'un caillou jeté dans un puits. » (p. 283). On retrouve ici, dans la construction de ce récit à partir d'un événement inaugural, selon ses répercussions multiples bien qu'intime, une certaine tendance de la littérature contemporaine qui se penche sur cet élan événemential pour en faire sa force narrative, ainsi par exemple certains récits de Emmanuel Carrère ou, hors de la littérature française, José Saramago ou Daniele Del Giudice. Il semble d'ailleurs dommage que l'ouvrage ne fasse pas plus de place à une littérature très contemporaine construite à partir de l'idée d'événement.

11À la lecture de ce recueil, il apparaît donc que le « sens » de la notion d'événement change, entre le XIXè siècle et le Xxe siècle. Ce changement intervient principalement au niveau, justement, de la question du sens de l'événement, qui cesse d'être un élément important, et au contraire, s'efface. Ainsi, l'événement marque le récit parce qu'il déroute, surprend et suspend le sens. A la tentative  persistante du XIXe de donner du sens à l'événement,  quels qu'en soit les paradoxes, on passe au Xxe siècle à une focalisation sur le constat, la description de l'événement, et la considération, plutôt que de ses causes, de ses conséquences. L'événement s'inscrit ainsi comme un révélateur, ou plutôt l'agent d'une temporalité particulière, marquée par la répercussion et/ou la hantise. Il implique le sujet, sans le signifier, mais en lui permettant d'advenir, le mettant en procès. A l'explication toujours recherchée par les auteurs du XIXe se substitue alors plutôt la compréhension, plus intime et surtout non soumise à une linéarité temporelle, pouvant au contraire avoir lieu à retardement. L'a-posteriori devient le mode de considération de l'événement, qui ne permet pas forcément sa saisie, mais plutôt son affirmation. L'événement, sans sens, est donc moins une direction sensée que la dynamique de l'expérience, fût-elle morcelée, répétitive, hantise.

12Il est remarquable aussi que les événements dont il question ici soient d'abord des événements vécus, configurés par les récits : maladie de Supervielle, bras cassé de Michaux, autobiographie de Gary, retour sur la vie de la Princesses des Ursins, sur des événements historiques réels dont les auteurs sont témoins ou acteurs au XIXe, témoignages des survivants des camps de concentration, etc.  L'approche la plus éclairante semble alors être celle des articles qui rendent compte de cet effet de l'événement, et non seulement de l'événement comme un « effet » du texte. Il semble en effet apparaître ici  que la pensée et le travail de l'événement va forcément de pair avec un certain rapport littérature/réel, une certaine configuration du monde, d'un monde, engagée par le texte.