Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Thibaut Chaix-Bryan

Lévinas et Blanchot. Un « entretien infini »

Levinas Blanchot : penser la différence, Sous la direction d’Éric Hoppenot et Alain Milon, Presses Universitaires de Paris 10, coédition avec les Éditions de l'Unesco, mars 2008.

1Cet ouvrage de 546 pages, divisé en 7 sections, rassemble les interventions tenues lors du colloque « Lévinas-Blanchot : Penser la différence» qui a eu lieu en novembre 2006 dans le cadre du centenaire Lévinas. Réunissant 62 chercheurs (philosophes, critiques littéraires, chercheurs), cette manifestation a été également inscrite par l’UNESCO dans le cadre de la « Journée mondiale de la philosophie ». Ces réflexions autour du dialogue entre Blanchot, Lévinas et la philosophie, cœur de cet entretien entre les deux penseurs, se poursuit d’ailleurs cette année dans le cadre d’un nouveau colloque (du 13 au 15 mai 2008) organisé par les mêmes organisateurs, Eric Hoppenot et Alain Milon, intitulé « Blanchot et la philosophie ». Une section de ce colloque est d’ailleurs consacrée à Blanchot et Lévinas.

2Les différentes communications rassemblées dans cet ouvrage apportent des éclairages nouveaux sur cette filiation dans la mesure où l’objectif de ce colloque était d’analyser davantage les disjonctions entre les deux pensées que leurs points communs. Françoise Collin, une des premières spécialistes de Maurice Blanchot, ouvre ces actes de colloque en développant le lien qui existe entre philosophie et littérature. En montrant d’emblée que philosophie et littérature ont en commun ce corps à corps avec la langue, l’auteure de Maurice Blanchot et la question de l’écriture introduit d’emblée les convergences et les divergences entre la réflexion et l’écriture des deux amis. Ce travail avec la langue, la création d’un texte, est en effet ce qui constitue le cœur de l’amitié de Blanchot et de Lévinas.

3Les communications introductives, rassemblées dans une première section intitulée Arguments, développent les divergences entre les deux pensées. Jean-Michel Salanskis, Professeur de Philosophie des Sciences, Logique et Epistémologie à Paris 10, examine par exemple les divergences ou malentendus qui existent entre les convergences supposées entre les deux penseurs. Les cinq motifs qu’il analyse (Hegel, la mort, le fait juif, l’Etre, le neutre ou l’il y a) permettent de cerner avec précision certaines divergences et de revoir certains rapprochements un peu trop rapides entre les deux pensées que l’on a pu faire. La question de la Transcendance, de la Mort et du Neutre sont ensuite abordés par Smadar Bustan pour poursuivre cette étude des divergences. La troisième communication de cette première section d’Arthur Cools compare la figure de l’enfant dans les deux œuvres pour montrer que celle-ci peut constituer les limites de l’entretien entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas. L’hypothèse de son travail est en effet de démontrer qu’en creusant dans l’œuvre des deux auteurs le rapport à l’enfance, on touche aux limites mêmes de leur entretien voire de toute entretien car, comme le souligne Arthur Cools, le rapport à l’enfance est indépassable. Son argumentation se fait en deux temps : l’auteur montre d’abord comment dans ce renvoi à l’enfance se poursuit, aussi bien pour Blanchot que pour Lévinas, une réflexion sur la question de l’origine pour ensuite exposer au cœur de ce renvoi à l’enfant une problématique de la singularité et de l’expliciter comme condition de ce qui fixe précisément, dans l’approche des deux auteurs, les différences en opposition. La dernière communication de cette première partie est consacrée à la recherche de quelques points significatifs de la genèse de l’écriture et des pensées des deux auteurs. Cette comparaison est d’autant plus riche que David Uhrig examine cette question en rendant compte du rapport, avéré pour Lévinas et supposé de Blanchot, des deux auteurs avec un grand philosophe, aujourd’hui peu connu, Louis Lavelle, éminent représentant du spiritualisme français. Les différentes sessions de ce colloque, réunies dans les autres sections de l’ouvrage, exposent des problématiques essentielles à la compréhension des deux auteurs. On pourra noter notamment dans la deuxième section de l’ouvrage consacrée à la question du corps l’analyse originale de l’idée de l’animal, de l’animalité comme espace d’interrogation, comme enjeu pour éclairer le lien mais aussi la distance entre les deux auteurs développée par Sébastien Rongier.

4La partie suivante rassemble des communications sur l’éthique. Cette problématique est développée autour de quelques points majeurs : le mal (cf. notamment l’intervention du philosophe Pierre-Antoine Chardel intitulé : « L’épreuve du mal ou l’injonction éthique de l’écriture : lecture de M. Blanchot et d’E. Lévinas), la responsabilité, l’altérité (du corps humain à la question de l’animal comme nous l’avons mentionné précédemment), les formes de la violence. On notera particulièrement la communication d’Alain Milon (L’étrange familier du visage : Michaux interstice de Blanchot et de Lévinas) qui tente de dépasser les expressions du visage pour aller chercher ailleurs, dans cet ailleurs que M. Blanchot inaugure dans L’Etrange et l’étranger ou dans celui que H. Michaux traduit poétiquement dans Lointain intérieur. Cet ailleurs, qui se porte sur la géographie du visage, ou plutôt sur sa cartographie pour se demander si le visage « s’envisage », est examiné avec beaucoup de poésie.

5Le problème du langage est analysé dans les sections suivantes (L’Amitié) en mettant notamment en avant la différence entre le Dire et le Dit, la pensée dialogique et le témoignage. Peter Frei examine cette question du témoignage à partir des récits de La Folie du jour et de L’Instant de ma mort de Maurice Blanchot. Cette analyse lui permet de croiser les pensées d’autres auteurs essentiels pour Blanchot et Lévinas ou pour la réception des œuvres respectives des deux amis : Bataille et Derrida. Comme l’explique Peter Frei dés son introduction, Emmanuel Lévinas et Jacques Derrida auront en effet tous les deux cherché à répondre du secret à l’œuvre dans ces deux « récits » de Blanchot en se confrontant à l’inéluctable infidélité dont le témoignage porte à la fois la menace et la chance.

6La cinquième partie de l’ouvrage tente d’analyser la question du judaïsme dans l’œuvre des deux auteurs. Ces différentes analyses permettent de faire un point sur la conception du judaïsme de Blanchot et de comparer le rôle et l’importance de certaines figures bibliques dans l’œuvre des deux auteurs. Eric Hoppenot étudie par exemple les présences d’Abraham chez Lévinas et Blanchot. Dans son examen du nomadisme abrahamique chez Blanchot, Eric Hoppenot rappelle la signification de Kafka dans la pensée du judaïsme de Blanchot liée à sa réflexion sur l’expérience de l’exil.

7Cette réflexion sur l’exil reliée à des auteurs de langue allemande se poursuit dans les deux parties suivantes de l’ouvrage sur la question de la littérature (La Question de la littérature / L’Écriture et la Parole) avec la poésie de Paul Celan (cf. particulièrement la communication de Gary D. Mole : « Folie d’Auschwitz qui n’arrive pas à passer » : texture lévinassienne ou récit blanchotien ?). Le concept d’œuvre d’art et de la place de la littérature au sein du Logos philosophique sont également analysés dans ces ultimes sections des actes de ce colloque. Toutes les interventions rassemblées dans cet ouvrage permettent donc de cerner avec plus de précision et de justesse la richesse du dialogue entre les deux auteurs mais aussi les frontières, les limites de celui-ci. Cette rencontre exceptionnelle entre deux pensées exigeantes nous donne aujourd’hui la chance de pouvoir penser ces « différences » et de nous entretenir sur celles-ci … à l’infini.