Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Maud Rollot

Femme, écrivain, bilingue

Elena-Brânduşa Steiciuc, La Francophonie au féminin, Avant-propos de Lilian Ramarosoa, Iasi (Roumanie), Éditions Universitas XXI, 2008.

1Dans ce recueil, Elena-Brânduşa Steiciuc présente la vie et l’œuvre de onze personnalités littéraires qui sont à la fois femmes, écrivains et bilingues. Autant de conditions complexes qui constituent les facettes de leur identité. Cet ouvrage, d’après l’avant-propos de Liliane Ramarosoa, constitue le « point d’orgue » des travaux de recherche d’Elena-Brânduşa Steiciuc, consacrés aux enjeux poétiques — et politiques ? — de l’écriture en « situation bilingue ». Quel rapport ces femmes écrivains de tous horizons entretiennent elles avec leur langue maternelle et leur langue d’emprunt ? La construction d’une identité linguistique double se fait-elle forcément dans la souffrance ? Cet ouvrage apporte des éléments de réponse à ces questions, ainsi qu’à la problématique de l’auteur. Découvrons donc ces francophones qu’Elena-Brânduşa Steiciuc a réunies dans son recueil.

2Nancy Huston, canadienne anglophone et romancière émérite, connaît dans son enfance un traumatisme : sa mère l’abandonne alors qu’elle n’a que six ans. Elle abandonnera à son tour sa terre et sa langue maternelle pour la France et le français, qui seront alors sa terre d’accueil et la langue dans laquelle elle pourra écrire sa souffrance.

3Cette douleur, ces questions identitaires que soulève l’exil, se retrouvent dans son roman Lignes de failles. L’enlèvement et la germanisation d’enfants étrangers par les nazis dans les années 40, la répercussion sur plusieurs générations de ce traumatisme, toujours transmis par la mère forment la trame narrative du roman. Les protagonistes, que l’on découvre en remontant leur généalogie de l’arrière-grand-mère à l’arrière-petit-fils, et toujours à l’âge de six ans, expriment à leur tour leur souffrance d’être privés d’une identité par des moyens chargés de symboles : l’une invente un chant sans parole, l’autre dessine des femmes aux seins coupés. On assiste à une mise en abyme de la douleur. Celle de la romancière s’exprime par celle des personnages qu’elle créé, qui cherchent à leur tour un exutoire.

4Dans la biographie de Felicia Mihali, pas de drame à l’origine de son bilinguisme, mais un choix : celui de s’installer au Canada et de faire du français une langue de création au même titre que le roumain, sa langue maternelle. Écrire dans une langue nouvelle c’est certes renoncer à l’aisance de la langue maternelle, mais s’est aussi s’enrichir, et par là même enrichir sa propre création. L’arrivée de Felicia Mihali dans un pays dont elle ne comprenait pas la langue l’a amenée à faire l’expérience passionnante et instructive de l’autotraduction, poussée par le désir de donner une seconde vie à ses livres en roumain. Pour ses traductions, elle a pris le parti de la fidélité totale à sa propre œuvre originale, de la fidélité à soi-même. En amenant le lecteur vers le livre et non l’inverse, elle a ainsi refusé de renier son identité première. L’autotraduction est d’ailleurs le pivot qui a permis à Felicia Mihali de passer de l’écriture en roumain à l’écriture en français, d’une identité créatrice à une autre, sans faire de compromis.

5Oana Orlea, également roumaine, a fuit le totalitarisme pour poursuivre sa carrière littéraire en France. Les évènements de son pays ont été le principal sujet des livres qu’elle a publiés en France, mais le dernier, Rencontres sur le fil du rasoir, que nous présente Elena-Brânduşa Steiciuc, est tout autre. Ce sont de courts récits, indépendants mais liés par des thèmes communs. Chacun de ces textes amène le lecteur dans un monde inquiétant qui tient plus du rêve — ou du cauchemar — que de la réalité. Tout au long de cette écriture angoissée et angoissante, on se trouve toujours sur « fil du rasoir », dans cet entre-deux. Doit-on y voir une métaphore de la condition à double tranchant de l’écrivain bilingue ? Elena-Brandusa ne se prononce pas.

6Fuyant elle aussi la dictature établie en Roumanie, Rodica Iulian s’est exilée en France, où elle est libre de témoigner de ce qui se passe dans son pays. Elle s’intéresse particulièrement aux rapports qu’entretiennent l’artiste et l’intellectuel avec les régimes totalitaires. C’est ce sujet qu’elle aborde dans Le repentir, en même temps que des thèmes qui l’obsèdent : les souffrances de l’exil, et la volonté de créer librement. Le protagoniste, un peintre, se laisse corrompre par le régime en place, et détruit une œuvre que les dirigeants souhaitent faire disparaître. Exilé, pris par le remord, il redonne vie à une autre œuvre d’art en la restaurant. Ce personnage et sa créatrice suivent le même parcours : la censure, l’art corrompu, puis la douleur de l’exil et enfin la création libre et libératrice.

7Irina Madrovin, francophone et francophile roumaine, est auteur d’une œuvre considérable, en roumain et en français. L’origine de son bilinguisme se trouve dans l’éducation qu’elle a reçu, dans un milieu où la France, le français et la culture française étaient très présents et valorisés. Ainsi, elle écrit, traduit, et pratique l’autotraduction très naturellement. Elle manifeste un grand intérêt pour le processus de création, et a développé dans Poïétique et poétique le concept de l’ « émerveillement ». De même, dans Sur la traduction littéralement et dans tous les sens, elle pose la traduction littéraire comme un acte créateur à part entière et herméneutique. Pour cette femme écrivain, le bilinguisme est synonyme de création, une grande source de richesse dont elle a su se nourrir et nourrir son œuvre.

8Dans son roman Rester debout, Cornelia Petrescu témoigne des années de dictature en Roumanie. La romancière, par le biais de la protagoniste Ioana, raconte son parcours avant et après son exil en France. Elle dépeint de façon très détaillée cette période trouble de l’histoire de Roumanie, puis les difficultés qu’elle a dû surmonter une fois en France pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Cornelia Petrescu, par cette relecture de son propre passé, a fait de sa condition d’être duel une richesse. Elle aussi a su puiser dans ses deux identités et faire de sa dualité une force créatrice.  

9Angela Furtuna, refusant les concessions, a attendu pour publier ses ouvrages en Roumanie, de pouvoir le faire librement, sans être soumise à la censure. Son œuvre intègre des éléments de différentes cultures et religions qu’elle a appris à connaître, à respecter depuis son enfance. Elle se sent investie de la mission de faire renaître l’espoir dans le monde après un siècle obscur, et ce sauvetage ne peut passer que part la compréhension des autres cultures. Pour Angela Furtuna la langue française, contrairement à la langue roumaine sous la dictature, est la langue de la liberté, celle qui donne accès à la culture, à l’art. La francophilie peut aussi, selon elle, aider à vaincre la difficulté de la condition d’être artiste et femme. Il s’agit, de la part d’Angela Furtună, d’un véritable « pacte d’amour avec la langue française ».

10Brina Svit, une slovène, fait de la condition qui est la sienne, celle de l’écrivain qui s’exprime dans une langue d’emprunt, le sujet de Moreno son premier ouvrage en français. On y suit la réflexion de la narratrice — dont la vie est nourrie d’éléments autobiographiques — qui cherche à connaître les gains et les pertes qu’occasionne l’emploi d’une langue qui n’est pas la sienne. Elle conclue que la somme de ses deux identités linguistiques est forcément un gain, ne serais-ce que sur le plan numérique.

11Dans Un cœur de trop, la protagoniste vivant à Paris, est amenée à retourner en Slovénie, pour l’enterrement de son père. Ce retour au pays natal sera l’occasion d’une confrontation avec son passé, avec ses origines. C’est finalement en comprenant et acceptant cette partie d’elle qu’elle reniait, son passé, ses origines, qu’elle trouvera la force de se construire.

12Dans La Trilogie des jumeaux, Agota Kristov, native de Hongrie, aborde les problèmes que pose l’identité à la fois unique et double des jumeaux. Cette trilogie se déroule dans un pays que l’on reconnaît aisément comme étant la Hongrie et qu’Agota Kristov décrit très précisément. Dans le premier volet de la trilogie, le couple de jumeaux ne forme qu’une seule et même identité, soudée par l’écriture qui constitue le seul moyen qu’ils aient pour survivre en cette époque difficile. Le deuxième volet sépare les jumeaux et en fait deux identités bien distinctes. Enfin, dans le dernier volet les jumeaux se cherchent, mais l’un renie son frère. Ils ne se retrouveront que dans la mort. Elena-Brânduşa Steiciuc voit dans cette fracture de l’identité du couple de jumeaux un lien avec le fait que l’Europe ait été scindée par la guerre et la guerre froide. La fin tragique des jumeaux serait alors la « fin de l’histoire » ? Symboliquement, cette gémellité peut aussi être mise en rapport avec le bilinguisme.

13Dans La Maison des chacals, Eveline Caduc, née en Algérie, retrace avec force détails un pan oublié de l’histoire franco-algérienne. Le protagoniste du roman, journaliste parisien, retourne en Algérie où il est né et a passé son enfance, en harmonie avec les autochtones, jusqu’à l’assassinat de son père. La rencontre entre le journaliste et celui qu’il croyait être responsable de la mort de son père symbolise la réconciliation entre les deux peuples. Ce roman, qui traite dans un même temps d’histoire et de quête identitaire se fait la voix de la tolérance, des valeurs de la francophonie.

14La double identité linguistique et culturelle de Malika Mokeddem, d’origine algérienne, est devenu sa source d’inspiration. Aussi ses romans, tissés d’éléments autobiographiques, abordent-ils tout naturellement le thème de l’« être hybride ». Romans historiques, ils participent également à la réflexion de l’auteur sur la mémoire de l’Algérie, sur le monde musulman. Ainsi, nourrissant son œuvre de son doublon culturel et linguistique , elle a su gagner sa « liberté d’écrivain ».

15Le bilinguisme est issu de différentes situations. Pour certaines femmes, ce sera un passage subi et douloureux mais qui aboutira à la transcendance de la souffrance de l’exil nécessaire à la survie. Pour d’autres, le parcours sera différent. Le bilinguisme est choisi par la famille. La culture étrangère est valorisée donc plus facilement intégrable positivement. Il est à constater que le bilinguisme prend sens de richesse pour l’être humain quand il intègre des valeurs porteuses liées à cette particularité.

16Pour toutes ces femmes, la situation de bilinguisme est source de création, et la francophonie le médium de la création. Dans leur cas, la langue d’emprunt remplit différentes fonctions : tout d’abord la fonction esthétique, inhérente à la création artistique. Elle a également une fonction identitaire évidente. Le français est la fois la langue qui leur permet d’évacuer une souffrance, celle qui permet de témoigner, voire de dénoncer, c’est la langue de la liberté.