Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Juillet-Août 2008 (volume 9, numéro 7)
Lydie Parisse

La langue de la mystique

Pour un vocabulaire mystique au XVIIe siècle. Textes du séminaire du Professeur Carlo Ossola, textes présentés par François Trémolières, Turin, Nino Argento Editore.

1Le séminaire « Pour un vocabulaire mystique au XVIIe siècle » s’est tenu en 2001-2002 au Collège de France, sous la direction des Professeurs Carlo Ossola et Philippe Sellier, et animé par François Trémolières. Il rend hommage à des auteurs qui ont marqué le Collège de France par le renouvellement qu’ils ont apporté aux études sur la mystique : Jean Baruzzi, Louis Massignon, Etienne Gilson, Marcel Bataillon, Pierre Courcelle.L’ouvrage qui en rend compte fait figure de Défense et illustration de la langue mystique, par la richesse des regards croisés, qui permettent, à travers l’étude des textes mystiques européens de l’âge classique, de s’interroger sur la légitimité, la singularité et la spécificité du vocabulaire mystique, ainsi que sur les phénomènes d’interférences avec d’autres époques (le Moyen Âge, l’époque moderne) et d’autres vocabulaires (théologique, philosophique, littéraire, scolastique). Évoquant les figures représentatives de Sandeus, van der Sandt, Angélus Silésius, Surin, François de Sales, Fénelon, Jean de la Croix, Pascal, Bérulle, Jean de Saint-Samson, Pier-Matteo Petrucci, les éminents spécialistes convoqués, qu’ils se situent dans une perception synchronique ou diachronique, ouvrent des perspectives indéniables par la multiplicité de leurs approches (philologiques, rhétoriques, historiques, comparatistes, génétiques, anthropologiques), et constituent le vocabulaire mystique en objet d’étude fécond pour la postérité, parce que, à l’intérieur de contextes souvent tendus, il a généré une langue étrangère-étrange qui ne peut être vouée à la disparition.

2La mystique délimite un territoire de déprise entre le vide et l’évidence, et désigne non pas un savoir mais une expérience : c’est ce que souligne Carlo Ossola, posant d’emblée le statut problématique du vocabulaire mystique et la difficulté à en défendre la légitimité, étant donné qu’il s’efface progressivement des dictionnaires jusqu’à disparaître au XIXe siècle. La fortune du mot « mystique » témoigne que l’autonomie de la mystique ne se fait jour au XVIIe siècle qu’à l’intérieur de cercles restreints. Par ailleurs, l’examen des dictionnaires montre que le vocabulaire est étouffé par les occurrences économiques, médicales, juridiques. Carlo Ossola évoque ces mots dont le sens spirituel n’apparaît pas : « abandon », « anéantissement », « annihilation », « aliénation », « ébullition », « extase », « exhaustion ».

3Même à l’intérieur du champ mystique, ces mots ont évolué à l’âge classique. Hélène Michon compare les paradigmes d’« anéantissement » et de « liquéfaction » : le premier, cher à Bérulle, marque le rattachement à une tradition médiévale alors que le second, chez François de Sales, inaugure selon elle une mystique moderne. Le vocabulaire mystique s’appuie toujours sur des intuitions spirituelles, afin de pallier l’insuffisance du discours doctrinal : Blandine Delahaye montre comment Bérulle cherche à exprimer les modes de la communication ad intra et ad extra en direction de l’homme, qui, essentielle ou impersonnelle, lie l’essence et la personne, la Chair et le Verbe. Dominique de Courcelles, soulignant l’importance du concept scolastique de varietas dans le Cántico espiritual, montre comment Jean de la Croix a tenté une synthèse entre le discours théologique et le discours mystique.

4L’ouvrage, en tentant de cerner une langue, permet une approche objective de la mystique dans le prolongement des travaux de Michel de Certeau. Le vocabulaire mystique cherche à fixer une expérience par essence volatile, et dont la perception varie en fonction des époques. Carlo Ossola rappelle que ce qui est nouveau à l’âge baroque, c’est la conscience que le temps est la vraie mesure de l’expérience. Evoluant vers l’abstraction entre Bona et Sandeus au XVIIe siècle, le vocabulaire témoigne d’une expérience qui, à la manière de Jean de la Croix qui rejette toute phénoménalité, s’extrait d’une relation à un objet, à une présence. Dans tous les cas, la langue mystique relève de l’ « improprietas », de la perte du propre à l’intérieur du langage : elle met en œuvre une rhétorique de l’ineffable, perceptible dans les figures :

5— l’analogie : comme le souligne Carlo Ossola, cette figure, à l’image de la « noche oscura », est prédominante dans les traités de l’apogée de l’ère mystique.

6— l’oxymore : cette figure est récurrente pour traduire un état dialectique marqué par la rencontre des opposés, entre passivité et action. Selon Barbara Piqué, qui étudie le lexique du repos, le père Surin détaille, dans les Dialogues spirituels, l’idée d’un mouvement immobile vers son centre et en son centre, tandis que Fénelon cultive l’incertitude sémantique autour d’un lexique organisé en grands ensembles antithétiques, assimilant le repos à une douloureuse désappropriation de soi. François de Sales, quant à lui, définit le repos comme un abandon bienheureux. Pour Christian Belin, le recours à l’oxymore, dans l’Epithalame de Jean de Saint-Samson, souligne l’inadéquation fondamentale du langage en introduisant de la déraison dans le discours.

7— l’antithèse : figure de l’ineffable étudiée par Sabina Stroppa dans les écrits de Pier Matteo Petrucci, l’antithèse, contrairement à l’oxymore, oppose deux contraires sans les réunir mais aussi sans contradiction. L’ineffabilitas ex parte hominis manifeste une violation de l’impératif de non-contradiction qui régit le discours humain.

8— l’inflation lexicale et métonymique : c’est une constante des textes mystiques, qui paradoxalement tendent au silence tout en cherchant à le cerner par approximations. Anne Ferrari étudie le vocabulaire de la servitude chez Bérulle et montre comment l’auteur aspire à décrire une dépossession radicale. Cet effort se traduit par une inflation lexicale disant la dépendance et prenant une valeur performative à l’intérieur d’un discours converti en « exercice spirituel », en contemplation sans image. Christian Belin souligne que, chez Saint-Samson, le langage des profondeurs cherche à faire entendre un ineffable qui n’est ni silence ni interdit et risque le trop-plein de l’extase charnelle : si le propos est toujours hors de propos, c’est que le silence ne renvoie pas à un au-delà du langage mais à une manière de se taire à l’intérieur des mots ou des phrases. Image, réversion, paronomase sont, selon Hélène Bordes, caractéristiques du style du Traité de l’amour de Dieu de François de Sales, où l’inflation du mot « amour » détermine autant l’espace du divin que celui du prochain.

9Cette inflation va de pair, la plupart du temps, avec une critique de l’activité représentative et une perte de la fonction référentielle, surtout en ce qui concerne l’usage des mots « amour » et « passion ». C’est ce que développe Michèle Clément à propos de La Pratique amoureuse de Saint-Samson, qui institue selon elle une langue étrangère : le discours, dans sa critique de l’activité prédicative, relève davantage de l’apophase que de la théologie négative. Suspendu dans un refus d’affirmer comme de nier, il favorise le déploiement d’une parole qui vide l’énoncé de son contenu, et finit par introduire le doute quand au « je » qui parle. L’auteur, selon elle, en cherchant à définir ce qu’est un mystique, ne parvient à aucun énoncé stable, au point de mettre en doute l’existence des mystiques, en tant que donnée permanente et repérable. Si la langue mystique est une parole qui manifeste l’étrangeté dans la langue, c’est qu’elle est, selon Jacques Le Brun, une langue barbare, comme il l’affirme à propos d’Angélus Silésius, qui s’exprime au croisement du latin, de l’allemand, du néerlandais médiéval et de ses dialectes. Les dernières recherches sur la bibliothèque Angelus Silésius invitent à s’interroger sur le bilinguisme ou même le plurilinguisme mystiques.

10Reste la question de la réception de cette langue « autre », souvent perçue comme excessive et hermétique. Il y a ceux qui cherchent à la rendre accessible, et ceux qui restent résolument à l’extérieur. Anne-Elisabeth Spica montre que Maximilian van der Sandt, dans la Pro theologica mystica clavis, tente d’attribuer une légitimité à la « science des saints » en lui conférant non pas une autorité théologique, mais une autorité en paroles. Il s’agit de rendre le vocabulaire mystique accessible au profane en le présentant de manière objective tout en l’intégrant à une théologie positive : le mystique y apparaît comme un contemplatif parfaitement orthodoxe. Une telle volonté apologétique et pédagogique se retrouve chez Fénelon, qui, selon François Trémolières, entend l’Explication des Maximes des saints comme « une espèce de dictionnaire de la théologie mystique » : il ne s’agit pas seulement de transposer le lexique des simples et des ignorants en langage théologiquement correct, mais de démonter la validité d’un système s’appuyant sur une solide tradition et les vérités de la foi. Quant aux détracteurs des mystiques, ils nient tous la possibilité d’un autre corps de la langue, renvoyant le vocabulaire mystique à un galimatias sacrilège et orgueilleux. C’est en réaction à de tels préjugés que, d’après Sophie Houdard, le père Surin souligne fortement, dans le Guide spirituel, le lien étroit entre le mot et la chose, entre la figure du discours et une expérience dont l’alliance des contraires est pour lui la forme suprême.

11Enfin, ce séminaire « Pour un vocabulaire mystique au XVIIe siècle » a eu le mérite de souligner des filiations essentielles, et de proposer des relectures possibles des auteurs que nous croyons connaître. Giacomo Mori montre combien le style de Jacopone a influencé la littérature classique. Philippe Sellier peint un Pascal au rebours des représentations austères véhiculées par le Romantisme. Selon lui, Pascal, comme Augustin, fut le chantre incomparable de la grâce divine décrite en termes de volupté amoureuse, et sa démarche s’apparente par certains aspects à celle de Jean de la Croix. Laurence de Villairs dresse le portrait d’un Fénelon imprégné de Descartes et d’Augustin, et qui ajoute à la philosophie cartésienne une sorte de phénoménologie de l’ego habité par l’idée d’infini, ce qui rend caduque l’opposition entre le Dieu de la foi et le Dieu des philosophes. On peut même s’interroger sur l’héritage littéraire que nous devons aux mystiques : Benedetta Papasogli souligne, chez les auteurs spirituels du XVIIe siècle, l’existence d’une culture mystique de la mémoire qui n’est peut-être pas sans lien avec la découverte de la mémoire affective qui a dominé la littérature moderne.