Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Alexandre Trudel

Entre écart absolu et passages : la difficile rencontre surréaliste-situationniste

Jérôme Duwa, Surréalistes et situationnistes, vies parallèles, Paris, éditions Dilecta, 2008, 237 p.

1En novembre 1958, le leader de l’Internationale situationniste Guy Debord est convié à un débat organisé par l’ex-surréaliste Noël Arnaud, débat prenant pour question « Le surréalisme est-il mort ou vivant? ». Un public essentiellement composé de la nouvelle garde du mouvement surréaliste de l’après-guerre se rend donc sur lieu pour débattre de la pertinence, de plus en plus contestée, de leur aventure poétique. Pourtant présent lors du débat, Debord décide de communiquer son intervention sur une bande sonore enregistrée plutôt que de parler de vive voix. Le discours de Debord, en plus d’être déclamé avec cette voix si monotone reconnaissable d’entre toutes − rappelons-nous le ton de ses films −, est accompagné de guitare. L’ouverture de ce discours, répondant directement à la question du débat, vaut la peine d’être citée : « Le surréalisme est évidemment vivant, Ses créateurs ne sont pas encore morts. Des gens nouveaux, de plus en plus médiocres il est vrai, s’en réclament. Le surréalisme est connu du grand public comme l’extrême du modernisme et, d’autre part, il est devenu l’objet de jugements universitaires. Il s’agit bien d’une de ces choses qui vivent en même temps que nous, comme le catholicisme et le général de Gaulle »1. Dans ce passage assez typique de la posture de Debord − qui aime tant insulter ou sermonner son public −, on retrouve bien vivant le mépris avec lequel les situationnistes ont considéré leurs contemporains surréalistes, ces compétiteurs pour l’hégémonie de l’avant-garde.

2Une nouvelle monographie du chercheur Jérôme Duwa, Surréalistes et situationnistes : vies parallèles, retrace l’histoire mouvementée des rapports conflictuels qui se sont établis entre l’Internationale lettriste (I.L.,1952-1957) puis leurs descendants de l'International situationniste (I.S., 1957-1972) et les surréalistes, qui se reconstituent, dans le Paris de l’après-guerre, encore une fois autour de la figure centrale d’André Breton. Durant cette seconde période de l’histoire du mouvement surréaliste (de 1946 à 1969), le mouvement de Breton occupe toujours une importance considérable au sein du milieu de l’art européen, mais surtout, il jouit d’une influence majeure sur de nombreux artistes émergeants, notamment du Tiers monde (Caraïbes, Amérique du sud). Si le prestige du mouvement est sur le déclin à Paris même, l’esprit du surréalisme se diffuse désormais partout, modifiant considérablement l’art du XXe siècle. Cette nouvelle puissance internationale du surréalisme, les situationnistes vont la conspuer profondément, l’identifiant à une récupération d’une société marchande qui se plaît à désamorcer toutes les tentatives de subversion portées à sont égard : « La bourgeoisie doit surtout empêcher un nouveau départ de la pensée révolutionnaire. Elle a eu conscience du caractère menaçant du surréalisme. Elle se plaît à constater, maintenant qu’elle a pu le dissoudre dans le commerce esthétique courant, qu’il avait atteint le point extrême du désordre »2. Les lettristes tenteront avec plus ou moins d’aisance de retrouver ce « point de désordre », qu’ils identifient à la première période, « héroïque », du mouvement surréaliste, marquée par les scandales et la provocation3. Les premières années de l’I.L. sont d’ailleurs marquées par divers scandales − comme, par exemple, l’insulte des lettristes à Charlie Chaplin, significative car les surréalistes ont été, avec leur tract « Hands off Love », de grands défenseurs de Chaplin, victime exemplaire, selon eux, du puritanisme américain − qui tentent de retrouver l’esprit du surréalisme des débuts.

3Maintenant que le climat terroriste qui accompagnait ces discordes historiques s’est grandement apaisé, il s’avère désormais possible de considérer autrement le rapport entre les surréalistes et les situationnistes. Et c’est le grand mérite de ce livre que de présenter une toute nouvelle image de ce rapport, éloignée des nombreuses orthodoxies qui ne parlent que le langage de la rupture absolue. Comme le fait justement remarquer Duwa dans l’introduction de son ouvrage, une partie des difficultés découle du fait que l’historiographie officielle a adopté, sans posture critique, le même regard réducteur que les situationnistes nous ont transmis sur leurs contemporains surréalistes :  « la vulgate de la dégénérescence du surréalisme après 1945 sombrant dans l’occultisme de fête foraine est si généralement acceptée sans objection d’aucune sorte que sa réfutation n’est pas une tâche inutile » (p.15). Une des qualités de ce travail de Duwa, c’est justement de présenter, à travers des analyses historiques et de nombreux documents appelés à témoigner,  toute la complexité et la richesse du « second » mouvement surréaliste, loin des clichés et des raccourcis trop souvent utilisés.  Au niveau éthique, Duwa ne cache pas son désir de  « redonner la parole aux surréalistes fâcheusement écrasés par ce qu’il faut bien appeler une mode situationniste faite de jugements expéditifs de retardataires qui auraient bien voulu en être et qui « oublient » le respect que Debord a manifesté à la fin à Breton et à son œuvre » (p.16). Ce qui nous permet de découvrir pour la première fois l’opinion fort négative (s’en étonnera-t-on?) qu’avaient les surréalistes de la seconde génération sur leurs ennemis situationnistes.

4Mais avant d’assumer, à la fin de sa vie, son admiration pour l’auteur de Nadja4, Debord a lui-même lancé cette mode des « jugements expéditifs ». Souvenons-nous de ses analyses du surréalisme dans le Rapport sur la construction des situations… (1957), le fameux manifeste de l’I.S. dans lequel les supposées apories du surréalisme dans la société contemporaine sont durement critiquées. Debord ne manque pas de mettre de l’avant l’attachement surréaliste à l’occultisme, et le blocage politique qui en résulte : « Les restes du mouvement surréaliste orthodoxe, à ce stade sénile-occultiste, sont aussi incapables d’avoir une position idéologique  que d’inventer quoi que ce soit »5. Cette accusation de « déviation » mystico-occulte n’était cependant pas nouvelle, et même avant la Seconde Guerre mondiale, certains commentateurs faisaient remarquer les limitations révolutionnaires que provoquait une telle posture. C’était d’ailleurs un des seuls aspects du mouvement qui retenait l’enthousiasme, pourtant grand, de Walter Benjamin envers le mouvement de Breton. À propos de la fascination qu’exerçait sur les surréalistes la pratique du spiritisme, Benjamin ne cachait pas son irritation : « Qui n’aimerait pas voir ces enfants adoptifs de la révolution rompre de la façon la plus nette avec tout ce qui se pratique dans les conventicules de dames patronnesses décrépites, de militaires en retraite, de trafiquants émigrés ? »6.

5Refusant toutes considérations prenant compte de l’inconscient et ou de la dépossession du sujet, les situationnistes propagent l’idée d’un homme nouveau bien différent de celui défendu par les surréalistes : ne disent-ils pas qu’il « faut aller plus avant, et rationaliser davantage le monde, première condition pour le passionner »7? Leur attachement à la Raison et à une conception volontariste du sujet serait supposé marquer cette différence essentielle entre eux et leurs compétiteurs surréalistes ; Debord ne dit-il pas « l’aventurier est celui qui fait arriver les aventures, plus que celui à qui les aventures arrivent »8 ? C’est ainsi que les situationnistes se sont plu à constamment réduire le potentiel subversif du surréalisme, dénonçant sa promotion de la passivité, de l’irrationnel, de la folie et de clichés métaphysiques comme celui du génie artistique. Ces critiques, souvent réductrices, ne vont pas sans poser problème. Premièrement, comme le rappelait Michael Löwy dans L’Étoile du matin : surréalisme et marxisme,  les surréalistes ont systématiquement refusé d’employer le terme « irrationnel » pour désigner soi leurs œuvres, soi leurs conceptions de l’homme9. Doit-on rappeler le fidèle attachement à la dialectique hégélienne et au matérialisme qui caractérise tout autant Breton que Debord ? C’est d’ailleurs en partie cette question de la fidélité à Hegel qui a provoqué la rupture entre Breton et George Bataille, cet autre grand opposant du surréalisme.

6Duwa fait le pari d’une confrontation égalitaire entre les deux groupes, dans le but fort louable « de démêler ce qui constitue l’originalité des uns et des autres en s’éloignant toujours à la fois du discours déniant toute nouveauté au style situationniste et de son revers conférant une nouveauté absolue à Debord et ses amis » (p.16). Ce qui résulte d’un tel travail comparatif, c’est justement la destruction du mythe, soigneusement entretenu, de l’originalité absolue de l’I.S. Duwa présente une nouvelle image du rapport entre Debord et le surréalisme : « La relation de rivalité avec le surréalisme, qui ne connaît à peu près aucune interruption, semble bien participer à la construction progressive de l’identité situationniste » (p.18). En d’autres termes, Duwa suggère que Debord, tout comme George Bataille, est essentiellement un « ennemi du dedans », un opposant « intérieur » au mouvement surréaliste. Pour l’observateur impartial, il va de soi que les deux groupes partagent beaucoup plus de points en commun que de points de discorde. Outre leur approche « terroriste » de la culture, les mouvements surréaliste et situationniste se réfèrent sans cesse à une même série de sources littéraires et philosophiques dont la similitude ne peut qu’éveiller le soupçon (notons en vrac Sade, Lautréamont, Arthur Cravan, Hegel, Marx). On retrouve aussi chez ces deux groupes une même fascination pour le crime et pour le mal, une même pratique de l’exploration subjectiviste de l’environnement urbain, une même propension pour l’imprévu, et une même vision messianique de l’art devant s’abolir pour se réaliser dans la vie quotidienne. Naturellement, la dérive psychogéographique n’est qu’une variante légèrement modifiée de la flânerie surréaliste (Breton, quand il aurait pris connaissance de la pratique situationniste de la dérive, se serait exprimé ainsi : « Tiens, les lettristes découvrent la promenade ! »10). Chez ces deux groupes, on assiste en outre à une même volonté de ne pas se définir comme une école littéraire, mais plutôt par une aventure collective prenant racine dans le vécu immédiat.

7Un des principaux reproches de l’I.S. envers le mouvement surréaliste est d’ailleurs celui de ne pas avoir résisté à sa propre institutionnalisation, et de s’être constitué, peut-être malgré lui, en école littéraire, et en « objet de jugements universitaires ». Pour les situationnistes, une telle consécration populaire et un tel « embourgeoisement » ne peuvent que trahir les ambitions révolutionnaires initiales.  Pour l’I.S., l’esthétique surréaliste s’est pleinement intégrée au dispositif spectaculaire de la société contemporaine, qui utilise notamment le rêve, la surprise et l’absurde comme autant d’éléments rhétoriques du discours marchand devant manipuler le désir. La volonté révolutionnaire des situationnistes engageait donc un réel souci de clandestinité et du secret devant permettre d’attaquer la société marchande sans possibilité aucune de récupération. L’élimination, à partir de 1961 et des secrètes « Thèses de Hambourg», des artistes actifs au sein de l’I.S. témoigne de cette radicalisation du mouvement, qui refuse désormais toute activité d’autoreprésentation (même si les situationnistes participeront à un certain nombre d’expositions qui contreviennent à cette « directive »). Aux mains du jacobin Debord, l’I.S. devient un groupe sectaire et occulte, mystérieux mais néanmoins actif. Bref, l’I.S. se bâtit volontairement sur le mode du légendaire et du mythologique : seule la rumeur persistante de son existence séditieuse devrait assurer une activité de propagande efficace dans la perspective d’une révolution libertaire à venir.

8Duwa souligne justement que le conflit majeur entre les deux groupes concerne les rapports entre l’esthétique et le politique, et, plus précisément, sur les possibilités révolutionnaires de la poésie. Suite à leur engagement décevant au sein du Parti communiste français et à l’incompréhension de ses instances en charge de la culture, les surréalistes avaient réglé la question abruptement quand ils avaient finalement opté pour considérer les deux domaines, l’esthétique et le politique, comme entièrement indépendants; aux surréalistes revient la « révolution de l’esprit », aux camarades professionnels de la politique, la révolution socialiste (cette « nécessaire » spécialisation des champs politique et artistique était d’ailleurs à la base du commun accord entre Breton et Trotsky lorsqu’ils écrivirent leur « Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant » en 1937). L’I.L. puis l’I.S. refusent cette résignation malheureuse de la poésie à se limiter à son domaine  « spirituel », sans capacité d’intervenir directement au sein du corps social-politique.  

9Dans une lettre à Patrick Straram qui traite du scandale du fameux  Manifeste des 121, que Debord et Bernstein signent malgré le fait qu’elle émane « des pires ennemis de toute recherche révolutionnaire (les Sartre, Nadeau, Mascolo et surréalistes surchauffés) », Debord explique son engouement pour le mouvement : « ces gens en sont venus pour la première fois à se placer, nettement et courageusement, dans une position de pure scandale (disons : scandale artistique, au sens des meilleurs gestes du surréalisme de la bonne époque) » (cité, p.28). On retrouve ici explicitée la conception de la poésie de Debord : celle-ci ne doit plus se contenter d’une existence simplement littéraire; elle doit plutôt intervenir directement sur le social, y créer la division, et, éventuellement, la lutte. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la question du dépassement de l’art : « si ce scandale est artistique, c’est d’une manière telle que l’art travaille ici à son propre dépassement et construit, en somme, une situation sans retour » (p.28).  Dans cette perspective, les diverses prises de position autour du fameux poème d’Aragon  Front Rouge  (1932) permettent de saisir la nature de la mésentente entre les surréalistes et les lettristes de Debord. Alors que les surréalistes dénoncèrent essentiellement dans le poème pro-soviétique d’Aragon sa misère poétique (sa pauvreté formelle), les surréalistes belges applaudirent le geste d’éclat d’Aragon, et le scandale qui s’ensuivit (rappelons que le poème lance un appel à la désertion militaire et au meurtre politique). Pour les surréalistes belges, qui marquent ainsi leur déviance par rapport à l’orthodoxie de Breton, le poème d’Aragon parvient justement à transcender les problèmes et les apories de l’art engagé : « En bref,  puisque Front Rouge déchaîne contre lui l’appareil répressif, il est le poème véritablement subversif, il accomplit ce qu’aucun poème n’avait pu réaliser : être pris au sérieux sans être relégué ipso facto […] sur le terrain de l’expérimentation strictement esthétique » (p.69).

10 Les lettristes de Debord se positionnent dans cette tradition interprétative du rôle propagandiste de la poésie, alors que les surréalistes parisiens rejettent toute conception tacticienne ou utilitariste de la poésie. C’est ainsi qu’on retrouve dans Potlatch « une surprenante défense de la théorie de l’art réaliste socialiste au nom de son efficacité sur une  “faction peu évoluée du prolétariat” » (p.68). Pour ceux qui connaissent uniquement l’époque situationniste, tellement prompte à dénoncer toutes les traditions révolutionnaires instituées (maoïsme, castrisme, etc.) et la nature bureaucratique totalitaire de l’URSS, quelle surprise de découvrir la soviétophilie des ancêtres lettristes! Son regard critique envers les mouvements révolutionnaires autoritaires, Debord va l’acquérir plus tard, lorsqu’il fréquentera le groupe Socialisme ou barbarie, une autre source de sa pensée qu’il a bien pris soin d’occulter. Durant les années pré-situationnistes cependant, la position des lettristes ne permet aucun doute. Ils écrivent, dans Potlatch nº13 : « en des circonstances qui commandent le choix nous nous trouverions naturellement du côté des “mouscotaires” contre leurs maîtres ou les singes de leurs maîtres » (cité, p.55). Le réel de l’antagonisme de la guerre froide est ici accepté, alors que les surréalistes refusent, plus lucidement, la perspective perverse de ce faux choix entre le capitalisme sauvage ou le totalitarisme russe. Quand, en 1961, l’I.S. insulte les surréalistes belges en les qualifiant de « nuance stalinienne du surréalisme », elle tait volontairement les années de collaboration active qu’ont partagées Potlatch et les Lèvres nues, et « la communauté de pensée entre Mariën et les lettristes sur la question soviétique » (p.74).

11Mais peut-être ne doit-on pas prendre trop  au sérieux l’engagement pro-soviétique des lettristes ? C’est ce que suggère Duwa, pour qui cette posture purement provocatrice sert surtout aux lettristes à se distancier des surréalistes parisiens, et de l’ombre envahissant de Breton. Comme l’explique Christophe Bourseiller dans sa préface au livre de Duwa, Debord a toujours craint l’autorité d’une figure paternelle. Mais pour évoluer intellectuellement, il a aussi eu besoin de se mesurer à quelques esprits forts. La relation de Debord à ces figures intellectuelles est marquée par l’ambivalence : autant il souhaite se confronter à elles, autant sa mythologie personnelle exclue toute notion d’héritage, et donc de rapport filial. En ce sens, la stratégie du détournement apparaît comme une tactique psychique de rappropriation « d’un legs dont on se croit exclu » (p.8), comme le souligne justement Bourseiller. C’est ainsi que Debord, après avoir fréquenté activement des penseurs de haute stature comme Henri Lefebvre ou Cornelius Castoriadis, a souvent cherché à taire l’influence pourtant déterminante qu’ont eue sur sa propre pensée ces personnalités. Debord agit de la même manière avec des figures littéraires qu’il ne fréquente que dans ses lectures, des écrivains « papes » comme Breton ou Sartre. Dans le cas de Breton, la position de Debord est particulièrement difficile, vu le grand nombre de points en commun que partage leur mouvement d’avant-garde respectif. Comme le précise Duwa, Debord évolue donc toujours dans un rapport dialectique avec le surréalisme, et s’il privilégie le négatif, il a néanmoins besoin du surréalisme pour se développer et s’autodéfinir : « Debord s’étant donné un ennemi démesuré en la personne d’André Breton, il lui fallait pour l’affronter trouver quelque allié d’une trempe exceptionnelle » (p.61). Cet allié sera précisément − du moins pendant une courte unité de temps − le mouvement surréaliste belge.

12L’aspect le plus intéressant du livre de Duwa tient justement dans cette analyse du rapport qu’ont entretenu les lettristes avec leurs camarades surréalistes de Bruxelles. Si on se fie aux interprétations de Duwa, l’influence du groupe bruxellois est probablement beaucoup plus importante qu’on le croit généralement, au point où « on pourrait même être effleuré par un soupçon : n’y a-t-il pas eu la volonté d’écrire l’histoire de la montée en puissance des situationnistes sans passer par le détour, brouillant fâcheusement les pistes, de Bruxelles » (p.71) ? La figure la plus déterminante dans ce mouvement d’influence est sans nul doute Paul Nougé, que les lettristes rencontrent à Paris en 1954. Discret, excentrique et talentueux, Nougé est un des plus important membres du mouvement surréaliste belge. Debord prend connaissance des écrits de Nougé, alors inconnus en France, quand Marcel Mariën les lui envoie de Belgique en 1954. Comme on le sait maintenant, c’est la position de Nougé et ses amis envers la destinée politique et polémique de la poésie qui « a certainement contribué, pour Debord et ses amis, à penser une sortie de l’inévitable mimétisme du groupe de Breton » (p.61). Si Duwa se défend bien de vouloir « surestimer » l’influence de Nougé et de ses camarades sur l’I.L., il n'expose pas moins de nombreux exemples qui laissent peu de doute sur l’importance de cette influence. Les critiques de l’esthétique surréaliste présentes dans le Rapport sur la construction des situations s’appuieraient sur les critiques de l’automatisme inaugurées par Nougé en 1929 dans sa Conférence de Charleroi. La notion du détournement, élaborée en 1953 par Debord et Gil Wolman, aurait elle aussi été influencée par le concept de « poème tenu en objet » défendu par Nougé. En effet, la poésie pratiquée par Nougé, Magritte et Mariën incluait déjà la récupération puis le collage de divers débris textuels ou visuels à des fins de « propagande d’avant-garde ».  

13C’est aussi la personnalité même de Nougé qui semble avoir impressionnée Debord. Duwa nous rappelle le portrait qu’en a fait Marcel Marciën dans Le Radeau de la mémoire : « Nougé conduisait en permanence une politique des relations humaines dont […] la sincérité était pratiquement bannie. […] Nougé menait, quasi sans relâche, une inquisition fondée sur un système de feintes où le mensonge calculé tenait une place si éminente qu’on pourrait dire qu’il lui ait rendu, sinon conféré pour la première fois, ses lettres de noblesse » (cité, p.60). Comment ici ne pas apercevoir une portrait assez juste de Debord lui-même, surtout quand on se rappelle sa passion pour le baroque, pour la pensée stratégique et pour les auteurs de la duplicité classique, comme Baltasar Gracián ? Le bon stratège, contrairement au prolétariat, a besoin des forces du faux, il a besoin de tirer les ficelles de nos illusions. C’est en habile stratège que Debord a pu occulter ses sources surréalistes, et les nouveaux chercheurs, dégagés des partis pris, ont maintenant le devoir de rétablir les trop nombreuses demi-vérités que nous a léguées l’historiographie officielle de l’I.S.