Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Octobre 2008 (volume 9, numéro 9)
Christian Chelebourg

Fantastique et littératures du surnaturel

Nathalie Prince, Le Fantastique. Paris : Armand Colin, coll. « 128 », 2008, 128 p., EAN 9782200351557

1On peut allier clarté didactique et finesse de la réflexion critique. Nathalie Prince en apporte la preuve en revenant, à l’occasion de ce « 128 », sur la notion de fantastique. Récapitulant d’abord, point par point, les problèmes posés par les différentes définitions de ce « genre », elle parvient à en proposer une approche raisonnée, qui évite les nombreux écueils ainsi repérés. L’un de ses grands mérites, au terme de cette patiente épistémologie du concept, est de réintégrer pleinement le fantastique parmi les littératures du surnaturel : le fantastique, nous dit-elle, se caractérise dans ce vaste champ par le Mal et l’angoisse, il « s’apparente au récit d’un événement surnaturel, irrationnel ou déstabilisant pour l’ordre normatif qui conçoit la réalité, présentant une menace pour celui qui perçoit ce désordre et suscitant une peur, une inquiétude ou un effroi qui fait l’objet même du récit. » (pp. 39-40). En s’affranchissant des critères structuraux — toujours insuffisants, toujours limitatifs — pour privilégier une approche affective et sociologique de la fantasticité, N. Prince offre une conception souple et ouverte du phénomène, qui permet de rendre compte de sa diversité et de ses évolutions : on comprend en effet que, si le fantastique s’est montré si mouvant au cours de l’histoire, c’est que les peurs sont elles-mêmes changeantes.

2La perspective a l’avantage de trancher le stérile débat entre une hypothétique essence du fantastique et la réalité de son existence multiple, protéiforme ; au fond, elle tire profit de ce qui avait jusque-là posé problème à la théorie en stipulant que « le feuilletage historique est indissociable de la définition du fantastique » (p. 41). De là une nécessité d’aborder le fantastique en diachronie, ce que fait la deuxième partie de l’ouvrage en en relevant les principales configurations depuis ses balbutiements dans la première littérature gothique, jusqu’aux romans de Stephen King. Le fantastique romantique, placé sous le signe de l’hybridité propre au Märchen, se caractérise par sa diversité ; il est enclin au grotesque (Hoffmann, Poe), soucieux d’explorer toutes les ressources de la fantaisie, du cauchemar, de la folie (Nodier). Puis, sous l’influence de la psychiatrie, vient le fantastique « classique » — canonique, si l’on préfère —, tourné vers les peurs intérieures, plus psychologique quant à ses motifs (Maupassant), plus technique quant à son expression (Henry James). Avec la décadence, le positivisme tend à chasser le surnaturel explicite ; les fantômes ne font plus peur, mais on les côtoie ; le privilège est accordé au bizarre (Lorrain), au déviant (Rachilde) : ancré dans le réel, le fantastique se dresse contre la morale bourgeoise (Stevenson, Wilde). La modernité, elle, a trouvé la voie d’un renouvellement dans l’intellectualisation des peurs (Kafka) et vu un retour de l’inspiration gothique à travers un fantastique horrifique fondé, non plus sur la suggestion, mais sur l’excès et la monstration (Lovecraft, King, Barker).

3La poétique fantastique oscille en fait entre litote et hyperbole. Pour provoquer la peur du surnaturel chez des lecteurs le plus souvent incrédules, les fantastiqueurs ont développé, dans la sourdine ou le « surdire », des écritures divergentes qui se rejoignent pourtant dans une commune inclination à l’excès. Ils ont aussi privilégié le genre de la nouvelle, dont la « poétique de l’immédiateté » (p. 79) répond au besoin de produire sur le lecteur un effet intense. La nouvelle sert en outre le fantastique en favorisant la valorisation du détail bizarre, intriguant ; elle permet, par sa concentration, de faire vivre l’irréel : « […] elle seule peut, de manière performative, faire être ce qu’elle dit et, pour un court temps, nous confronter et nous faire croire à l’incroyable. » (p. 81). Les chutes qu’elle autorise, notamment, placent volontiers le lecteur en situation d’interpréter un phénomène sans en avoir tous les moyens, l’invitant de la sorte à évoquer la transcendance.

4Parmi les littératures du surnaturel, le fantastique se distingue par l’importance accordée à l’individu, au personnage : « Dans les contes merveilleux, le surnaturel peut être une production sociale ou collective : tout le monde le voit, le connaît, le sait. Dans le fantastique, il s’agit d’une expérience singulière, personnelle […]. » (p. 82). Le héros fantastique est un être solitaire et ordinaire, parfois jusqu’à l’anonymat ; il doit favoriser l’identification au lecteur et être crédible : c’est pourquoi il s’agit le plus souvent d’un homme, les femmes et les enfants étant présumés plus crédules. Il est aussi volontiers narrateur, car « la première personne permet toutes les incertitudes et tous les questionnements » (p. 85). C’est au point que le « Je », saisi par l’effroi, submergé par la crise de sa raison, peut devenir lui-même le phénomène fantastique.

5La fantasticité tient aussi à la déclinaison d’un certain nombre de thèmes. Ainsi, pour ce qui concerne les lieux — volontiers stéréotypés —, le récit fantastique se construit-il « sur la dialectique de l’hospes et de l’hostis, de l’hôte et de l’étranger, l’un et l’autre pouvant être […] l’hostia (la victime) de l’un et de l’autre » (p. 95). Quant aux objets, ils deviennent fantastiques en se faisant sujets, autrement dit en s’animant. À l’inverse, dans le thème du double, c’est le moi qui devient objet : dès lors, qu’il soit identique au sujet ou incarne son négatif, il est toujours un scandale pour sa raison. La représentation romantique de la dualité féminine participe de ce thème et le relie à celui des amours fantastiques. Parce qu’elle renvoie au fantasme par l’intermédiaire du phantasma (le fantôme), l’écriture fantastique est souvent une écriture du désir, « mais l’éros fantastique n’aime que lorsque c’est impossible, irréel ou inconvenant » (p. 101).

6En parcourant de la sorte, dans une optique de phénoménologie littéraire, l’épistémologie du genre, son histoire, sa poétique et sa topique, Nathalie Prince en donne un panorama dans lequel la nécessité de la synthèse ne nuit pas à l’évident plaisir d’avancer quelques analyses originales. Un dossier critique reprenant divers points de vue d’écrivains sur « l’esprit du fantastique » conclut judicieusement ce travail dont l’ample corpus dessine par ailleurs les contours d’une riche anthologie du fantastique occidental — le lecteur curieux saura en faire bon usage.