Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Novembre 2008 (volume 9, numéro 10)
Jean-Louis Cornille

L’homme 100 têtes

Charles Grivel, Alexandre Dumas, l’homme 100 têtes, Lille, Presses universitaires du Septentrion, coll. Objet, 2008. EAN : 9782757400371.

1Malgré ce qu’en dit le titre (on songe à Max Ernst, à sa femme sans tête), il s’agit ici moins d’un collage que d’un travail de fouille ; d’un déterrement, et même d‘un désenterrement (d’ailleurs aussitôt suivi d‘un réenfouissement). Il y faut le flair d’un chien de chasse, pas forcément de race. Le chien de Niggerville ? C’est ici celui de Charles Grivel. Or quel est l’os que l’on recherche, et quelle la substantifique moelle que l‘on en espère sucer ? Lorsque, en 2002, Alexandre Dumas fut (après dés-inhumation) inhumé au Panthéon, à l’occasion du bicentenaire de sa naissance, il s’est trouvé un quotidien politiquement correct pour s’exclamer : “Enfin un noir au Panthéon”. La France bleu blanc beur, enfin multicolore jusque dans ses institutions les plus conservatrices ! On y accueillait en effet, parmi les grands hommes de la patrie, un auteur des Caraïbes françaises. Pourtant, ce n’était pas Aimée Césaire, encore vivant alors, qu’on honorait de la sorte : mais Alexandre Dumas, né en 1802 en France, et quarteron — fils d’un général Dumas dont la mère était une esclave noire de Saint-Domingue. Dumas, nom de plume, et nom du père, est donc avant tout le nom de cette grand-mère, qu‘épousa le marquis Davy de la Pailleterie, un noble français égaré dans ces terres (non loin d‘un îlet nommé déjà Monte-Cristo) — dont le fils mulâtre, devenu général, s’était empressé d’abandonner le patronyme rutilant qui ne seyait guère en ces temps révolutionnaires. Le petit-fils, devenu littérateur (la généalogie se complique, lorsqu‘on l‘appellera “Dumas père“), lui, ne cessera de tourner (et de se retourner) autour de ces deux pôles extrêmes de son identité. Si son œuvre théâtrale est respectée, sa production romanesque l’est beaucoup moins : cela n‘est pas de la littérature, lit-on souvent, ou ce n‘en est que de la pire espèce, de la populaire (comme on dit de la soupe). Les deux sont liés : si l’auteur en fait trop, c’est qu’il cherche par là visiblement à se prouver plus blanc qu‘il n‘est. On loue sa faconde, mais sa fécondité même est suspecte : Baudelaire, par exemple (une des rares fois qu’il mentionne Dumas dans sa correspondance), louant sa vitalité, s‘empresse d‘ajouter qu’il s’agit là d’une “vitalité de nègre“. On n’a du reste cessé de le dénigrer pour cela même, en soutenant qu’il n’était de son œuvre pas l’auteur véritable, qu’il s’entourait de collaborateurs, de “nègres“ pour tout dire.

2Mais si, sur une œuvre aussi gigantesque (plus de 300 titres), le soupçon pèse encore, n’est-ce pas à vrai dire parce que l’auteur était lui-même nègre ? C’est aussi que les rapports de race sont depuis longtemps inscrits au plus intime de ce qu’on entend par écriture : on écrit, on imprime, on est lu ou on lit toujours “noir sur blanc“. Cependant, avec Dumas, on dirait bien que le rapport s’inverse soudain : voilà qu’on écrit blanc sur noir, qu’on écrit pour se blanchir. Grivel, qui parle même de blanchisserie générale (on n’en est pas encore à faire, comme de nos jours, l’éloge du métissage), multiplie les exemples, dans l’œuvre dumassienne, de telles opérations visant à une éradication toujours impossible du noirâtre (tache ou tare diabolique), opérations qui se font d’ailleurs toujours de façon indirecte, par la bande, sous secret, et qui finissent, grâce au blanchiment, par donner de l’hybride ou du métissé (gris de peau) comme solution imaginaire plus ou moins satisfaisante. C’est l’enjeu majeur, sinon le seul, des fictions d’Alexandre Dumas, et ses héros, parfois bâtards, et toujours sombres, au passé trouble, sont aussi souvent ses doubles1. Ces liens de parenté secrets entre l’écrivain et ses personnages vont d’ailleurs quelquefois dans les deux sens, au point que l‘on ne sait plus vraiment qui est pour finir le double de l‘autre : il arriva ainsi à Dumas, comme lui-même le raconte, de se faire mordre par son chien (à la main droite, celle avec laquelle il écrit), alors qu’il était, au même moment, en train de rédiger Le Bâtard de Mauléon, une fiction dans laquelle, “par une singulière analogie de situation”, un More se faisait assaillir déjà par un chien ! Beau cas du prolongement d’un texte dans le réel — un réel qui ne fait plus qu’obéir aux injonctions d’une fiction dangereusement prémonitoire. C’est une coïncidence qui semble avoir troublé suffisamment Grivel pour que celui-ci fasse l’analyse de ce passage par deux fois, à deux cents pages d‘intervalle. Mais il y a de quoi : car, au détour de cet incident, c‘est à vrai dire la meute (molosse ou “white dog”) qui continue de traquer l‘esclave marron. Voilà qui bizarrement explique l’amour de Dumas pour la chasse et les bons chiens.

3Encouragé par cet exemple, osons donc à notre tour nous livrer à un petit collage (un bon livre ne demande-t-il pas à être prolongé ?) ; mais attention, on trace un parallèle, non pas un recoupement. On tâchera donc, afin d‘éclairer le cas Dumas, là où il se tait, d’évoquer le cas inverse, tout aussi rare, d’un blanc qui n’a cessé de vouloir le noir. Car un “blanc” désigne aussi un trou dans le texte. Et ce trou est par définition noir : des ossements (forcément blanchis) y reposent. Au fond de cette fosse gît en effet une vieille négresse : Marie-Césette Dumas. La grand-mère. Si Grivel en parle peu, c’est parce qu’Alexandre lui-même n’en parle guère — alors que c’est elle pourtant qui se trouve à l’origine de la “tare”, que c’est elle, en d’autres mots, l’origine absolue. Mais on ne trouvera pas son cadavre sous l‘œuvre dumassienne. Peut-être faut-il l’aller trouver ailleurs. Peut-être même faut-il aller voir sous celle, contemporaine, de Charles Baudelaire, qui le 18 novembre 1853, commence ainsi une lettre — au moment où il cherche à rompre avec sa maîtresse en titre, sa “femme”, sa moitié (à moitié noire, ce qui ne manqua pas de le singulariser beaucoup à cette époque — s’adjoignant le noir à des fins évidemment inverses de celles de Dumas qui cherchait, par le blanc, à redorer son blason) : “Ma chère mère, j’ai eu avant-hier quelqu’un à enterrer”. Il s’agit en l’occurrence de la mère de Jeanne Duval, pour l‘enterrement de laquelle le poète essaie de soutirer une petite somme à sa mère. Ce qu’on ne parvient à lire chez l’un, se trouve ainsi énoncé chez l’autre : c’était “une vieille négresse à l’air respectable, à gros et gras cheveux”, que Baudelaire n’aimait guère, qu’il disait presque haïr, avec laquelle il eut de nombreuses “scènes”, mais qu’il prit néanmoins sur lui de faire inhumer civilement, plutôt que de la laisser pourrir en fosse commune, telle une charogne. Aussi, un bon mois plus tard, le cadavre sera-t-il, aux frais de Baudelaire (c’est-à-dire de sa mère), exhumé afin d’être inhumé à nouveau en concession (selon un double rituel fort propagé dans les Îles). Or voici le plus étrange! Alors qu’il n’arrive que fort rarement à Baudelaire de le citer, il est question dans cette même lettre d’Alexandre Dumas (dont il apprécie les pièces, mais dont il goûte nettement moins les feuilletons) : “Mes poésies, ou du moins quelques-unes vont peut-être paraître dans le nouveau journal de Dumas“ (le Mousquetaire). Il n’en sera rien. Par contre, viennent bien de paraître, Baudelaire le signale dans cette même lettre, deux de ses traductions de Poe, “Le Chat noir” et “Morella“ (dans le Paris, du 13 au 15 novembre) : la première raconte l’histoire de l’emmurement d’une femme (blanche) et de son chat (noir) ; quant à l’autre, est-ce la More ou la Morte qu‘il faut y lire ? On le sait, Jeanne aussi était née à Saint-Domingue. Peut-être Baudelaire s’est-il souvenu, en novembre 1853, des bons soins qu’il reçut d’elle, après sa dérisoire tentative de suicide, fin juin 1845 : il se remit en effet de sa blessure auprès de Jeanne, qui logeait alors chez sa mère, Mme Duval (de son vrai nom Jeanne Lemaire). Etrangement, celle-ci habitait, comme le signale alors une lettre que Baudelaire envoie à sa mère, à l’adresse suivante : rue de la Femme-sans-Tête, 6. Plus laconiquement encore, à Banville, cette même requête : “adressez votre réponse chez Mme Duval - Femme-sans-tête”. On voit par quels détours, hors de son œuvre, mais toujours dans le texte, l’homme 100 têtes finit par l’y rejoindre.