Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Décembre 2008 (volume 9, numéro 11)
Pascale Hummel

Au nom de l’image : les revues de 1880 à 1920

L’Europe des revues (1880-1920). Estampes, photographies, illustrations, sous la direction d’Évanghélia Stead & Hélène Védrine, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008. 608 p., EAN 9782840505921

1Publié dans la collection « Histoire de l’imprimé » dirigée par François Moureau et dans la sous-collection « Répertoire des pastiches et parodies littéraires des XIXe et XXe siècles » dirigée par Paul Aron et Jacques Espagnon, le gros volume que voici a bénéficié du concours financier de l’UMR 7171 « Écritures de la modernité » (Université Paris III), du Centre de recherche sur la littérature française du XIXe siècle, de l’École doctorale III (« Littératures françaises et comparée ») et du Conseil scientifique de l’Université Paris-Sorbonne.

2L’avant-propos, intitulé « La force et l’expansion de l’image » et rédigé par les deux éditrices scientifiques du volume, Évanghélia Stead et Hélène Védrine, analyse le passage progressif vers une ostentation, par le biais d’une comparaison de deux publicités (respectivement de 1906 et de 1965) pour « BHRRH » et « BYRRH ». Les contributions de l’ouvrage, expliquent-elles, prennent résolument la parole au nom de l’image, le plus souvent absente d’un domaine de recherche en pleine expansion, généralement axé sur le contenu intellectuel des revues, sur les idées et les hommes. La matérialité de l’image demande indiscutablement à être étudiée. Au cours de la période choisie pour cette étude, à savoir les décennies 1880-1920, la revue se caractérise par sa forme hybride. Or la production périodique est traditionnellement abordée d’après un spectre combinant périodicité et contenu. L’échange des codes typographiques et iconographiques suggère la parenté de la revue avec la presse, de même que format et matérialité trahissent une contamination avec le livre, l’album et le portfolio d’estampes. Située entre la librairie et la galerie d’art, la revue tend aussi vers l’affiche, la scène et l’écran. Cette hybridité formelle est redoublée et induite par l’hybridité des techniques. Au tournant des XIXe et XXe siècles apparaissent, à côté des techniques traditionnelles et des gravures originales, des procédés de reproduction photomécaniques. À partir de là se modifient en profondeur la relation entre le texte et l’image, la nature même de la revue, sa dimension conceptuelle autant que visuelle. Mais une revue innovante sur le plan technique peut être conservatrice du point de vue des idées, et l’inverse. La revue artistique et littéraire n’est pas à envisager comme un sous-ensemble de l’histoire de la presse, ou une sous-catégorie de l’histoire du livre ou de l’estampe. Entre 1880 et 1920, elle se situe dans une tension entre le sériel et l’unique, entre l’industrialisation culturelle et la rareté, entre la diffusion en série et la divulgation élitiste.

3Dans un premier temps, ce volume fait le point sur les bouleversements culturels et techniques ; il met en évidence les hybridités formelles et leur absence de convergence esthétique. Dans un second temps, il s’intéresse aux bouleversements esthétiques issus de ces hybridités, au sein de domaines géographiques et génériques variés. Dans un contexte historique général de mutation des formes et des idées, la revue joue un rôle essentiel parce qu’elle est l’instrument même de la circulation et de l’amalgame. Prise comme un tout signifiant, et en dehors de la séparation traditionnelle entre fin-de-siècle et avant-gardes, elle devient l’instrument permettant d’appréhender autrement les mouvements esthétiques et littéraires. Les typologies de l’image se trouvent ainsi brouillées, tout comme les clivages de l’historiographie traditionnelle entre savant et populaire, entre beaux-arts, arts décoratifs et arts appliqués, entre art et commerce, unique et multiple, majeur et mineur.  

4Pour saisir de tels objets polymorphes, les responsables de cette entreprise collective créent un faisceau de regards croisés et adoptent un certain nombre de postulats méthodologiques. Les objets servent ici de point de départ aux idées. Une ouverture géographique large fait toute leur place aux revues françaises, allemandes, suisses, anglaises, espagnoles et catalanes, hongroises, italiennes, polonaises et russes, et montre ainsi que les traits matériels et intellectuels de l’image circulent, se synthétisent et se redistribuent dans l’espace européen. La question des échanges de cultures et de modèles plane sur toute l’investigation. La synergie entre spécialistes de différentes littératures, comparatistes, historiens de l’art, historiens de la presse, médiologues et conservateurs de musée favorise une approche des revues dans leur totalité matérielle et conceptuelle.

5L’introduction de Michel Melot, sous le titre « L’image et les périodiques en Europe entre deux siècles (1880-1920) », éclaire les enjeux de l’enquête pour la période choisie. Le 29 juillet 1881 se trouve promulguée la loi sur la liberté de la presse, qui sert de modèle à l’Europe entière et suscite un déluge de publications. Le bond que connaît la presse illustrée se heurte d’abord à la crise économique sévissant dans le monde entier. La demande sociale précède l’innovation technique ; l’arrivée de la couleur apparaît comme une révolution technique. La redistribution sociale appelle une diversification des goûts dont la presse est le vecteur. Elle s’accompagne d’une reconversion intellectuelle se traduisant par de nouveaux modes de pensée. La période couverte par ce volume recoupe celle d’une profonde crise du livre et de l’édition, concurrencée par une presse abondante, mais également dévalorisée aux yeux de l’élite par l’enseignement public et gratuit, qui, comme de nos jours, suscite une littérature pessimiste déplorant le nivellement des esprits et la mort de la culture. L’irruption massive de l’image dans la presse entraîne la fragmentation de la pensée et une rupture rythmique de l’écriture en plages visuelles à la temporalité spécifique. Entre 1880 et 1920 se produit une profonde révision de la notion de temps.

6L’ouvrage se décompose en deux parties. La première partie aborde « La revue et ses contextes ». Le chapitre 1 est intitulé « Miroirs d’un monde qui change. Les revues, la presse et la photographie ». Jean-Pierre Bacot étudie « Les numéros spéciaux de L’Illustration (1880-1930) : objets hybrides, célèbres et méconnus » pour divers pays ayant connu pareil phénomène au cours de la même période. Les numéros spéciaux vulgarisent un ensemble de savoirs culturels, sur un fond idéologique classique de célébration de la famille chrétienne. Les numéros de Noël forment la base de ce qui ensuite devient une collection diversifiée et multiple. Le Salon des Artistes scande également les parutions de numéros spéciaux de L’Illustration en France. La Grande Guerre emballe cette machine éditoriale. Les numéros spéciaux remplissent une fonction de vulgarisation, un rôle pédagogique de transmission des connaissances utiles par l’image et le texte, ainsi qu’une fonction culturelle et de construction de la mémoire. Charles Grivel dans « La case-photo. Mise en scène illustrative et documentation dans le périodique de photographie entre deux siècles » étudie le double mouvement de valorisation-dévalorisation de l’image-photo à fonction illustrative, particulièrement sensible dans les périodiques de l’époque et analyse le paramètre illustratif dans quelques revues de photographie des années 1900. Plusieurs facteurs déterminent la nature de l’objet d’illustration : la fréquence des illustrations photographiques selon leur rapport aux images issues d’autres procédés ; la conjoncture ; l’insertion, in-texte ou hors-texte ; la mise en page ; le cadre, la forme et le format ; l’objet proprement dit. Les diverses fonctions représentées sont : l’exemplarité ; le mérite ; la performance ; la valeur documentaire ou informative ; la valeur ornementale ; la valeur d’emprunt ; la valeur illustrative. Quatre éléments interviennent : le commentaire en légende ; le commentaire placé dans l’article d’accompagnement ; le style propre à l’image photographique en elle-même ; le choix théorique de la revue. Paul Edwards, « L’imaginaire photolittéraire des périodiques (1889-1907) », explique la façon dont une esthétique complexe de la photolittérature se trouve élaborée par les deux photographes Gervais-Courtellemont pour L’Algérie artistique (1889-1893) et La Chronique africaine (1892-1893) et Lagrange pour La Grande Vie (1899-1900) / La Vie de Paris (1901-1902). Enfin, Barbara Duttenhöfer aborde la question « Photographie et féminisme dans la presse illustrée en Russie et en Allemagne au début du XXe siècle ».

7Le chapitre 2 s’intitule « Traditions et innovations. Les revues, l’estampe d’art et le livre ». Sophie Pauliac, « L’Artiste fin-de-siècle : le renouveau d’une revue illustrée », étudie les années 1880-1890 comme une phase de renouveau. Geneviève Lacambre, dans « La revue Le Japon artistique (1888-1891) et les publications périodiques en histoire de l’art », analyse la diffusion par l’image des connaissances en histoire de l’art. L’article « Entre le mur et la page : Les Lettres et les arts (1886-1889), un périodique illustré de la maison Goupil » de Pierre-Lin Renié retrace l’histoire de la maison d’édition d’art Goupil, active de 1827 à 1920, qui incarne exemplairement la révolution bouleversant le régime des images au cours du XIXe siècle ; elle offre un modèle de concentration alliant deux activités complémentaires, la vente de tableaux et l’édition de reproductions en estampes ou en photographie, auxquelles s’ajoute à partir des années 1880 la publication de livres et revues illustrés. Luce Abélès porte son attention sur « Les revues de l’image et du livre (1890-1897) et l’illustration en question ».

8Le chapitre 3 s’intitule « L’élan du spectacle. Les revues et la scène ». Romain Piana, « Du périodique à la scène, et retour : la revue de fin d’année illustrée », analyse le passage de la revue-volume à la revue de théâtre. Phillip Dennis Cate, dans « Illustrer le chat noir : le rôle des revues dans la promotion du premier “cabaret artistique” de Montmartre (1882-1897) », montre la façon dont pendant les deux dernières décennies du XIXe siècle le cabaret du Chat noir (1881-1897) joue un rôle fondamental dans l’émergence de Montmartre en tant que centre littéraire et artistique de l’avant-garde parisienne. Philippe Kaenel, « Du Chat noir au Sapajou : les échanges artistiques et satiriques entre Paris et la Suisse autour de 1900 », éclaire l’histoire du Sapajou, un théâtre et journal humoristique de Genève.

9La deuxième partie propose un panorama des revues en Europe. Le chapitre 4 est consacré aux « Petites revues françaises. Vers une transgression des écoles ». Bénédicte Didier, « Les revues bohèmes de la fin du XIXe siècle : un espace de création et de récréation », montre la façon dont poésie et musique s’associent à l’image dès les débuts du cercle hydropathe en 1878. Les lois de la décomposition de la forme, qu’elle soit artistique ou littéraire, et de la juxtaposition des genres et des styles éclairent les ferments de la nouveauté en lien avec les futures synthèses cubistes et les collages surréalistes. Selon Alexia Kalantzis, « Rémy de Gourmont et L’Ymagier (1894-1896) : une utilisation symboliste du rapport texte-image », Gourmont et Jarry, en plaçant l’image au centre de la revue, mettent en valeur le langage de l’image et la dimension visuelle de l’écriture selon une relation d’équivalence. Texte et image sont deux variations sur une même esthétique. L’Ymagier apparaît comme un art poétique indirect, où s’expriment la revalorisation du Moyen Âge, époque mystique par excellence, et le rapprochement, plus net encore, entre la nouvelle école et ces artistes oubliés. L’image, idéal de synthèse et de déformation, est un modèle pour le texte lui-même pourvu d’une dimension visionnaire et matérielle. Nathalie Froloff, « Le Centaure et ses modèles anglais, The Pageant et The Yellow book », étudie les codes et motifs de trois revues luxueuses. La volonté de raffinement et d’esthétisme, alliée à une conception de l’art comme artisanat, explique les multiples échos entre les trois revues : elle signifie l’appartenance au même cénacle et le désir de faire partie d’une avant-garde.

10Le chapitre 5, intitulé « Le modernisme des petites revues britanniques », enchaîne des études pointues : « Petites revues Arts & Crafts : The Century Guild Hobby Horse, The Evergreen et The Acorn » d’Imogen Hart, « Le symbolisme dans les petites revues britanniques : The Dome (1897-1900) et The Dial (1889-1897) » de David Peters Corbett, « Harmonie, discorde et différence : la revue Rhythm et le modernisme » de Peter Brooker, et « Les goûts modernes : la culture publicitaire visuelle et verbale dans les revues modernistes » d’Andrew Thacker, qui éclaire la façon dont la disjonction entre texte et image, à l’œuvre dans certaines revues, reflète une allégeance à certaines traditions des arts décoratifs, comme celle du « beau livre » qui date de la fin du XIXe siècle.

11Le chapitre 6 aborde « L’avènement de l’art nouveau en Europe ». Danuta Knysz-Tomaszewska et Grzegorz Pawel Babiak étudient « Le dialogue texte-image dans La Chimère (Varsovie, 1901-1907) ». Dans « L’homogénéisation de l’image, de l’ornement et du texte dans quatre périodiques Art Nouveau hongrois », Katalin Gellér montre que la notion d’illustration s’élargit : englobant les reproductions de tableaux, de sculptures, etc., elle définit l’œuvre graphique originale et les ornements, jusqu’à devenir elle-même reproduction. Eliseo Trenc, « Entre l’image et le texte dans les revues hispaniques autour de 1900. Séparations, juxtapositions, enlacements, superpositions, fusions, confusions », analyse la tendance à relier l’illustration au texte, à dépasser le schéma traditionnel de la juxtaposition et de la séparation spatiale des deux éléments, jusqu’à réaliser une cohabitation dans un même espace, celui de la page rectangulaire, et souvent même une interpénétration, lorsque l’image pénètre l’espace textuel. Ursula E. Koch prend pour objet la revue Jugend dans « Jugend, revue artistique, littéraire, politique et satirique : un monstre sacré de la Belle Époque munichoise ».

12Le chapitre 7 propose quelques « Prolongements futuristes ». François Livi étudie « L’axe culturel Paris-Florence : Lacerba (1913-1915), instrument du dialogue entre les avant-gardes ». Dans « Les almanachs du futurisme russe, une forme particulière de revue : l’exemple de Vzorval », Ada Ackerman retrace la façon dont les futuristes, par réaction aux luxueuses revues symbolistes, privilégient le décalage, en créant des almanachs d’un type nouveau, en rupture totale avec les autres publications, où le pictural est au service du texte.

13Les bibliographies particulières concluant chaque article et une copieuse bibliographie finale, jointes à d’utiles index, achèvent de faire de ce volume un outil de travail d’excellente qualité. Des myriades de détails passionnants attestent le soin minutieux des contributeurs, tous remarquablement enthousiastes et compétents. Il manque finalement à la présente recension l’agrément iconographique de quelques illustrations pour rendre compte plus fidèlement de tout le charme de cette belle publication.