Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Février 2009 (volume 10, numéro 2)
Mélanie Potevin

L’écriture migrante : une catégorie en devenir

Écriture Migrante / Migrant Writing, Danielle Dumontet et Frank Zipfel (éd.), Hildesheim : Olms Verlag, coll. « Passages/Passagen », 2008, 217 p., EAN 9783487135755.

1« Écriture Migrantes, immigrante, trans-, inter-, multiculturelle, hybride », autant de termes qui se sont imposés ces dernières années dans le champ de la critique littéraire sans toutefois être clairement définis. Cet ouvrage collectif rassemble les contributions issues d’un colloque qui interrogeait les concepts permettant d’aborder les textes littéraires issus de la migration, s’intéressant plus particulièrement au cas du Québec. Composé de quinze articles, le recueil aborde la problématique sous divers angles ; il regroupe à la fois des articles théoriques qui discutent la définition de l’« écriture migrante » et des articles proposant des analyses d’œuvres plus spécifiques.

2Après une introduction de Danielle Dumontet et de Frank Zipfel rappelant l’origine de la notion d’« écriture migrante » et le contexte dans lequel celle-ci s’est développée, Frank Zipfel propose une analyse systématique des différents concepts attachés à la migration : les termes allemands de Multi-, Inter-, Transkulturalität, les termes français de métissage et de créolisation, terminant par la notion anglaise de hybridity. Cette approche historique de la critique littéraire permet de soulever des confusions récurrentes, comme l’usage de hybridity sans distinguer l’hybridité textuelle de l’hybridité culturelle, l’une n’entraînant pas forcément l’autre. L’auteur résume son article en proposant deux termes pour la critique littéraire : celui de intercultural literature et de hybridity/creolization in literary texts. Le premier serait particulièrement adapté pour les textes traitant la question des relations entre les cultures, alors que le deuxième serait réservé à l’hybridité textuelle.

3Dans l’article qui suit, Thomas Wägenbaur cherche plus particulièrement les aspects cognitifs de la « migrance » littéraire. Son étude s’appuie sur une étude approfondie de Kafka et la complexité de la construction de ses textes à partir d’éléments pourtant simples. Cela lui permet d’établir un parallèle avec les écrivains migrants qui useraient de la même complexité  structurelle.

4Suivent deux articles très utiles pour comprendre les enjeux sous-tendus par la distinction « centre/périphérie ».

5Pierre Halen, tout d’abord, fait la distinction entre « littératures migrantes » et « littératures (issues) de l’immigration », il met en garde contre la tendance « francophoniste » qui consiste à favoriser les littératures issues de l’immigration simplement pour se donner bonne conscience. Alors que le migrant s’adapte davantage aux codes de légitimation du centre, l’écrivain « immigré » (et il part de l’exemple de Malika Abdi) interroge davantage le système et « conforte l’indépendance relative des domaines-satellites » (p. 47).

6L’article de Véronique Porra, tout en s’attaquant à la notion de « méridien littéraire » et à la relation centre-périphérie, prend appui sur la comparaison des écritures migrantes en France et au Québec. Cette comparaison vise à prouver la nécessité de prendre en compte l’histoire politique, sociale et littéraire du « centre ». Ainsi, un migrant au Québec n’arrivera pas du tout dans le même contexte qu’un migrant en France. Cette démonstration, s’appuyant notamment sur trois niveaux d’analyse métaphorique, vise à remettre en cause les notions de centre-périphérie et à prendre en compte les divers facteurs qui permettent d’analyser et de considérer la littérature francophone.

7Les trois articles suivants reprennent les distinctions terminologiques en les appliquant plus précisément au cas du Québec. Clément Moisan part de la distinction entre « écriture migrante » et « écritures migrantes ». Il s’agit, selon lui, d’interroger la relation qui s’instaure entre les identités. De la même manière, il reprend la distinction faite par Pierre Nepveu entre « littérature migrante » et « littérature immigrante ». Daniel Chartier poursuit cette réflexion sur « migrante-immigrante » : tout comme Véronique Porra, il insiste sur la nécessité de prendre en compte plusieurs perspectives au moment de classer les œuvres (les marques de l’immigration dans le texte, les effets de la lecture et la situation historique de l’œuvre et de son auteur). L’article de Danielle Dumontet s’intéresse plus précisément à la poétique migrante en s’appuyant sur l’œuvre d’Édouard Glissant. Reprenant le débat à l’origine de la distinction entre « écriture migrante » et « littérature québécoise », elle montre comment le système littéraire national québécois était déjà prévu pour concevoir la « marge ». La fragmentation qui caractérise l’identité du migrant serait métaphorisée par la fragmentation textuelle.

8Les cinq articles qui suivent s’appuient sur des études d’œuvres. Lise Gauvin réalise ainsi une étude comparée de Marco Micone et Adrien Pasquali. Pour Micone, on peut parler d’entre-deux identitaire : il a montré l’influence de la culture d’origine sur la culture d’accueil, à condition que la culture immigrée soir « légitimée » (autre expression qui ne semble pas aller d’elle-même). Alors que pour lui la culture immigrée est une « culture de transition, de modulations ou de passages » (p. 111), Pasquali privilégie la figure du migrant, associée à l’errance, au voyage. L’article de Peter G. Klaus s’intéresse à l’apport des écrivains haïtiens à la littérature québécoise. Tout en interrogeant le terme de « québécitude » tel que définit par Régine Robin, — et qui n’est pas sans contredire ce qui a été dit précédemment sur une certaine ouverture multiculturelle intrinsèque au Québec — Klaus montre comment certains écrivains Haïtiens ont enrichi la création littéraire. Il donne l’exemple de René Depestre utilisant un « français tropical et sensuel », mais aussi d’écrivains comme Gérard Etienne et Stanley Péan qui ont permis l’introduction du « réalisme merveilleux » au Québec. Françoise Naudillon s’appuie sur le texte La dot de Sara de Marie-Célie Agnant, écrivaine née en Haïti mais vivant au Québec. Son œuvre traite la question de la construction de la féminité au cœur de l’errance culturelle. L’article de Hafi Gafaïti est en rupture avec ce qui précède, abordant le thème de la littérature « beur » au Québec, avec l’exemple de Mauricio Segura. Après un rappel historique sur la double relation de la France avec le Maghreb, Gafaïti propose une analogie de la littérature « beur » avec la littérature migrante du Québec : elles introduisent des problématiques essentielles par rapport aux littératures dites « majeures ». L’article d’Anne Vaucher Gravili vient clore cette étude d’œuvre en proposant d’aborder le thème de la littérature migrante en Italie à partir de la traduction du Bonheur à la queue glissante d’Abla Farhoud. Anne Vaucher Gravili commence par une analyse tout à fait intéressante de l’histoire des études francophones en Italie. Le roman d’Abla Farhoud serait un exemple d’acceptation des deux cultures : Libanaise habitant au Québec depuis 40 ans, la protagoniste ne mythifie pas son pays natal. On pourrait même parler de texte métissé dans la mesure où la protagoniste réinvente le Français, en faisant ainsi une langue plurilingue.

9Les deux articles suivants sont consacrés à l’accueil et à la réception des écrivains migrants en Allemagne. Le premier, d’Immacolata Amodeo part du constat du racisme et de la xénophobie présents en Allemagne et de la difficulté pour un écrivain migrant, tout d’abord d’arriver en Allemagne (à cause de la langue surtout), puis d’y rester. Elle montre cependant que de nombreux écrivains multiculturels ont su subvertir les modèles traditionnels. L’article de Sélom Komlan Gbanou aborde plus particulièrement la question des écrivains africains en Allemagne. Il évoque le profond sentiment « d’entre-deux-mondes » vécu par certains de ces écrivains. C’est justement leur sentiment d’isolement et de solitude qui les a menés à l’écriture. L’auteur explique très bien tous les enjeux du « devenir autre » récurrent chez le sujet exilé. L’écriture devient alors un moyen pour restaurer « une identité de son être en rassemblant le puzzle épars de ses potentialités. » (p. 198)

10L’ouvrage se termine par un article — exercice de style — de Régine Robin. Proposant une écriture « hors-genres » : « hybrides, inachevés, ni fictionnels, ni historiques, ni récit, ni explications » (p. 209), le texte de Régine Robin permet de mettre en œuvre une partie des problématiques soulevées dans les articles précédents. Jouant avec la notion de « destinerrance » de Derrida et d’« enracinerrance » de Jean-Claude Charles, Régine Robin donne une définition du flâneur du vingt-et-unième siècle.

11Cet ouvrage s’avère très utile pour mieux comprendre les termes utilisés par la critique actuelle. La grande hétérogénéité dans le choix des différents articles n’est peut-être pas toujours justifiée mais permet cependant de mettre en valeur la nécessité de faire plus attention dans l’analyse de l’œuvre « migrante », ce qui rejoint souvent les problématiques même liées à la définition de « littérature francophone ». Les notions discutées dans les différents articles restent cependant, dans tout l’ouvrage, utilisées entre guillemets ; nous nous trouvons donc au cœur d’un débat ouvert et brûlant puisqu’il concerne toutes les littératures venues d’ailleurs, obligeant ainsi à s’interroger sur l’existence ou non d’une « norme » littéraire et d’un centre. Même si toutes les précautions linguistiques utilisées par certains auteurs peuvent parfois sembler exagérées, voire même empêcher un débat de fond plus avancé, on ne peut que saluer un ouvrage dont l’objectif principal est d’amener le lecteur et le critique à réduire ses préjugés et à aborder les textes avec davantage de spontanéité.