Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Juin-Juillet 2009 (volume 10, numéro 6)
Magalie Wagner

La prophétie dans la littérature de l’âge baroque

Les Voix de Dieu – Littérature et prophétie en Angleterre et en France à l’âge baroque, sous la direction de Line Cottegnies, Claire Gheeraert-Graffeuille, Tony Gheeraert, Anne-Marie Miller-Blaise et Gisèle Venet, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, 316 p., EAN 9782878544183.

1Tous spécialistes de l’histoire et de la littérature du XVIIe siècle, les participants au colloque qui s’est tenu à l’Institut du Monde Anglophone, à Paris III, puis au château de Versailles, du 31 mai au 2 juin 2007, s’intéressèrent à cette parole singulière qu’est la prophétie. Marqué par les tensions religieuses, l’âge baroque apparaît aussi comme l’âge d’or de la parole prophétique. Lorsque la voix de Dieu se fait entendre au théâtre se pose bien sûr la question de la représentation de l’irreprésentable, du divin. Quand elle est véhiculée par la poésie, c’est souvent par le truchement d’un poète qui se considère lui-même comme un prophète (Jean de La Ceppède, Milton), et, dans sa contribution, Claire Gheeraert-Graffeuille s’intéresse à la poésie féminine anglaise du XVIIe siècle. Mais le recueil ne se cantonne pas aux genres proprement littéraires. Il s’inscrit aussi dans une perspective historique, en mettant en rapport la littérature avec l’histoire des idées et des mentalités. L’ouvrage aborde l’art oratoire, les textes de grands prédicateurs, et les œuvres de mystiques, ou d’« enthousiastes », souvent considérés comme des illuminés, et qui se regardaient eux-mêmes comme des prophètes. Dans une perspective plus historique, l’article de Luc Borot attire notre attention sur ces deux groupes que l’Angleterre réformée persécute : les catholiques et les quakers, et celui d’Anne Dunan-Page s’occupe d’une insurrection quinto-monarchiste menée par Thomas Venner, à Londres, en 1661. Les auteurs ont donc cherché, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité, à jeter une lumière nouvelle sur un mode d’expression proprement hors du commun, en créant des ponts entre diverses disciplines afin de mieux appréhender l’époque et ses mentalités.

2De part et d’autre de la Manche, les tensions religieuses, et les troubles d’une manière générale (la réforme protestante, la révolution, en Angleterre ; les guerres de religion, la Fronde, en France), semblent avoir favorisé l’éclosion puis l’explosion de la parole prophétique. Mais le XVIIe siècle verra aussi s’éteindre les braises d’un feu qui prit quelques décennies plus tôt. Trois raisons du déclin de la prophétie au cours du siècle sont avancées dans la préface : la libre-pensée et le développement d’un rationalisme qui jettent la suspicion sur ce mode de communication avec Dieu ; la montée de l’absolutisme et la centralisation du pouvoir, qui laissent peu de place à l’expression individuelle, d’autant plus si elle revendique ne tirer son inspiration que de Dieu seul ; les progrès de la philologie, qui tendent, contrairement à ce que l’on pensait, à invalider les méthodes de lecture « prophétiques » des textes sacrés.

3Le recueil est découpé en quatre sections : la première s’intéresse au théâtre et aux questions de représentation de la voix divine ; la seconde, à la figure du poète-prophète et aux manières de « dire la prophétie » ; la troisième se focalise sur l’explosion des prophéties en Angleterre, dans un contexte révolutionnaire ; la dernière soulève les questions de la rhétorique oratoire et du mysticisme.

4Les deux premières contributions s’intéressent aux pièces shakespeariennes. Line COTTEGNIES (« Lies Like Truth: Oracles and the Question of Interpretation in Shakespeare’s Henry VI, Part 2 », p. 21-34) interroge la deuxième partie d’Henry VI, pièce historique en trois parties, dans laquelle abondent les énoncés prophétiques. L’auteure part de cette croyance, très répandue à la Renaissance, selon laquelle les prophéties peuvent influencer, voire changer, le cours de l’histoire. En s’appuyant sur deux « prophéties dissidentes » (« dissenting prophecies », p. 24) formulées dans la pièce, son propos est aussi de montrer qu’un scepticisme se manifeste à l’égard de la transcendance historique, en mettant au premier plan le conflit entre la volonté individuelle et les intentions de la Providence. Au cours de la première scène étudiée, la duchesse Éléonore assiste à une cérémonie de conjuration : le démon prophétise à propos de l’avenir de certains courtisans ; dans la deuxième scène, Jack Cade se présente lui-même comme un prophète, appelant à une nouvelle « réforme ». Dans les deux cas, les prophéties apparaissent comme une forme de dissidence politique et sont sévèrement réprimées. Non sans ironie, Shakespeare souligne le caractère subversif et séditieux des prophéties, et établit des parallèles avec les tensions contemporaines (ainsi Jack Cade peut être rapproché de William Hacket, un « rebelle » qui prêcha la « nouvelle Réforme »). Au final, le dramaturge démythifie l’idée de « dessein de la providence », en brouillant le langage prophétique : ainsi, des prédictions ne se réalisent pas, d’autres sont rendues incompréhensibles, alors qu’elles peuvent signifier alternativement deux choses totalement différentes.

5L’ambivalence des prophéties shakespeariennes retient aussi l’attention de Yan BRAILOWSKY (« What’s in a Name? The « G » Prophecy and the Voice of God in Shakespeare’s Richard III », p. 35-46), qui interroge sous cet angle Richard III, et en particulier la prédiction liminaire, selon laquelle « G » sera le meurtrier des héritiers d’Édouard. La prophétie de Richard désigne le frère d’Édouard, Clarence, dont le nom « George », commence en effet par un « G ». Mais il ne devrait pas échapper au lecteur que ce « G » pourrait aussi référer à Richard lui-même, duc de Gloucester. Quoiqu’il en soit, on retient que cette fausse prédiction accusant Clarence est finalement avérée : nouvelle preuve de l’ironie du dramaturge. En analysant, notamment, l’onomastique, Yan BRAILOWSKY propose de voir Richard comme une sorte d’antéchrist. En effet, à plusieurs reprises, Richard est appelé « the dog », palindrome du mot « God », faisant de Richard une sorte de reflet inversé de Dieu. Par une fausse prophétie, prêtant de faux desseins à Dieu, Richard se condamne finalement lui-même, et son meurtrier sera encore un autre « G », saint George, le patron de l’Angleterre, caché sous les traits de Richmond. En interrogeant le motif récurrent de la Tour de Londres dans la pièce, et en se penchant sur le nom de Richmond, l’auteur établit un lien entre la tour et le futur roi Henry, qui semble incarner cette proverbiale « tower of strength » de l’autorité royale et dont le rôle sera de « réédifier » le royaume.

6Avec Anne TEULADE (« Figurations théâtrales de la voix divine : de la marge à l’avènement musical », p. 47-57), nous quittons l’Angleterre pour nous intéresser aux figurations théâtrales de la voix divine en France, sur la scène parisienne, à partir de la fin des années 1630. Elle commence par mettre en avant les difficultés qui ressortissent à la représentation de la voix de Dieu, partant des problèmes posés par la question plus large de la représentation du merveilleux et des prodiges, qui se heurte à une conception stricte de la vraisemblance. Mais, concernant la représentation du sacré chrétien, les dramaturges s’exposent surtout au risque de s’attirer les foudres des théologiens : mal faite, elle peut s’apparenter à un blasphème, ou pourrait ridiculiser le divin. C’est pourquoi, les auteurs prennent des précautions, et recourent, la plupart du temps, à l’un de ces deux modes de figuration : l’isolement textuel et la traduction musicale. Dans le premier cas, la manifestation divine est confinée dans les marges de l’œuvre, au dénouement ou en ouverture, ce qui permet de ne pas la mêler aux actions humaines, de lui conférer une « position d’extériorité surplombante » (p. 52) et de préserver sa singularité. Ou bien, au cœur de l’œuvre, la figuration du divin intervient dans des moments de solitude du saint. Dans le deuxième cas, la musique sublime transcription de la parole divine, et charme le spectateur.

7François LECERCLE (« Voix de Dieu, voix du mort, voix du diable : l’évocation de Samuel au théâtre », p. 59-69) s’intéresse également aux productions théâtrales françaises, mais il choisit de se concentrer sur un type particulier d’émissaire divin, problématique : celui qui se présente comme un envoyé de Dieu alors qu’il pourrait n’être qu’un suppôt démoniaque. L’étude prend pour exemple un épisode biblique qui a beaucoup inspiré les dramaturges : celui du prophète Samuel, évoqué par la Pythonisse d’Endor sur la demande du roi Saül. Le débat fait rage entre les exégètes, quant à la nature de l’apparition : est-ce vraiment le prophète mort qui resurgit ? ou bien s’agit-il d’une apparition diabolique ? Une troisième lecture, très marginale, consiste à nier l’apparition. Les solutions des dramaturges sont différentes : soit ils esquivent la question, soit ils tranchent dans un sens ou dans l’autre, soit ils font flotter la réponse et laissent dans l’indécision. C’est le cas, en particulier, de Jean de La Taille (Saül le furieux) et de Pierre du Ryer (Saül). Dans la tragédie de La Taille, la scène d’apparition contredit la préface, et, tandis que la scène d’évocation authentifie Samuel, le reste de la tragédie, qui ne cesse de condamner la magie, invite à y voir une apparition diabolique. Chez Pierre du Ryer, l’interprétation vacille encore davantage. François LECERCLE distingue quatre mouvements qui entretiennent le doute : diabolisation ; authentification de Samuel ; démonisation ; évacuation pure et simple de la question, et du coup, authentification implicite. Finalement, le message semble n’être que ce qu’en fait celui qui le perçoit, si bien que cette « voix flottante » apparaît dramatiquement plus « rentable ».

8Nous restons en France, avec Antoinette GIMARET (« La prophétie dans les Théorèmes spirituels de Jean de La Ceppède », p. 73-87), qui choisit d’analyser les Théorèmes spirituels de Jean de La Ceppède, un recueil de sonnets qui retrace la Passion du Christ, écrit environ cinquante ans après le concile de Trente. Dès l’ouverture du recueil, le poète se présente comme un messager de Dieu et s’identifie, en particulier, au prophète Isaïe. Le contexte tridentin de reconquête catholique l’invite à convertir la Muse profane en Muse dévote. La dimension militante de l’œuvre de La Ceppède est patente, et souligne le désir de l’auteur de faire connaître les textes évangéliques : il cherche à faire parler les textes bibliques, à les interpréter. Enfin, dans les poèmes, une certaine « folie du voir » semble rapprocher le poète d’un prophète visionnaire, capable de percer les mystères sacrés, qui voit ce que les autres ne voient pas.

9Retour en Angleterre avec la contribution d’Élisabeth SOUBRENIE (« Échos poétiques des voix de Dieu en Angleterre au XVIIe siècle », p. 89-100), qui s’intéresse, à travers quelques exemples tirés de la littérature anglaise (Bunyan, Donne), à la manière dont l’homme doit recevoir la parole prophétique. Dieu, pour se faire entendre des hommes, est obligé de transiter par une voix humaine. Mais il y a toujours de nombreux risques d’erreurs : il faut être sûr qu’il s’agisse bien de Dieu, et non d’un démon, et la faiblesse de l’entendement humain est source de malentendus. L’homme doit écouter et faire effort pour comprendre la parole divine, puis pour lui répondre, établissant le dialogue par la prière et la poésie.

10Robert V. YOUNG (« Donne, Crashaw, and Prophetic Conversion », p.101-112) choisit de mettre en regard la conversion de deux auteurs anglais, Donne et Crashaw. Le premier, né dans une famille catholique, se convertit à l’anglicanisme, mais des soupçons pèsent sur la sincérité de cette conversion, que des esprits critiques considèrent comme une apostasie motivée par l’ambition, la peur, l’opportunisme. Le second, issu d’une famille très protestante, se convertit au catholicisme, ce que l’on attribue plutôt à la faiblesse de son caractère, accrue par la misère et la pauvreté. Les deux poètes se font les prophètes d’une modernisation de la religion, fondée sur le choix personnel, la décision individuelle.

11Anne-Marie MILLER-BLAISE (« Priests and yet Prophets? The Identity of the Poetic Voice in the Shorter Religious Lyric of Robert Southwell and George Herbert », p. 113-124) étudie les poèmes du prêtre jésuite Robert Southwell et du pasteur anglican George Herbert, en les mettant en relation avec le prêche. Les poètes parlent comme des prédicateurs, et l’art oratoire, en chaire, rapproche les prêtres des prophètes. Le prêche revêt une importance accrue avec la Réforme anglaise, et l’œuvre d’Herbert en est l’illustration ; l’analogie prêtre/poète est plus problématique dans le cas de Southwell, puisque la religion catholique accorde une moindre place à l’oralité, mais Southwell s’inscrit explicitement dans la filiation du prophète David. Pour ces deux auteurs, la prophétie est convoquée comme un type d’éloquence, et leur offre avant tout des armes rhétoriques permettant de mieux toucher auditeurs et lecteurs.

12S’il est un poète anglais que l’on sait se considérer comme un prophète, c’est bien Milton, auquel Laïla GHERMANI (« “The Upright Heart and Pure”: the Prophet-Poet and the Work of Divine Grace in the Invocations of Paradise Lost », p. 125-136) consacre son étude. Déjà dans ses œuvres écrites avant Paradise Lost, Milton se présente comme un prophète. Il semble que pour lui, la personne du prophète, élu de Dieu, soit plus importante que le message en lui-même. Laïla GHERMANI se penche sur quatre invocations à Dieu, dans Paradise Lost (au début des livres I, III, VII et IX), afin de définir les fondements théologiques sur lesquels s’appuie le poète. Elle relève la théologie arminienne de l’auteur, qui influence ses conceptions sur le libre-arbitre et sur la grâce divine, dont procède l’inspiration d’un poète dont la vocation est de véhiculer la parole de Dieu. Pour finir, la comparaison avec Du Bartas et Herbert, qui tentèrent tous deux de fonder une poésie chrétienne, met en avant leurs différences d’avec les conceptions optimistes de Milton.

13L’œuvre miltonienne reste le sujet de l’étude de Joad RAYMOND (« Angels and the Voice of Prophecy in Early Modern Britain », p. 137-153), qui s’intéresse à la place qu’occupent les anges à la fois dans la théologie protestante de la prophétie et dans Paradise Lost. Les protestants de l’époque s’accordent à dire que l’âge des prophéties est révolu, mais ils s’attachent à en définir les circonstances et la nature. Les anges sont fréquemment évoqués : ils sont vecteurs de l’inspiration, authentifient le prophète, suscitent les visions. Ces idées se retrouvent dans Paradise Lost : ce sont les anges qui parlent, qui offrent la parole au poète-prophète habité par l’inspiration divine et lui permettent de percer les mystères de la Création.

14Contrairement à Milton, pour qui la figure du prophète est capitale, Ben Jonson, dans ses pièces, masques et poèmes, n’offrent que très peu d’occurrences du « prophétique ». C’est pourquoi les chercheurs ont rarement interrogé son œuvre sous cet angle, manque auquel Lynn S. MESKILL (« Against Oblivion: Ben Jonson and the Uses of Prophecy », p. 155-164)  souhaite pallier. Jonson adopte une position ironique, détachée et sceptique à l’égard des prophéties, et critique à plusieurs reprises la crédulité superstitieuse de certains de ses contemporains. Pour autant, la prophétie n’est pas totalement absente de son œuvre. D’après Lynn S. MESKILL, c’est davantage une sorte de spéculation « littéraire », quant à la fortune de son œuvre dans la postérité, qui s’inscrit sous la plume du dramaturge. L’acte d’écrire et de publier apparaît, dans un sens, comme une forme de prophétie, une sorte d’investissement herméneutique tourné vers le futur, qui entre en résonance avec le capitalisme naissant.

15Karen BRITLAND (« Lady Eleanor Davies: Prophecy and Authority, etc. », p. 167-179) souhaite suppléer à une autre lacune dans les études littéraires, celle qui concerne les œuvres de Lady Eleanor Davies, qui est pourtant l’auteur féminin anglais le plus publié au XVIIe siècle. Elle se présente comme une prophétesse, publia environ 70 pamphlets et fut emprisonnée pendant plusieurs années. Ses prophéties, dont la lecture est réputée ardue en raison notamment d’une « confusion syntaxique légendaire » (p. 167), semblent l’œuvre d’une illuminée, souvent taxée de folie. Karen BRITLAND s’attèle donc à cette tâche difficile qu’est l’étude de ces textes embrouillés et multivalents. Elle se penche sur les différentes voix qui s’y expriment et s’y mélangent (celle de Lady Eleanor elle-même, celles d’autres prophètes, de « maris » fictifs et même de Dieu), sur sa généalogie et sur les anagrammes, dont joue Lady Eleanor pour prouver son élection divine et légitimer son rôle. Elle étudie aussi longuement l’usage que la prophétesse fait de « &c. ». En fait, la vérité de Dieu est si vaste et multiple qu’elle ne peut être saisie dans son ensemble, et les textes de Lady Eleanor illustre ses tentatives de rendre cette vérité qu’elle croit, sous l’impulsion divine, être capable de percer et de comprendre.

16On reste dans le domaine de la poésie féminine anglaise avec la contribution de Claire GHEERAERT-GRAFFEUILLE (« L’accomplissement des prophéties : la Jérusalem céleste dans la poésie féminine anglaise au milieu du XVIIe siècle », p. 181-197), qui étudie le motif de la Jérusalem céleste dans les œuvres de trois poétesses : « Eliza », Anne Bradstreet et Anna Trapnel. Toutes trois s’inspirent du texte de l’Apocalypse et répètent de manière obsessionnelle leur désir de voir Dieu et de goûter aux plaisirs de la cité céleste. Eliza cherche à visualiser la Jérusalem céleste par la méditation. Elle méprise la vie terrestre ; l’accession à la vie éternelle constitue une échappatoire et traduit une forme de morbidité, un désir de mort. Anne Bradstreet exprime le même désir d’échapper à la souffrance physique et de ressusciter dans un corps jeune et beau, mais la vie terrestre n’est pas dévalorisée. Le mariage et la maternité sont deux composantes essentielles de la vie des femmes, que rejette Eliza, mais que Bradstreet accepte comme faisant partie de ce qu’elle considère comme un cheminement, un pèlerinage, dont le terme serait la Jérusalem céleste. Pour Anna Trapnel, l’appréhension de la cité divine est directe : en tant que prophétesse, le Seigneur lui parle directement et, par ses visions, elle peut déjà goûter aux délices de la vie après la mort. En tant que quinto-monarchiste, ses prophéties confirment que l’établissement des saints sur terre est imminent. Dans les trois cas, cette aspiration au bonheur semble refléter les difficultés de la vie quotidienne des femmes.

17L’originalité des études rassemblées dans le recueil se confirme avec la contribution d’Helen WILCOX (« “Prophesying in Part”: The Prophetic Voice in Unexpected Genres », p. 199-211)  qui analyse un très large corpus de textes anglais, et d’étudier les textes prophétiques là où l’on ne s’attendrait pas à les trouver. Elle aborde l’œuvre de nombreux auteurs : Lanyer, Shakespeare, Elizabeth Cary, George Herbert, Philip Sidney, Ben Jonson, Anna Trapnel, Alice Thornton, Samuel Pepys… Ainsi, la voix prophétique surgit dans des lieux insoupçonnés : poésie narrative, épyllion érotique, comédie, tragédie, prose méditative, écrits autobiographiques... La forte présence des prophéties dans la littérature anglaise explique que la voix de Dieu apparaisse de la sorte, en tant que mode rhétorique. Ces « interludes » ont le même effet que la prophétie : interprétation du passé, critique du présent, prédiction du futur, enseignement et consolation, délivrance d’un message pour le lecteur.

18Les deux études qui suivent portent davantage sur l’histoire que sur la littérature. Luc BOROT (« Catholiques et quakers dans la seconde moitié du XVIIe siècle : quand la persécution unit ceux que la prophétie désunit », p. 213-226) s’intéresse à ces deux minorités persécutées en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIe siècle : les catholiques et les quakers. Il cherche à mettre en avant les points de jonction entre ces deux groupes et ce qui permet de les confondre dans un même opprobre. Les deux raisons de leur mise à l’index sont leur rapport au monde, qui, à première vue, semble pourtant les opposer, et leur rapport à l’Esprit.

19L’article d’Anne DUNAN-PAGE (« L’insurrection de Thomas Venner (1661) : anglicanisme et dissidence au défi des prophéties », p. 227-239) jette la lumière sur une autre minorité religieuse : la « Cinquième Monarchie », sorte de faction idéologique composée d’hommes et de femmes qui se disaient des prophètes inspirés par Dieu, et qui croyaient au retour prochain du Christ sur terre. Il fonderait alors un royaume avec ses saints, et abolirait le pouvoir terrestre des humains. Anne DUNAN-PAGE choisit d’analyser la façon dont la presse de l’époque rendit compte de l’insurrection menée à Londres par un tonnelier, Thomas Venner, aidé de quelques comparses, et la réponse du pouvoir aux mouvements dissidents qui s’ensuivirent. Ainsi, le gouvernement va monter une campagne contre deux factions que la presse amalgame : les quinto-monarchistes et les « Anabaptistes ». Une autre stratégie consiste en la confutation des écrits quinto-monarchistes, en établissant un dialogue polémique avec un interlocuteur virtuel pour en réfuter point par point les idées. Ou alors, c’est le silence que l’on opposera à ces dissidents ; ou encore, la parodie de leurs discours.

20Pour Pascal CAILLET (« “The Minister of God, the Preacher of God, the Prophet of God” : aspects du prophétisme de John Donne », p. 243-257), il s’agit de se pencher sur les sermons de John Donne et d’analyser le prophétisme de ce prédicateur, qui se présente à la fois comme serviteur de Dieu, comme prédicateur et comme prophète. Donne se considère comme l’émule du prophète, et retourne aux modèles bibliques, ainsi que le prône la Réforme, et en particulier, à ceux de l’Ancien Testament. Il se donne pour mission d’interpréter et de révéler la parole sacrée, en s’appuyant sur la « triple dimension de la prophétie » (p. 248) : explication du passé, interprétation du présent, prédiction de l’avenir. Ainsi, il met en relation l’interprétation de la Bible et celle de l’histoire anglaise. Mais le prophétisme de Donne n’est pas sans soulever des contradictions : il est, par exemple, paradoxal qu’un prédicateur prononce un sermon (A Sermon upon the XX. Verse of the V. Chapter of the Booke of Iudges) dont le but est de justifier la décision royale de limiter la liberté du prêche…

21Avec Emmanuel BURY (« Rhétorique et prophétie : la “voix de Dieu” entre inventio et elocutio dans l’art oratoire sacré à l’époque de Louis XIII », p. 259-271), c’est vers l’art oratoire de l’âge baroque français que l’on se tourne, vers cette éloquence sacrée tenue dans l’ombre des grandes œuvres d’un Bossuet ou d’un Bourdaloue. Longtemps critiquée pour son caractère emphatique, son érudition précieuse, son pédantisme, mais aussi pour sa rudesse, voire sa familiarité, cette éloquence, celle de Pierre de Besse, de Pierre Coton, d’André Valladier, de Jean-Pierre Camus, de Nicolas Caussin, d’Étienne Molinier, de Jean Le Jeune, retrouve quelque peu ses lettres de noblesse. Dans le contexte post-tridentin, il s’agit pour les prédicateurs de retourner à l’Ecriture, et d’imiter saint Paul ou saint Augustin, plutôt que de s’inspirer des modèles profanes. Ces auteurs sont à la recherche de la juste voie entre érudition livresque et rudesse populaire, et apparaissent comme les précurseurs de la grande éloquence de la seconde moitié du siècle.

22Sophie HOUDARD (« Prophétie et censures. Le “style de Dieu” comme stratégie d’écriture chez Jean-Joseph Surin (1600-1665) », p. 273-284) se penche quant à elle sur les écrits du père jésuite Jean-Joseph Surin, connu pour avoir été exorciste lors de la fameuse possession de Loudun, et considéré comme fou pendant une vingtaine d’années (il avait demandé le transfert de la possession sur sa personne). L’article s’intéresse d’une part aux raisons de la censure qui pèse, à partir du XVIIe siècle, sur les « grâces extraordinaires » et le discours prophétique, et d’autre part, à la façon dont Surin invente une écriture de « style divin » qui lui permet de représenter la voix de Dieu en contournant les interdits. Il s’agit pour lui de « mimer », par l’écriture, les effets surnaturels de la parole divine, ce qui fait de lui un auteur, un écrivain plus qu’un prophète.

23 Il aurait été surprenant de ne pas trouver dans le volume un article consacré aux Pensées de Pascal : c’est Christian BELIN (« Le parler prophétique selon Pascal », p. 285-294) qui s’attèle à la tâche. Fasciné par ce mode de communication divine, Pascal renvoie fréquemment aux prophètes et parmi les textes scripturaires évoqués dans les Pensées, les prophéties occupent une place de choix. Cet article très dense étudie ainsi la lecture que fait Pascal des prophéties et la manière dont elles s’inscrivent dans son écriture.

24 Pour finir, Sébastien DROUIN (« Érudits et apologistes français devant les prophéties à la fin du XVIIe siècle », p. 294-302) rend compte des polémiques que suscitent les prophéties de l’Ancien Testament. Il s’intéresse aux interprétations qu’en font les érudits et les apologistes français, en se concentrant sur deux courants de lecture, hétérodoxes et peu connus : le socinianisme et l’arminianisme, qui ont tendance à s’éloigner du christocentrisme caractéristique des interprétations habituelles.  D’autres courants héritent de leur suspicion quant au fait que les prophéties vétérotestamentaires annoncent la venue du Christ. La libre-pensée et le rationalisme mettent à mal la lecture allégorique des textes sacrés, et, petit à petit, la Bible, devenant pure littérature, ne semble plus relever que de la mythologie.