Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2009
Août-Septembre 2009 (volume 10, numéro 7)
Jean-François Perrin

L’histoire absolument : Saint-Simon

Marc Hersant, Le discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon, Paris : Honoré Champion, coll. « Les dix-huitièmes siècles », 2009, 938 p., EAN 9782745317841.

1S’il est un ouvrage qui tient à tous égards les promesses de son titre, c’est celui de Marc Hersant sur le Discours de la vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon. De l’introduction à la conclusion en effet, la seule chose qui lui importe est de démontrer que la passion de la vérité est la seule clef qui vaille pour aborder cette œuvre. Ce qui implique controverse très documentée et vigoureusement argumentée vis-à-vis de toute une série de lectures, interprétations, problématiques anciennes ou très récentes, jugées avoir manqué, voire mystifié l’objet. On est d’emblée frappé par la netteté et la radicalité du point de vue : au rebours des idées reçues en effet, M. Hersant s’engage à démontrer que les mémoires de Saint-Simon n’ont rien à voir avec la littérature et la création artistique en général, et que c’est par leur vocation historienne seulement qu’il est possible de les lire et de les étudier sans les méconnaître. Mais cette thèse elle-même en suppose d’autres qui ne sont guère moins dérangeantes : mise en question de la validité d’une approche générique de l’écriture mémorialiste ; discussion, dans la lignée des thèses de Florence Dupont sur les textes de l’antiquité, de la pertinence même de la notion de littérature concernant aussi bien les mémoires que les textes de l’Âge classique ; élaboration d’une opposition radicale et soutenue avec une cohérence sans faille tout au long de l’ouvrage, entre écriture fictionnelle et écriture non fictionnelle, les Mémoires relevant d’une écriture dite « factuelle » (cela dans un cadre de référence délimité par des travaux comme ceux de K. Hambürger et D. Cohn avec lesquelles un débat est engagé sur les questions de « feintise » et leur application générique). Parallèlement, on découvre très vite des enjeux critiques plus généraux qui concernent cette fois, sur un plan philosophique, les approches contemporaines des problèmes de l’interprétation des textes fictionnels ou non, historiques ou littéraires, etc. À cet égard, M. Hersant abat son jeu dès l’introduction en attaquant vigoureusement dans la critique contemporaine une approche nihiliste ou sceptique, niant la possibilité même d’une position de la question de la vérité, cela par application abusive de la catégorie du « fictionnel » à tous les discours. Il n’hésite pas sur ce plan, tout en reconnaissant que son domaine de compétence est celui d’un littéraire, à s’engager sur le terrain des débats sur l’Histoire liés au « lingusitic turn », mais c’est aussi tout le courant critique procédant du Barthes de « l’illusion de référentialité » jusqu’à  l’approche « actualisante » des œuvres du passé, qui paraît représenter pour lui un obstacle à lever pour une approche correcte de l’objet qu’il s’est donné.

2Quoique M. Hersant affirme ne s’être pas voulu d’abord théoricien, mais surtout analyste, il n’empêche que les controverses de théorie littéraire (mais aussi d’épistémologie historique) alimentent explicitement toutes les étapes de sa recherche, qu’on peut ainsi lire comme une contribution de premier ordre à la réflexion actuelle sur l’objet et les méthodes de la critique littéraire, particulièrement lorsqu’elle s’occupe de textes réputés non littéraires. Cette préoccupation théoricienne apparaît peut-être avec sa meilleure netteté à partir de la IIIe partie sur « les styles de la vérité », où l’on retrouve des thèses certes disposées dans les parties précédentes (en ouverture en général), mais avec ici une articulation particulièrement claire — globalement comme dans le détail quasi stylistique —, aux exigences de l’objet saint-simonien. C’est là qu’on rencontre la concrétisation la plus nette des principes théoriques et méthodologiques de l’ouvrage, qu’on pourrait résumer comme une série de renonciations articulées au refus de toute approche instrumentalisante du discours de vérité : refus donc de faire primer les visées esthétiques, rhétoriques, expressives, politiques, refus même de la visée expressive/affective, refus à la limite, de considérer que ces mémoires s’inscrivent dans une adresse à d’autres lecteurs qu’aux morts qu’ils décrivent (voir notamment p. 630-31 : la pensée de Blanchot veille sans doute en tels parages) ou au grand Autre divin (sinon démoniaque) ; la contrepartie, ou plutôt le bénéfice, de cette ascèse méthodique consiste dans la concentration de l’analyse sur la vérité de l’Histoire comme vérité du référent singulier — singulier mais en tant qu’il fonde la possibilité pour l’œuvre de rendre compte d’une totalité : la société de cour ; singulier encore en ce qu’il conditionne la possibilité de ce que M. Hersant nomme le style négligé de la vérité : un style qui exprime un éthos du rang mais fonde aussi la vérité des discours et en commande l’analyse comme polyphonie de voix extrêmement diversifiées.

3Mais au fond, tous ces principes méthodologiques se ramènent à un seul : lire Saint-Simon entièrement. Ce qui, à bien suivre l’auteur, ne va pas sans quelque héroïsme lorsqu’il mentionne les déserts harassants qu’ont été pour lui la traversée de la prose de Torcy, ou encore la lecture de Dangeau et de quelques autres archives de même acabit. Sur un autre plan, celui des lectures critiques, cette thèse est aussi une somme, puisque M. Hersant, qui a tout lu de Saint-Simon et sur Saint-Simon, dialogue avec tous les spécialistes modernes, de Coirault à Ravier ou Jousset, en passant par Spitzer et Auerbach, mais tire aussi le meilleur dans sa Ie partie (« La folie de la vérité ») d’une longue tradition critique remontant aux racines de l’interprétation de Saint-Simon depuis le XVIIIe siècle. On y apprend ce qu’on ignorait si l’on s’en tenait à Proust, à savoir que l’intérêt de la matière mis à part, les Mémoires étaient jugés plutôt mal écrits par les contemporains immédiats ; on accède parallèlement à une remarquable étude généalogique de la construction d’un mythe littéraire du XIXe au XXe siècle : celui de Saint-Simon piètre penseur, grand écrivain malgré lui, grand romancier réaliste avant l’heure, et même orfèvre du style artiste. Il est certain que cette plongée dans l’histoire de l’interprétation des Mémoires comme œuvre littéraire étaie puissamment la thèse générale, et il est amusant de constater combien les problématiques des mieux renommées ou des plus modernistes analyses de l’œuvre, sont tributaires au fond de cette histoire-là. Pour autant, M. Hersant rend à César ce qui lui est dû, jusqu’aux critiques de sa génération (D. de Garidel, M-P de Weerd-Pilorge, etc.) proches de lui par la décision de précision dans la définition de l’objet et une certaine exigence théorique.

4Lire entièrement implique en effet une sorte de mise à plat ou de mise au net, qui restitue le texte réel là où des séries interprétatives récurrentes en avaient oblitéré ou rendu illisibles des pans entiers. Ici, il faudrait énumérer beaucoup de réussites dans les analyses concrètes, toujours extrêmement précises ; mais au défaut de cette possibilité, j’attirerai volontiers l’attention sur le travail réalisé dans la IIIe partie sur la question des portraits. C’est en effet l’un des endroits où la thèse de M. Hersant montre toute sa portée heuristique ; les célèbres portraits « au noir » : ceux de Harlay ou du duc du Maine par exemple, sont très efficacement analysés du point de vue de ce que la critique dominante n’a pas voulu y chercher, soit leur vérité lisible par comparaison avec les versions tirées d’autres témoignages contemporains. Ainsi se révélerait parallèlement l’impertinence relative d’un préjugé critique classique sur l’art de la déformation comme spécifique de l’œuvre littéraire ; mais au-delà bien sûr, c’est le champ de l’écriture de l’irréductible singulier qui s’ouvre dans la perspective de cette lecture intégrale : un champ dont les analyses sur les portraits de Monseigneur pourraient résumer à mon avis tous les enjeux de façon vraiment magistrale, en tant précisément que l’individu est inscrit comme l’unique signe qui se dérobe au code dont le maître est son père. Autre grand moment, l’analyse méticuleuse est très convaincante selon moi, de la thèse de Spitzer sur la rhétorique de la perfidie dans le portrait saint-simonien (p. 687 sv.). Le travail est ici au plus près de l’analyse stylistique quasi micrométrique, et c’est sur ce terrain que M. Hersant prouve combien le contresens procède souvent d’un défaut de contextualisation précise (ce qui pourrait être médité par les tenants actuels d’une approche « actualisante » des textes anciens). On peut juger sur pièces et bénéficier, en annexe de l’ouvrage, d’une belle traduction annotée d’un article de Spitzer inédit en français, sur les rapports entre le style de Proust pasticheur avec celui de Saint-Simon.

5Lire intégralement les Mémoires avec M. Hersant, c’est aussi s’obliger à ne pas se cantonner dans une approche anthologique, que ce soit par les portraits ou par les anecdotes célèbres qui sont peu ou prou devenus un bien culturel commun par anthologies et manuels interposés ; c’est donc affronter une prose narrative des plus extraordinairement complexes, dont la thèse de l’ouvrage pose qu’elle est sans précédent et sans équivalent à sa date (il faudra y revenir), mais peut-être nourricière de bien des entreprises romanesques à venir, de Balzac à Proust en passant par Stendhal. Ce travail, là encore inscrit dans une filiation ou dans un voisinage avec d’autres travaux sur les Mémoires, enrichit notamment l’approche de leur richesse au plan des formes narratives ; le principe heuristique central ici, serait la catégorie de juxtaposition, lequel s’oppose à celle de composition. Qu’il s’agisse du style énumératif des portraits ou de la logique narrative des récits, M. Hersant refuse la tentation de lire une intention ordonnatrice là où l’écriture dite « factuelle » soumise au surgissement quasi réminiscent de la chose même, la rend dans son inépuisable advenue.

6Encore une fois, il s’agit de pratiquer là une interprétation conséquente avec le refus d’une réduction esthétique ou littéraire du projet d’ensemble. La thèse dans sa radicalité, n’est pas sans heurter le lecteur ordinaire (et sans doute quelques spécialistes), mais il faut accorder qu’elle n’est pas sans rendement dans les analyses concrètes fort précises qu’elle implique. C’est à un « texte-multitude » qu’on a affaire : une structure sérielle extrêmement complexe, dont la logique serait moins celle d’un récit unifié par des choix compositionnels a priori que celle des processus narrés eux-mêmes « ouvr(ant) la possibilité que n’offre aucun récit fermé, de ressusciter un monde » (p. 344) ; très convaincant à cet égard, le chapitre de la IIe partie consacré à l’inépuisable (ou irréductible) diversité des formes narratives inventées/pratiquées dans les Mémoires, cela montré à partir de ce que l’opposition weinrichienne entre mode raconté et monde commenté permet d’en comprendre, et de ce que la méthode « jollienne » permet d’en approcher, depuis les grandes conversations un peu monstrueuses comme la série des « Argentonnes », jusqu’aux micro-séquences anecdotiques. Convaincante également, la démonstration conduite sur la question du « retour des personnages », à partir d’un exemple plutôt discret comme celui du marquis de Cavoye, comme preuve de la réalité d’un projet historien soumis au principe d’exhaustivité maximale, y compris du plus menu. Je passe trop vite ici sur les pages 789 et sqq, avec l’approche bakhtinienne du lien dialogisme/représentation, et l’investissement de la langue du mémorialiste par des traits de celle du locuteur mis en scène, qu’il s’agisse, de l’ami quiétiste en agonie, du duc d’Orléans en libertin de mœurs, ou du paysan dont la maison a bougé.

7On pourrait remarquer ici que Saint-Simon n’est pas seul en son temps à travailler de cette façon ; une remarque de M. Hersant sur la proximité de Perrault dans l’art de figurer dans la langue de l’élite et à son adresse exclusive, les discours d’un paysan, va dans ce sens, qui est celui de la pratique qu’ont les Modernes de la littérature. Les analyses actuelles sur les transformations de l’écriture narrative à la charnière des XVII-XVIIIe siècles (R. Démoris et J.-P. Sermain sont brièvement cités en note), vont à cet égard dans le même sens et mériteraient sans doute d’être plus fortement prises en compte, car le champ des formes narratives est en plein bouleversement à l’époque où écrit Saint-Simon : c’est un espace expérimental à l’inventivité formelle étonnante ; sur le plan esthétique, le meilleur de la prose narrative qui s’écrit à cette époque est un champ de mise en question des limites de la Fable et de l’Histoire, de la vérité et de la vraisemblance, du pouvoir des récits à l’égard de la réalité, ou de la redéfinition des rapports de l’auteur/narrateur au lecteur de plus en plus systématiquement inscrit (voir désormais sur ces questions la récente et remarquable synthèse de Jan Herman, Malden Kozul et Nathalie Kremer : Le roman véritable, stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, SVEC, 2009). Cette contextualisation pourrait probablement contribuer à éclairer par comparaison, ce qui chez Saint-Simon cherche à s’articuler d’un rapport à la vérité du singulier ou de l’art d’un « composé fort extraordinaire ».

8Avant de conclure, j’avouerai le caractère malheureusement lacunaire de ce compte-rendu à l’égard du dialogue soutenu que l’auteur engage dans son introduction mais aussi dans toute une série de développements au fil du travail, avec les problématiques historiennes modernes, ou encore à l’égard de la précision de son enquête auprès des historiens anciens (par exemple dans le chapitre sur « l’ordre des temps » dans la IIe partie). Concernant les modernes, outre la pensée de Ricoeur sur ces questions, les travaux de Foucault, Ginzburg, Pomian, Veyne, White et bien d’autres, sont ici mobilisés et confrontés dans une méditation sur l’objet, les genres, les styles de l’Histoire, qui cherche selon l’esprit général de la thèse, à résister à une approche sceptique et « fictionnaliste » de son rapport à la vérité. Mais ici le sujet surpasse infiniment les compétences du disant. Pour aggraver son cas, celui-ci osera in fine proposer une conjecture sur l’acharnement paradoxal de M. Hersant à combattre tout « réductionnisme » littéraire à l’égard de son objet quand il est de toute évidence lui-même passionné de toutes les littératures, théoricien averti et fin critique de la chose littéraire. Paradoxe pour paradoxe, ce qui semble animer toute l’entreprise et aiguiser son tranchant, c’est peut-être un modèle sublime (et relativement daté) du réel absolu comme poésie (Novalis) : ainsi dans telle présentation de la poétique du portrait chez Saint-Simon comme une sorte de recueil opéré — par le langage même et presque indépendamment d’une intentionnalité auctoriale —, de la donation pure de l’être : dans l’extraordinaire analyse donnée par Marc Hersant du portrait de Lauzun, on lit par exemple qu’il y a là « une pluie battante de signes à laquelle le discours semble se plier, comme si le modèle imposait sa plénitude sensible à la langue elle-même » (p. 699) ; ailleurs, à propos du récit de la mort de Monseigneur, on lit que « l’événement semble exister pour être écrit, et l’écriture est, en elle-même, un événement comme l’événement était une écriture » (p. 627) ; ailleurs encore, sur la façon dont Saint Simon invente ses propres formes, on lit qu’« au lieu de se laisser enfermer dans des formes préexistantes, son texte s’écrit dans une ouverture au monde » ; on n’est pas loin du célèbre vers d’Hölderlin : « énigme, ce qui naît jaillissement pur » (comme Dante et Rimbaud, ce poète hante l’ouvrage). Je conclurais, par forme de provocation, que Marc Hersant n’a peut-être rien voulu d’autre que pratiquer une lecture radicalement poétique de Saint-Simon — étant entendu que tout le reste est littérature.