Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Octobre 2009 (volume 10, numéro 8)
Aurore Peyroles

Les drames de l’exil : les intellectuels allemands en France, 1933-1941.

Ulrike Voswinckel et Frank Berninger, Exils méditerranéens. Écrivains allemands dans le sud de la France (1933-1941), traduit de l’allemand par Alain Huriot, Paris : Éditions du Seuil, 2009, 352 p., EAN 9782020913577.

1« Exilé : personne qui sert son pays en résidant à l’étranger, sans être pour autant ambassadeur ». Jamais sans doute cette définition de l’écrivain américain Ambrose Bierce n’aura été mieux vérifiée que par les intellectuels allemands fuyant le nazisme entre 1933 et 1941. Tous ou presque se sont retrouvés, à un moment ou à un autre de leur exil, pour une durée plus ou moins longue, sur les rivages de la Côte d’Azur, rendez-vous éphémère d’une intelligentsia en péril qui tentait d’incarner la « vraie Allemagne1 ». Ce sont leurs destinées que raconte ce livre conçu par Ulrike Voswinckel et Frank Berninger, à travers des extraits de correspondances et de journaux intimes, des photographies, des dessins.

2Car avant que d’être un livre, cet ouvrage fut une exposition itinérante qui connut un grand succès en Allemagne. Conçus par deux collaborateurs des Archives littéraires de la bibliothèque municipale de Munich (Monacensia), l’exposition puis le livre font la part belle aux archives rassemblées par cette institution — souvent non traduites en français jusqu’à maintenant : tout s’articule autour d’elles, et c’est à travers elles que sont évoquées les conditions de vie et de travail des intellectuels allemands réfugiés dans le sud de la France, exilés volontaires sous le IIIe Reich. Il ne faut donc pas s’attendre à un livre de recherche universitaire ou à une synthèse définitive sur la question. Ulrike Voswinckel et Frank Berninger font le choix de donner la parole aux acteurs du drame, sans presque intervenir eux-mêmes : les présentations biographiques et les éléments de contextualisation historique sont extrêmement succincts2. L’histoire se tisse par la simple juxtaposition chronologique des documents, iconographiques et écrits.

3Toute la force de cet ouvrage réside dans ces documents bruts qu’il présente, plongeant immédiatement le lecteur dans le dénuement moral et financier des réfugiés, faisant entendre leurs doutes et leurs inquiétudes, sans commentaire ni recul historique. Peu à peu, les photos d’intellectuels bronzés par le soleil du Sud, souriant malgré tout — telle la famille Mann immortalisée lors d’une fête foraine en 1933 —, laissent place à des prises de vue des camps d’internement, d’où la mer et le soleil paraissent bien lointains. La photo de Lion Feuchtwanger derrière les barbelés du camp des Milles fut un élément déclencheur dans la mobilisation aux États-Unis en faveur des réfugiés, et son effet reste inaltéré. Mais, plus que les images, ce sont les textes de ces Allemands échoués sur les plages méditerranéennes qui dressent un tableau saisissant de l’exil. Leurs lettres parlent de tout : de l’espoir que la situation change et que les démocraties occidentales interviennent enfin ; de l’enthousiasme devant certaines initiatives, comme la création de revues ou de comités de soutien ; de la peur de nuire aux proches restés en Allemagne ; des préoccupations financières, surtout, que beaucoup connaissent pour la première fois, privés de leurs biens et de leurs avoirs ; de littérature, aussi, puisque la plupart continuent à écrire et à lire… Leurs journaux intimes décrivent les difficultés de la vie quotidienne : comment survivre quand on a tout perdu ? Comment s’y retrouver dans le dédale administratif mis en place par Vichy ? Les autobiographies reviennent sur les souffrances endurées dans les camps, sur les humiliations vécues comme autant de défaites, sur la tentation constante du suicide, sur les espoirs déçus, elles rendent hommage aux défunts et à ceux qui ont aidé leur fuite, au premier rang desquels Varian Fry, bien sûr.

4L’ouvrage saute ainsi d’un genre à l’autre, de lettres comptables à des souvenirs rédigés des années plus tard, de requêtes pressantes et désespérées à des descriptions plus légères, et passe de l’un à l’autre des protagonistes de l’exil, communistes ou conservateurs, connus ou non —  c’est là un grand mérite de ce livre que de faire resurgir des figures inconnues, rendant hommage à leur courage et à leurs convictions, sans qu’intervienne aucune hiérarchie fondée sur la notoriété posthume de certains : aux histoires connues de Thomas Mann ou d’Arthur Koestler se mêlent les récits de personnages moins célèbres mais lumineux, comme le couple Fittko ou Hermann Kesten. Or, si l’on pouvait redouter l’effet d’éparpillement lié à la simple juxtaposition d’archives, le procédé qui s’en tient à reproduire des textes privés et publics contemporains parvient à faire comprendre, de façon immédiate et comme « vécue », un phénomène historique capital, l’exil de l’intelligentsia allemande. L’approche « brute » consistant à présenter des documents dans leur contexte permet de saisir les passions qui animaient ces hommes et ces femmes, sans l’atténuation du recul historique. Parfois, une transition assure le passage d’un document à l’autre, et les textes explicatifs se font plus nombreux quand le cours de l’histoire s’emballe et se complique. Mais c’est avant tout une sorte d’album de famille que propose ce livre, celui d’une famille éclatée, où les tensions sont aussi nombreuses que les amitiés. S’y tisse, d’instantané en instantané, un cheminement tragique, géographique et moral, de la révolte contre le régime hitlérien à la panique de la fuite, de l’énergie militante à l’apathie du découragement.

5Par sa progression chronologique, le livre colle à l’histoire et rend sensible l’étau qui peu à peu se resserra sur les réfugiés. Il s’ouvre sur l’insouciance relative des années précédant l’arrivée d’Hitler au pouvoir : lieu de villégiature de l’intelligentsia allemande, la Riviera française, en particulier le petit village de Sanary-sur-Mer, enchante depuis longtemps les artistes et les écrivains. Erika et Klaus Mann se lancèrent même dans la rédaction d’un guide de la région. Beauté de la lumière et des paysages, pittoresque d’un port de pêche, Sanary fut dès l’avant-guerre le rendez-vous des plus grands peintres, faisant figure de Montparnasse estival. Walter Hasenclever, considéré comme le porte-parole de l’expressionnisme littéraire, s’y était installé dès 1932 et y recevait Kurt Tucholsky ; Brecht et Weill s’étaient retirés au Lavandou pour mettre la dernière touche à leur Opéra de quat’sous.

6Mais à cette première partie, extrêmement brève, succède brutalement celle consacrée à l’exode vers ces rivages de dizaines d’intellectuels allemands, provoqué par l’accession des nazis au pouvoir. La liste des auteurs exilés ayant séjourné sur la Côte d’Azur est éloquente : tous y sont, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Alfred Döblin, Lion Feuchtwanger, Hermann Kesten, les Mann, Anna Seghers… « Sanary était devenu un impressionnant Romanisches Café3, avec tables en marbre et maillots de bain », se rappelle Ludwig Marcuse dans Sanary-sur-Mer, capitale de la littérature allemande (cité p. 76).

7C’est l’époque de la grande scission des lettres allemandes : ceux qui restent, ceux qui partent. Les uns et les autres s’accusent de trahison. En témoigne l’« affaire Gottfried Benn », que le lecteur découvre à travers des archives et des échanges de lettres. L’intervention radiophonique au cours de laquelle Gottfried Benn, grand poète admiré de tous, a justifié son choix de donner une chance au régime hitlérien4, est reproduite dans son intégralité : flamboyante profession de foi, ode au « nouvel Allemand », ce texte signa la rupture définitive entre les deux camps. Klaus Mann, figure décidément incontournable de ces premières années d’exil, écrira en réponse « G. Benn ou l’avilissement de l’esprit », et conclura : « Soyons irréconciliables avec les traîtres ». Il lancera peu après la revue Die Sammlung. « Entièrement littéraire, oppositionnelle mais avec dignité », elle fut acclamée dans son principe, mais décriée dès la parution de son premier numéro, jugé trop virulent. Thomas Mann, Alfred Döblin, René Schickele, prirent publiquement leurs distances. Le premier, gêné, écrit à son fils : « On est loin les uns des autres. Ceux de l’intérieur ont une façon de penser et des critères complètement différents de ceux de l’extérieur et […] ceux qui ont rompu tous les ponts vivent dans un autre monde que ceux qui ne peuvent le faire » (Thomas Mann, cité p. 59). La scission et la polémique s’installaient au sein de l’émigration elle-même.

8De fait, la situation n’était pas la même pour tous, et si le fils de Thomas Mann pouvait s’autoriser une franche radicalité, la majorité des émigrés étaient tenus par des considérations financières — la perspective de se brouiller avec leurs éditeurs était un luxe que peu pouvaient s’autoriser. La question de l’argent revient comme un leitmotiv dans les lettres personnelles et les extraits de journaux intimes : la fuite précipitée hors d’Allemagne et l’interdiction de leurs œuvres avaient privé la majorité des écrivains de leurs revenus5. La plupart des journalistes et des éditeurs n’eurent pas la possibilité d’exercer leur activité en France. Seules des associations philanthropiques, principalement américaines, vinrent en aide à ces intellectuels désemparés : des listes furent dressés et des bourses attribuées. Les requêtes adressées au prince Loewenstein, fondateur de l’American Guild for German Cultural Freedom, furent nombreuses, et beaucoup restèrent sans suite. Certains se suicident, alors même qu’ils étaient à l’abri de la menace : Ernst Toller se tue à New York en 1939, Joseph Roth boit à Paris jusqu’à ce que mort s’ensuive. Quand l’annexion de l’Autriche par le Reich met à nu les visées expansionnistes du régime hitlérien, les Français changent d’attitude et se raidissent. À l’insouciance relative des premières années de l’exil succèdent des temps difficiles, et si Sanary avait pu faire figure de « vrai paradis en des temps insupportables » (L. Marcuse, cité p. 108), le havre de paix se transforme bientôt en piège.

9La troisième partie de l’ouvrage, la plus longue, scande les étapes du resserrement de l’étau autour des réfugiés allemands. Le livre d’Ulrike Voswinckel et Frank Berninger réussit, toujours par la seule présentation de documents originaux, à donner une idée très fidèle de l’état d’esprit de ces émigrés et de leur réalité quotidienne, rendue insupportable par l’entrée en guerre de la France contre l’Allemagne. Hommes et femmes furent alors internés dans des camps dans le sud du pays : soudainement, les ennemis du Reich étaient accusés d’être les ennemis de la France républicaine. Le photographe Erwin Blumenfeld écrit furieusement, plus de trente ans après : « Sous la nouvelle devise TRAVAIL, FAMILLE, PATRIE, le bureaucrétinisme français laissait de sadiques manants […] torturer à mort […] des hommes prêts à se battre au cri de LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ » (dans Jadis et Daguerre, cité p. 173). Des témoignages, contemporains ou postérieurs, décrivent ces camps d’internement. Le Romanisches Café se reconstituait absurdement dans celui des Milles ou celui du Vernet. Dans le premier, les discussions sur le suicide sont incessantes, et Walter Hasenclever passe à l’acte. Le second, véritable bagne, voit les retrouvailles des communistes allemands avec les républicains espagnols. Le portrait que fait Erwin Blumenfeld du « Prince d’Andorre », chef des gardiens-bagnards au pouvoir absolu, en dit long sur les conditions de détention. Les femmes, elles, furent rassemblées à Gurs. Le journal de Thea Sternheim et les esquisses de la peintre Lou Albert-Lasard donnent un aperçu pris sur le vif de l’humiliation constante, des souffrances physiques et morales subies. Pour tous, le plus pénible tenait probablement à cet isolement forcé au moment même où le sort de l’Europe basculait : « Les hordes nazies avançaient et on nous parquait dans les Pyrénées. L’Europe s’écroulait et on nous coupait de tout » (Lisa Fittko, citée p. 160).

10L’armistice du 22 juin 1940 signé par Pétain aggrave encore la situation des réfugiés antinazis : la France vaincue s’engage, dans le paragraphe 19 de la convention d’armistice, à livrer à l’Allemagne hitlérienne ceux qui l’avaient fuie. Une véritable obsession s’empare alors des esprits et s’exprime dans toutes les lettres : quitter la France6. Commence une interminable guerre des papiers : ceux qui le peuvent se ruent vers Marseille pour obtenir un visa de sortie et se jettent dans une longue et épuisante course à travers les méandres de l’administration française. « Qui n’est pas en règle ferait mieux de ne pas être né. Vu ? » fera dire le dramaturge Franz Werfel à l’un de ses personnages, incarnant le fonctionnaire local. Les absurdités dans l’histoire de chacun sont nombreuses, chaque lettre s’en fait l’écho, plus ou moins grinçante, plus ou moins désespérée. Le journal d’Alfred Neumann narre les innombrables et inutiles démarches, l’attente continuelle et le sentiment d’impuissance : « On tourne en rond » (cité p. 293).

11C’est surtout dans cette quête du visa indispensable qu’un jeune diplômé au « visage de Buster Keaton » (Hertha Pauli, dans La Déchirure du temps, citée p. 202) va apporter un secours décisif aux intellectuels allemands. Envoyé à Marseille par l’Emergency Rescue Committee américain, Varian Fry devait aider les écrivains, les artistes, les musiciens, les acteurs, les savants et les politiciens de renom exilés — et eux seuls… — à fuir l’Europe. Il se démène auprès des différentes administrations, organise un réseau pour fabriquer de faux papiers, monte des filières et aide ceux qui se sont décidés pour le chemin le plus dur mais le plus sûr : le passage à pied en Espagne, chemin au bout duquel se suicida Walter Benjamin lorsque les douaniers espagnols lui refusèrent l’entrée du territoire. Mais les arrestations se multiplient, les prisonniers sont immédiatement livrés aux Allemands vainqueurs, puis déportés vers Buchenwald ou d’autres camps de concentration. Le passeport de Fry fut confisqué par le consulat américain et lui-même, rapidement expulsé par les Français. À partir de juillet 1941, il était devenu impossible de pénétrer sur le territoire américain, la politique états-unienne ayant observé un curieux revirement. Le Centre américain de secours, façade de Fry, avait reçu 15 000 demandes d’aide. Il permit à 1 200 personnes de quitter la France.

12Beaucoup plus qu’un recueil d’archives, cet ouvrage parvient à écrire l’histoire des intellectuels allemands exilés, dans sa brutalité et dans son déroulement imprévisible. Unité de lieu, urgence du compte à rebours, personnages récurrents, célèbres ou non, destins tragiques et dénouements plus heureux, ce livre a quelque chose d’une pièce de théâtre à suspense. Le sort de tel ou tel se décide sous nos yeux : l’un parvient à fuir, l’autre est arrêté. L’aspect documentaire de l’ouvrage s’estompe au fil de la lecture, non pas que les archives se fassent moins nombreuses, mais parce que l’on finit par s’attacher aux protagonistes de l’émigration allemande comme à des êtres romanesques. Seulement, leur histoire est réelle. Elle n’en est que plus saisissante.