Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Février 2010 (volume 11, numéro 2)
Marc Douguet

À quoi servait l’« art » ? Politique de la poétique au XVIIème siècle

Déborah Blocker, Instituer un « art » : politiques du théâtre dans la France du premier XVIIème siècle, Paris : Honoré Champion, 2009, 540 p. EAN : 9782745319210.

1Il est parfois souhaitable de quitter notre conception de la littérature pour tenter de comprendre ce que représentaient pour leur contemporains les textes que nous rangeons sous cette étiquette : de se demander non pas « Pourquoi lire les classiques ? » mais « Pourquoi les lisait-on ? ». C'est à ce travail d’historien, intellectuellement très sain, que se livre Déborah Blocker dans Instituer un « art » : politiques du théâtre dans la France du premier XVIIème siècle. Il en résulte une enquête passionnante qui replace dans son contexte la naissance du théâtre classique et prend assez de recul pour montrer les « processus sociaux et politiques par lesquels le théâtre a alors été promu au statut d’« art », au sens que l’époque moderne donnait à ce mot, c'est-à-dire celui d’un ensemble de compétences techniques instituées »1. Et les guillemets de rester autour de l’art tout au long de l’ouvrage pour nous mettre en garde contre toute tentation de plaquer dessus notre définition « moderne » du mot.

2Avec une grande rigueur, D. Blocker explicite les principes méthodologiques qui ont guidé sa démarche, et qui en font l’originalité et l’intérêt. Dans la lignée des travaux de Christian Jouhaud (Les Pouvoirs de la littérature : histoire d’un paradoxe2) et d’Alain Viala (Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique3), elle insiste sur les relations entre littérature, pouvoir politique et société, et prend le parti de considérer les œuvres non comme des objets esthétiques bénéficiant d’une relative autonomie, mais comme des actions ou des gestes ancrés dans leur contexte immédiat (polémiques, projets politiques). Et refusant de même d’étudier les traités de poétique du seul point de vue du contenu doctrinal, « comme des fondements intellectuels sur lesquels auraient trouvé à s’épanouir les pratiques d’un théâtre réformé et perfectionné »4 ou comme des textes à l’étalon desquels juger les œuvres « régulières », elle considère au contraire les « règles » qui y sont énoncées comme des prises de position dans l’espace social et politique de la France de Richelieu :

« Ce livre aimerait attirer l’attention sur le fait que la diffusion de telles normes pour le théâtre fut en réalité indissociable, dans le premier XVIIème siècle français, des actions et des procédures politiques par lesquelles cette activité se trouva progressivement mieux insérée dans la vie publique. »5

3On sait en effet que Richelieu eut une politique culturelle et notamment théâtrale très active (création de l’Académie française en 1635, intervention dans la querelle du Cid en 1637, commande de pièces — notamment à Desmarets de Saint-Sorlin —, construction, dans le Palais Cardinal, d’un salle à l’italienne inaugurée en 1641). Mais il manquait une étude qui s’intéressât à la cohérence entre ces actions et les traités de poétiques contemporains, qui sût décrypter les stratégies mises en œuvre pour tenter de rallier le public mondain à cette entreprise de régulation et de moralisation du théâtre, et qui montrât comment l’ « institution » du théâtre – définie comme un processus de légitimation de cette pratique par le pouvoir, lui donnant, au même titre que les autres « arts », une place dans l’espace public - fut indissociable d’une volonté de le contrôler et de lui faire servir la monarchie.

4En accord avec ce point de vue historiciste et cette volonté de remettre en question les limites du littéraire, les cinq chapitres ou les cinq actes de cette enquête couvrent une grande variété de productions et de pratiques, accordant une égale attention aux pièces de théâtre, aux dédicaces et aux épîtres qui les précèdent, aux traités de poétique, aux textes juridiques, aux correspondances, aux carrières des individus.

5Le premier chapitre s’intéresse à la personne de Jean Chapelain (rédacteur des Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, publiés en 1637, et auteur notamment de la Lettre ou discours à Monsieur Faverau portant son opinion sur le poème d’Adonis du Chevalier Marino, qui parut en 1623, et de la Lettre à Antoine Godeau sur la règle des vingt-quatre heures, rédigée en 1630). Ce n’est pas sa doctrine qui retient D. Blocker, mais la manière dont il a utilisé la poétique pour se positionner dans le monde et se forger une légitimité sociale. D. Blocker montre bien en effet comment Chapelain a fondé sa poétique sur « une alliance de la norme tirée des Anciens avec une raison nourrie de savoir-vivre et d’idéaux aristocratiques »6, liant étroitement l’éthos nobiliaire et la vraisemblance dramatique (dont seul l’honnête homme est capable de juger, puisqu’elle repose sur le respect des distinctions sociales), tout en prenant garde de ne pas utiliser les éléments les plus reconnaissables de l’érudition (citations latines ou grecques, mentions des sources savantes), et en privilégiant des formes d’expression brèves issues de la mondanité (la lettre) : cette distance prise avec la poétique scolastique lui permettait de donner l’impression de ne pratiquer la poésie qu’en gentilhomme et de s’agréger au monde pour lequel il écrivait.

6Cependant, D. Blocker montre que l’autorité acquise par Chapelain en matière de poétique tient également à la position qu’il sut se créer auprès de Richelieu, qui l’amena notamment à rédiger les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, qui devaient trancher la querelle que la pièce de Corneille avait fait naître. Or ces deux rôles — poéticien du monde et du ministre — sont parfois entrées en conflit. En effet, Richelieu reprocha à une première version du texte de ne pas avoir assez critiqué la pièce, et notamment le personnage de Chimène qui avait pourtant suscité l’enthousiasme de ce public mondain que Chapelain voulait se concilier. Certains passages durent donc être réécrits :

« Là où la première version des Sentiments prenait soin, pour finir, de ménager encore les opinions des deux parties, l’ultime rédaction envisageait au contraire la conversion finale des lecteurs aux opinions que l’Académie défendait. Pour ce faire, l’argument que Chapelain avait dans un premier temps accordé au monde qu’il cherchait à convaincre, c'est-à-dire la force et la beauté des passions agitées dans le Cid — et tout particulièrement de la passion de Chimène — était retourné en principal défaut du texte. »7

7L’étude de la poétique de Chapelain est donc un premier exemple qui nous montre que c'est en grande partie la volonté de se concilier à la fois le public mondain et le pouvoir qui a contribué à l’élaboration de la doctrine classique.

8D. Blocker renouvelle ensuite cette démarche avec un corpus d’écrits de poétique postérieurs, constitué de L’Apologie du théâtre de Scudéry, du Discours de la tragédie de Sarasin, de La Poétique de La Mesnardière, publiés tous trois en 1639 et de La Pratique du théâtre de d'Aubignac, commencée vers 1640 et publié en 1657.

9Refusant « de leur accorder le statut d’étalon d’évaluation des productions dramatiques contemporaines, auquel ils prétendaient de manière si insistante » l’auteur choisit de se focaliser « moins sur ce que ces textes énonçaient (leurs doctrines) que sur ce qu’ils firent et prétendaient faire (leurs actions réelles ou postulées). »8

10Constatant que « la parution au cours de la même année 1639, dans la foulée de la querelle du Cid, sous les noms d’auteurs dont on sait par ailleurs qu’ils bénéficiaient tous du patronage du cardinal de Richelieu, avait de quoi intriguer », d’autant plus que ces poétiques partageaient un grand nombre de positions, parmi lesquelles « les fonctions morales et politiques du théâtre, la notion de purgation des passions ou encore l’idée que les formes du divertissement théâtral se devaient d’être inféodées à un impératif de vraisemblance qui seul pouvait garantir la réalisation des objectifs moraux et politiques fixés à la représentation »9, D. Blocker est amenée à employer la notion d’ « opération de publication »10, soulignant « le rôle joué, en tant que commanditaire, par le cardinal de Richelieu tout autant que la concertation du propos et la convergence des façons de faire ». Une opération de publication destinée, dans le cas qui l’intéresse, « à faire circuler, parmi un public pensé comme urbain et se piquant d’honnêteté, une certaine idée de ce que devait être le théâtre pour être moralement et politiquement acceptable dans la France du cardinal de Richelieu » et qui aboutit à « l’ennoblissement d’un savoir-faire par la transformation de pratiques décrites comme impensées en un « art » pourvu d’une histoire et d’une réflexivité ».11

11Cette approche permet de donner un sens, par exemple, au rejet de la tragi-comédie dite « irrégulière », érigée en repoussoir et jugée archaïque :

« Il s’agissait de construire le ministériat de Richelieu en un moment de rupture, au cours duquel une domestication des pratiques théâtrales se serait articulée à une mise en ordre des conduites sociales et politiques. »12

12Mais D. Blocker analyse également l’interaction qui eut lieu entre cette opération de publication et la sociabilité mondaine. La volonté de discipliner la société n’était pas incompatible avec la représentation que le public aristocratique s’en faisait et, tout comme Chapelain, les publicateurs liaient capacité à émettre des jugements sur l’ « art » théâtral et distinction sociale (La Mesnardière écrivait par exemple que « pour ressentir les effets de la science théâtrale, il faut être fort élevé au-dessus de la populace »13).

13Mais « dans ces efforts pour contenir, contrôler et formater les jugements de ce monde (réel ou imaginaire), on sent percer une inquiétude, comme si — peut-être en raison même de la divulgation mondaine des protocoles savants d’évaluation des écrits — la balance avait soudainement penché dangereusement, du moins dans les représentations, du côté de l’univers de la sociabilité distinctive»14. Comme on l’a vu avec la querelle du Cid, le public mondain privilégiait souvent dans ses jugements les notions de « merveille », de « beauté » et de « magie », bien loin de l’énonciation poétique contrôlée que voulaient promouvoir Richelieu et son entourage.

14Face à cette autonomie du jugement mondain, les doctes réagirent de diverses manières. Scudéry n’hésite pas à critiquer les aristocrates qui émettraient des jugements erronés :

« Il y en a qui n’ont que l’épée et la cape. Et ce sont eux que j’exhorte à pratiquer un beau silence ; afin que si quelqu'un d’eux ne peut être habile homme, il en soit au moins le portrait. »15

15D'Aubignac, plus diplomate, insiste sur l’éducation qu’il faut donner à son jugement :

« Souvent il est arrivé que des personnes de bon esprit ont cru d’abord certaines actions du théâtre fort justes et bien inventées, qu’après être instruits ils ne trouvaient pas vraisemblables, et au contraires très ridicules. »16

16Là encore, la poétique a été construite en fonction de son destinataire et du pouvoir, qui voulait faire du théâtre un objet dont la composition tout autant que l’évaluation, fondées sur un ensemble de règles déterminées, pussent être mis en mots par un discours rationnel, et non une pratique impensée dont la beauté échappât au contrôle de l’entendement.

17Après cette réflexion sur les enjeux de la poétique au tournant des années 1630/1640, D. Blocker analyse les pièces de théâtre qui furent encouragées ou commandées par Richelieu. Elle remarque notamment des différences entre les œuvres destinées à des représentations privées et celles qui devaient être données devant la cour et le roi :

« Dans le cadre des divertissements “de pompe et de parade”, la posture de Richelieu était en effet délicate : le ministre recevait chez lui, mais en présence du roi. Le spectacle ne pouvait donc renvoyer ouvertement à la figure du commanditaire, qui se trouvait lui aussi dans la position d’avoir à faire sa cour. Le ministre choisit de représenter dans ce cadre des comédies où la figure du père – susceptible de renvoyer allégoriquement à celle du roi – jouait un rôle central, lui permettant d’évoquer la question de l’autorité royale. »17

18La problématique de la subordination est particulièrement manifeste dans La Comédie des Tuileries, commandée par Richelieu à un groupe de cinq auteurs et représentée en 1635, dans laquelle deux amants résistent à la volonté de leur parents respectifs, ignorant que c'est en réalité l’un à l’autre que ceux-ci veulent les marier : leur désir se trouve être conforme à celui des autorités auxquelles la nature les a soumis.

19Les divertissements dont la portée fut plus étroitement domestique utilisent des schémas d’intrigue différents, renvoyant plus directement à la figure du commanditaire :

« Dans certains cas, la représentation se centra sur des personnages oubliant leurs désirs, leurs intérêts et même leur vie pour servir leur prince et l’État. Dans d’autres, elle se focalisa sur des êtres incapables de maîtriser leurs passions, dont il était montré combien leur intempérance risquait d’être nuisible au bien commun. »18

20Les lectures de Scipion de Desmarets, de L’Amour tyrannique de Scudéry (représentés en 1638) de Cyminde et de La Pucelle d’Orléans (publiées en 1642 et dont la rédaction en prose était due à d'Aubignac) que D. Blocker propose pour illustrer cette dernière hypothèse se révèlent éclairantes et font bien voir quelle devait être la finalité de l’« art » aux yeux de l’entourage de Richelieu.

21La situation du théâtre en France présentait cependant un paradoxe : alors que ce divertissement était en plein essor et trouvait un public enthousiaste et que le pouvoir le voyait comme un objet digne d’intérêt, les comédiens demeuraient frappés d’excommunication par l’Église et d’infamie par la loi.

22Or, en 1641, une déclaration royale interdit aux comédiens « de représenter aucunes actions malhonnêtes, ni d’user d’aucunes paroles lascives ou à double entente qui puisse blesser l’honnêteté publique » enjoignant aux juges de veiller au respect de cette volonté, mais précise pour finir :

« En cas que lesdits comédiens règlent tellement les actions du théâtre qu’elles soient du tout exemptes d’impuretés, nous voulons que leur exercice ne leur puisse être imputé à blâme, ni préjudice de leur réputation dans le commerce public. »19

23D. Blocker montre bien la complexité des enjeux de cette déclaration, qui est en effet tout sauf une simple promotion du théâtre. Elle y voit « une intervention politique visant sans doute moins à défendre le théâtre qu’à le réformer et à le contrôler »20, insistant sur la situation instable qu’elle crée (puisque les comédiens réintégrés dans la société civile reste excommuniés par l’Église), et sur le moyen de pression qu’elle donne au pouvoir sur les comédiens, plaçant, selon une belle formule, « le théâtre du roi entre faveur et humiliation »21.

24Si la méthode suivie reste la même, D. Blocker quitte dans le dernier chapitre le domaine des opérations cautionnées ou encouragées par le pouvoir pour s’intéresser à la manière dont Corneille réagit à cette entreprise d’institution et de contrôle du théâtre qui le visait parfois personnellement, notamment dans les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid.

25Elle montre tout d’abord que le magicien Alcandre, dans L’Illusion comique, peut renvoyer à la figure du dramaturge. Ce rapprochement intéressant se concentre sur la manière dont le magicien cache les secrets de son « art » pour n’en dévoiler que le résultat (la représentation) et s’appuie sur une lettre où Corneille, à qui Richelieu avait interdit de répondre aux Sentiments, explique à Boisrobert qu’il était satisfait de cette décision et qu’il ne souhaitait de toute façon pas « éventer les secrets de plaire qu’[il] p[ouvait] avoir trouvés dans [s]on art »22 :

« En revendiquant le droit de protéger ses secrets, Corneille prenait implicitement position pour une conception de l’ « art » comme ensemble de savoir-faire qui ne devaient ni être réduits en règles prétendument rationnelles, ni être divulgués, sous peine de mettre en danger la capacité d’un auteur à séduire ».23

26Cependant, D. Blocker montre bien que cette position est en grande partie une posture, puisque Corneille ne refusa jamais, quand il le put, de s’expliquer sur tous les points de doctrine qui faisaient débat à l’époque, et fut l’auteur d’un ensemble considérable de textes théoriques (épîtres, « examens » de ses pièces, ainsi que les Trois discours sur le poème dramatique).

27L’auteur s’intéresse donc, dans un second temps, aux stratégies que Corneille employa dans ces textes, remarquant notamment que, alors que des poéticiens tels que Chapelain ou La Mesnardière ne mentionnaient presque pas les grandes figures de la scolastique (par exemple les poéticiens italiens du cinquecento) et n’utilisaient la Poétique d’Aristote que comme une autorité, en la citant peu et en la commentant encore moins, Corneille choisit au contraire, pour conquérir le même public mondain, d’afficher ses connaissances, réfutant ses adversaires par de longs commentaires d’Aristote où il faisait voir sa maîtrise de l’italien, de l’espagnol, du latin et du grec. Cependant, en même temps qu’il convoquait ces textes, il revendiquait de ne fonder son discours que sur sa propre pratique qu’il entreprenait ainsi de justifier en en montrant la compatibilité avec un Aristote adapté aux nécessités de la modernité.

28Mais l’hypothèse centrale de D. Blocker s’inscrit dans le cadre du débat qui oppose, au XVIIème siècle, ceux qui pensent que l’art a pour but de plaire et d’être agréable et ceux qui disent qu’il doit avant tout profiter et être utile. Selon elle, Corneille refuse certes la conception de l’utile que se faisait l’entourage de Richelieu, et l’instrumentalisation du théâtre à des visées de moralisation et de disciplinarisation de la société qui en découle, mais il ne se réduit pas pour autant à un simple partisan du plaisir et du divertissement. Il n’aurait en effet pas voulu laisser à ses adversaires le monopole de l’usage moral du théâtre et aurait voulu donner à son théâtre une utilité morale destinée à l’individu, fondée sur la notion d’exemplarité morale, se distinguant de l’utilité sociale et collective prônée par l’entourage de Richelieu.

29Or, si les analyses des stratégies par lesquelles Corneille s’est mis à distance du discours sur l’utilité sociale du théâtre sont particulièrement éclairantes, le parti pris de vouloir trouver des enjeux moraux dans le théâtre et les textes poétiques de Corneille est moins convaincant.

30D. Blocker recourt à nouveau à L’Illusion comique. Selon elle, l’apologie à laquelle se livre Alcandre lors de sa dernière tirade, et qui fait du théâtre « L’entretien de Paris, le souhait des Provinces,/Le divertissement le plus doux de nos Princes, /Les délices du peuple, et le plaisir des grands »24 passe sous silence l’utilité morale qu’aurait le théâtre aux yeux de Corneille et que l’on pourrait en revanche voir en abyme dans le spectacle qu’Alcandre fait voir à Pridamant. D. Blocker remarque en effet avec pertinence qu’Alcandre, habile à remarquer les émotions de Pridamant et à les tempérer, joue auprès de lui le rôle d’un médecin de l’âme, lui offrant une sorte de cure par le théâtre. De plus, au sein de l’action représentée, certaines paroles d’Isabelle25, qui envisage le suicide comme un moyen de punir son père d’avoir contrarié son amour pour Clindor, peuvent faire prendre conscience à Pridamant de ses propres torts envers son fils. Cette analyse est intéressante, mais demanderait à être étoffée, et à bien prendre en compte le mouvement de dés-illusion par lequel Pridamant se rend compte que les dernières scènes auxquelles il a assisté sont en réalité les scènes d’une tragédie dont son fils est l’un des acteurs. Et si Alcandre est bien une figure du dramaturge, Pridamant peut-il durablement renvoyer au spectateur sa propre image, dans la mesure où il entretient avec le spectacle des aventures de son fils un rapport bien plus étroit qu’un spectateur de théâtre, et où, quand il assiste à une vraie représentation théâtrale, il est victime d’une illusion mimétique ?

31D. Blocker reprend ensuite une série de textes de Corneille (épîtres de La Suivante (1637), de Médée (1637), de La Suite du Menteur (1645) ainsi que les deux premiers Discours sur le poème dramatique (1660)) pour y relever tout indice permettant de déduire que Corneille envisageait pour son « art » une fonction morale, une utilité fondée sur cette « exemplarité » du spectacle dont L’Illusion comique serait l’illustration. Affirmant que le but de sa démarche n’a pas simplement pour but « de restituer les énonciations de Corneille dans leurs contextes d’interlocution successifs » mais a aussi pour objectif un « repérage des continuités mais aussi des ruptures dans le discours du dramaturge, afin de reconstituer quelques-unes des étapes d’un parcours énonciatif. »26, D. Blocker se livre en réalité plus à une analyse du contenu doctrinal des textes théoriques de Corneille, peu sensible à leurs différences et à leurs contradictions, et aboutissant à y montrer la permanence d’une pensée morale de l’exemplarité.

32Dans l’épître de La Suite du Menteur, après avoir proclamé assez explicitement que l’art a pour seul but de plaire27, Corneille tient un raisonnement particulièrement complexe :

« Vous me direz que je suis bien injurieux au métier qui me fait connaître, d’en ravaler le but si bas que de le réduire à plaire au peuple. À cela, je vous dirai que ceux-là même qui mettent si haut le but de l’art sont injurieux à l’artisan, dont ils ravalent d’autant plus le mérite, qu’ils pensent relever la dignité de sa profession parce que, s’il prend soin de l’utile, il évite seulement une faute quand il s’en acquitte, et n’est digne d’aucune louange. C'est mon Horace qui me l’apprend : « Vitavi denique culpam,/Non laudem merui. »28 En effet, Monsieur, vous ne loueriez pas beaucoup un homme pour avoir réduit un poème dramatique dans l’unité de jour et de lieu, parce que les lois du théâtre le lui prescrivent, et que sans cela son ouvrage ne serait qu’un monstre. »29

33D. Blocker déduit de ce raisonnement que Corneille « ne plaçait pas très haut cet ensemble de préceptes techniques qu’il désirait isoler » (préceptes qu’elle assimile « aux savoir-faire de la séduction »), puisque, selon elle, il « soutenait que quiconque se contenterait de les appliquer sans se donner de plus hautes finalités ne produirait qu’un « monstre » »30. Mais il s’agit là d’un contre-sens, puisque Corneille dit que « sans cela [l’unité de jour et de lieu] son ouvrage ne serait qu’un monstre ». L’œuvre monstrueuse est celle qui ne respecterait même pas ces préceptes (et, par comparaison, qui ne viserait même pas à plaire), tandis qu’une œuvre qui ne fait que les respecter, sans posséder aucune autre qualité (ou qui, toujours par comparaison, ne vise qu’à plaire sans « donner en passant quelque instruction »31) n’est pas contre les règles, et ne peut être critiquée que d’un point de vue moral, et non artistique.

34Ce raisonnement, s’appuyant sur un Horace sorti de son contexte et en effet bien personnel (« mon Horace »), est en réalité fort suspect et fait voir les traces du contexte polémique dans lequel et pour lequel il a été forgé. Tout en reconnaissant qu’il est « digne d’un casuiste »32, D. Blocker le prend néanmoins pour argent comptant. Il repose en réalité sur une confusion stratégique entre « but » et « règles » de l’art.

35Corneille postule en effet implicitement que « avoir pour but de » et « être obligé de » ont le même sens. Ce qui lui permet de construire un raisonnement hypothétique : si le but de l’art était l’utilité, le poète serait obligé de faire en sorte que son spectacle profite au spectateur. Cette assimilation en permet une deuxième : toujours si le but de la poésie était de profiter, l’utilité serait donc à placer au même degré que les règles techniques (unité de temps et de lieu), puisque celles-ci sont également obligatoires : la différence qu’il y a entre un but qu’il faut atteindre et des règles qu’il faut respecter pour atteindre ce but se trouve discrètement gommée. Ce qui permet à Corneille de convoquer la formule d’Horace33 : ne faire que respecter la règle n’est pas digne de louange, et épargne seulement le blâme. Par conséquent, ne faire qu’atteindre le but de la poésie dramatique n’est pas non plus digne de louange et si l’utilité était « réduite » à être ce but, elle aurait une place aussi peu valorisée que l’unité de jour et de lieu. Le poète qui l’atteindrait n’aurait aucun mérite, puisqu’on ne peut être loué que pour quelque chose qu’on pouvait ne pas faire.

36Ce raisonnement est donc une manière particulièrement habile d’évacuer poliment la question de l’utilité par le haut, et de l’anoblir tout en la bannissant du domaine de la poétique, car dès lors qu’elle n’est ni le but, ni une règle de l’art, elle n’a aucune place dans un discours de poétique : « Pourvu que [les poètes] aient trouvé le moyen de plaire, ils sont quittes envers leur art, et s’ils pèchent, ce n’est pas contre lui. »34

37Mais il est remarquable que Corneille n’exprime que la moitié hypothétique de son raisonnement (« si le but de la poésie était de profiter... ») et non la moitié effective (« le but de la poésie est de plaire »), dont la suite logique serait : « vous ne louez pas beaucoup un homme pour n’avoir fait que plaire à son public ». Corneille évite cette proposition paradoxale grâce au tour de passe-passe entre « but » et « règles » de l’art qu’il a habilement opéré : il remplace temporairement dans son argumentation, pour ce passage dangereux, le plaisir par les règles de l’unité de temps et de lieu (« vous ne loueriez pas beaucoup un homme pour avoir réduit un poème dramatique dans l’unité de jour et de lieu »). Mais une fois qu’il a déterminé ce qui justifie l’absence de louange, quand il en vient à déterminer ce qui justifie l’absence de blâme, il peut employer de nouveau le terme de « plaisir » : ceux qui ne font que plaire sont certes blâmables « de ne s’être pas proposé un objet assez digne d’eux », « pèchent contre les bonnes mœurs » mais sont « quittes envers leur art »35.

38Les remarques de D. Blocker sur la « relation de charité entre le dramaturge et son public »36 sont justes, mais dire que les savoir-faire de l’art, sont, selon Corneille, « incapables d’accomplir, à eux seuls, la destination sociale d’une œuvre de théâtre dans une société chrétienne »37 nous semble manquer l’enjeu du texte. Comme on évince certains candidats en leur disant : « Vous méritez mieux que cet emploi, attendez d’en trouver un à votre mesure », Corneille a dans cette épître avant tout prouvé que si le théâtre a un sens moral, la poétique n’est pas un lieu pour en parler, sans jamais pourtant en admettre le corrélat, à savoir qu’un poète qui ne fait que plaire et divertir son public n’est pas digne de louange.

39D. Blocker étudie ensuite avec finesse la réponse de Corneille aux poétiques produites dans l’entourage de Richelieu qui affichaient une préférence pour les dénouements heureux qui, à l’image de la justice du Prince, récompensent la vertu et punissent le crime38. Corneille a répété à plusieurs reprise le même raisonnement, qu’on trouve exprimé dans ces termes dans l’épître de Médée :

« Ainsi nous décrit-elle [la tragédie de Médée] indifféremment les bonnes et les mauvaises actions sans nous proposer les dernières pour exemple, et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n’est point par leur punition qu’elle n’affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur qu’elle s’efforce de nous représenter au naturel. Il n’est pas besoin d’avertir ici le public que celles de cette tragédie ne sont pas à imiter, elles paraissent assez à découvert pour n’en faire envie à personne. »39

40Mais si, selon D. Blocker, le fait que Corneille ait écrit que la poésie ne nous propose pas les mauvaises actions en exemple, « impliquait que les bonnes n’en gardaient pas moins dans son esprit un caractère d’exemplarité »40, il est significatif que Corneille ait laissé son raisonnement incomplet et n’ait pas exprimé ce corrélat, comme s’il cherchait uniquement, dans le contexte polémique instauré par la querelle du Cid, à se défendre, dans ce passage, contre l’accusation d’encourager le vice en ne le punissant pas systématiquement dans ses pièces.

41De plus, la pensée de Corneille se complique soudainement dans le premier Discours sur le poème dramatique, puisque Corneille y montre tous les avantages du dénouement heureux, faisant des dénouements malheureux un procédé limité au théâtre antique :

« Notre théâtre souffre difficilement de pareil sujets : le Thyeste de Sénèque n’y a pas été fort heureux ; sa Médée y a trouvé plus de faveur, mais aussi, à le bien prendre, la perfidie de Jason et la violence du Roi de Corinthe la font paraître si injustement opprimée, que l’auditeur entre aisément dans ses intérêts, et regarde sa vengeance comme une justice qu’elle se fait elle-même de ceux qui l’oppriment. C'est cet intérêt qu’on aime à prendre pour les vertueux qui a obligé d’en venir à cette autre manière de finir le poème dramatique par la punition des mauvaises actions et la récompense des bonnes, qui n’est pas un précepte de l’art, mais un usage que nous avons embrassé, dont chacun peut se départir à ses périls. »41

42Voilà une évolution significative, et dont D. Blocker ne dit mot. Dans tous les cas, si Corneille attribuait à son « art » une fonction morale, il faut que celle-ci ait changé, et les Discours de Corneille ne peuvent pas, contrairement à ce qu’elle affirme, « conforter »42 l’interprétation qu’elle donne des épîtres. Georges Forestier a quant à lui bien montré que seules des considérations techniques (et l’expression « qui a obligé d’en venir à cette autre manière de finir le poème dramatique » laisse bien entendre qu’il n’y a là aucun souci moral) peuvent rendre compte de cette évolution.43

43De plus, le jugement porté sur le personnage de Médée change en même temps que la théorie que défend Corneille : personnage dont le vice est si bien peint que personne ne s’aviserait de l’imiter quand Corneille prétend qu’il n’y a pas besoin d’un dénouement heureux pour distinguer le vice et la vertu, elle devient « à le bien prendre » une femme injustement opprimée, presque vertueuse, quand il s’agit de montrer que notre sens de la justice nous fait préférer les dénouements heureux. La justification de sa pratique semble l’emporter, chez Corneille, sur tout autre objectif.

44C'est également dans les Discours que Corneille se livre à un commentaire de la notion de catharsis. D. Blocker s’y attarde peu (une page), et affirme que le traitement que Corneille a donné de la question « incite aux mêmes conclusions »44 que les autres textes. S’opposant à la lecture proposée par Bénédicte Louvat et Marc Escola selon qui « la catharsis n’est convoquée que pour mieux mettre en question l’interprétation moralisante donnée au XVIème siècle au concept aristotélicien »45, D. Blocker insiste au contraire sur la place qu’y occupe l’exemplarité : montrant l’origine polémique et les limites de la notion de purgation des passions par la crainte et la pitié, Corneille lui substitue en effet les « impressions que fait la force de l’exemple » et « la punition des méchantes actions et la récompense des bonnes », voyant dans le dénouement heureux l’équivalent moderne de la catharsis :

« Un des interprètes d'Aristote veut qu'il n'ait parlé de cette purgation des passions dans la Tragédie, que parce qu'il écrivait après Platon, qui bannit les poètes tragiques de sa République, parce qu'ils les remuent trop fortement. Comme il écrivait pour le contredire, et montrer qu'il n'est pas à propos de les bannir des États bien policés, il a voulu trouver cette utilité dans ces agitations de l'âme, pour les rendre recommandables par la raison même, sur qui l'autre se fonde pour les bannir. Le fruit qui peut naître des impressions que fait la force de l'exemple lui manquait : la punition des méchantes actions, et la récompense des bonnes, n'étaient pas de l'usage de son siècle, comme nous les avons rendues de celui du nôtre. »46

45Si l’on retrouve la notion d’exemplarité, le cotexte dans lequel est énoncée la définition de cette nouvelle utilité morale des temps modernes laisse soupçonner qu’elle a dans le discours de Corneille la même fonction — polémique — que la catharsis dans celui d’Aristote.

46On aimerait en tout cas que D. Blocker précise cette notion d’exemplarité dans laquelle elle fait entrer tant de choses, par laquelle Corneille est censé renvoyer dos à dos partisans du plaisir et partisans de l’utilité, mais dont on n’aperçoit le sens qu’au détour d’une interprétation de L’Illusion comique et qui n’est étayée d’aucun exemple. En effet, on a souvent l’impression qu’à trop vouloir embrasser tout ce qui semble renvoyer à une pensée morale, elle mêle des notions dont le sens et les enjeux sont bien distincts. Commentant le passage du deuxième Discours que nous venons de citer, elle écrit :

« Dans les pages qui suivaient, Corneille développait longuement cette notion de « force de l’exemple », qu’il faisait même maintenant explicitement reposer sur le principe des dénouements vertueux. » 47

47C'est sur cette phrase que D. Blocker termine son analyse de la catharsis chez Corneille. Le « maintenant » est la seule remarque sur l’étrange revirement concernant les dénouements heureux. Quant à ces pages qui devaient éclairer la conception cornélienne de l’exemplarité morale, elle ne les convoque même pas. Or ce développement donnerait encore une autre idée de l’utilité morale du théâtre, puisqu’il est consacré non à cette « force de l’exemple » fondée sur les dénouements heureux et qui doit remplacer l’antique catharsis, mais à cette catharsis elle-même, prise au sens aristotélicien : tout en se montrant sceptique face à cette notion, il examine les conditions dans lesquels les sentiments de pitié et de crainte peuvent purger le spectateur d’un vice (purgation qui n’a rien à ses yeux de systématique et qui est indépendante de l’issue de la pièce).

48Ce dernier chapitre donne souvent l’impression de pointer une multitude d’indices d’une pensée morale chez Corneille, pour les commenter de manière extrêmement pertinente et intéressante, mais en cherchant à les « plier » à une hypothèse de départ, gommant ainsi leurs différences et manquant leur importance secondaire par rapport à la volonté de Corneille de faire du théâtre un divertissement qui ne se laisse pas instrumentaliser par le pouvoir.

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50Corneille se prêterait-il moins à une analyse seulement historiciste, et aurait-il une conception du théâtre plus proche de la nôtre que celle des hommes de plume de Richelieu — ce qui pourrait expliquer la pérennité de son succès, quand les pièces de Desmarets de Saint-Sorlin, de Scudéry, ou de d'Aubignac ne trouvent plus guère de spectateurs ? Les analyses des poétiques et des pièces de théâtre produites dans l’entourage de Richelieu sont en tout cas beaucoup plus convaincantes. Le résultat de cette vaste enquête est ici à la hauteur de ses ambitions : en faisant de chaque texte un geste situé dans un espace social et politique, elle montre sous un jour inédit les enjeux de la poétique et du théâtre dans la France de Richelieu et ouvre de nouveaux champs d’investigation particulièrement intéressants.