Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Mars 2010 (volume 11, numéro 3)
Pascale Hummel

La question de la question philologique

Was ist eine philologische Frage ? Beiträge zur Erkundung einer theoretischen Einstellung, sous la direction de Jürgen Paul Schwindt, Francfort sur le Main : Suhrkamp, coll. « suhrkamp taschenbuch, wissenschaft », 2009, 316 p., EAN 9783518295434.

1Les treize textes qui composent ce superbe opuscule ont pour auteurs des universitaires plus ou moins chevronnés, dont les noms ne se trouvent pas spontanément associés à la philologie (classique) et sont peu connus dans le monde francophone (leur affiliation professionnelle, détaillée en fin de volume, est éloquente : littérature comparée, histoire littéraire, esthétique et histoire des médias, philologie romane, etc.). La raison en est qu’ils représentent (incarnent ?) précisément une conception différente de la philologie, entendue au sens large, ou simplement germanique, qui depuis le XIXe siècle perpétue (ou ressuscite) l’acception platonicienne des origines. Ces pages relèvent d’un certain gauchissement pseudologique, sans qu’une telle orientation herméneutique (plutôt qu’épistémologique) entache la réputation scientifique des érudits en question. Comme le suggère à elle seule déjà la table des matières, le terme « philologie » embrasse ici, au sens large, la critique littéraire, l’herméneutique, l’exégèse stylistique, et toutes les formes du métadiscours ou de la métadiscursivité. Jusqu’où et en quoi une telle démarche relève-t-elle de la philologie ? : l’analyse du contenu répond à la question.

2« Qu’est-ce qu’une question philologique ? » est le fil conducteur thématique d’une série de conférences organisées en 2002-2007 à l’université de Heidelberg dans le cadre du Seminar für Klassische Philologie, qui aux intervenants successifs a fourni l’occasion d’énoncer leur réponse du point de vue de leurs disciplines respectives. L’alternance d’exposés théoriques et d’analyses détaillées (de textes et d’images) pose les jalons d’une pensée philologique. Ces rencontres universitaires suscitèrent divers projets, au nombre desquels le colloque « Literatur und Erkenntnis » (organisé en 2002, l’année du décès, à Heidelberg justement, du théoricien majeur de l’herméneutique, Hans-Georg Gadamer). L’enjeu véritable en définitive peut se résumer par la formule « Quid est philologia ? » (et non « Quae est philologia ? »). « La » philologie est-elle encore capable d’agir théoriquement et de s’affirmer face à tout ce qui n’est pas philologique ? Peut-elle apporter des réponses aux tournants culturels (cultural turns) ? Le présent livre ne contient pas tous les textes du colloque international de septembre 2007 (« Was ist eine Philologische Frage ? Beiträge zur Erkundung einer theoretischen Einstellung »), organisé à l’occasion du bicentenaire de la fondation du séminaire de philologie classique par Georg Friedrich Creuzer (1807), mais une sélection d’entre eux, enrichie d’une contribution supplémentaire de Werner Hamacher.

3Intelligente et modeste, l’introduction de Jürgen Paul Schwindt trace la généalogie du questionnement métaphilologique en Allemagne : Friedrich August Wolf et son projet d’agencement organique de la philologie ; la métahistoire de la philologie ou les prolégomènes théoriques de la philologie ; l’autoréflexivité du champ disciplinaire et épistémologique ; le caractère immanent de l’acte philologique (in ipso actu). La « question de la question » philologique prouve que la philologie cultive le cura sui, subordonnant son questionnement et son action à une question ; or cette question est-elle déjà et véritablement LA question philologique ? Ce jeu conceptuel et lexical se situe clairement dans la zone floue où la philologie flirte avec la « pseudologie » (voir mon livre à venir) quand la discursivité qu’elle représente (et interroge) est doublée par la métadiscursivité d’un questionnement épistémologique.

4En un subtil jeu herméneutique (et rhétorique) de type « philo-philologisch », Werner Hamacher (« Für — die Philologie ») envisage sous tous les angles la « Frage nach der Frage » (la question de la question). Son analyse, d’une grande puissance conceptuelle et verbale, dépeint la philologie comme une patho-logie. Abondamment nourri des subtilités schlegeliennes, l’auteur expose les différentes manières qu’a le questionnement métadiscursif de la philologie d’avoir partie liée avec la pensée critique (littéraire) de la modernité (et de la préparer). Dans ce remarquable exercice de style et de pensée, chaque mot (chaque syllabe même) compte, chaque nuance façonne un raisonnement d’une grande finesse, où les maillons mêmes de l’enchaînement argumentatif laissent entrevoir la manière dont la pensée juste et rigoureuse se mue volontiers en un tissu d’arguties éventuellement fallacieuses (mais non nécessairement fausses). Cet article montre en acte comment dès le XIXe siècle même la philologie se fait pseudologie en servant de point de départ au propos général ; le texte-amorce de René Char sur l’« écriture » (suivi de références nombreuses à W. Benjamin et P. Celan) illustre on ne peut mieux (a contrario, pour ainsi dire) les confusions sémiologiques (involontaires ou assumées) inhérentes à la réflexivité métadiscursive. Dans la suite du propos, le blabla sur le mot, le mot du mot, qui précisément définit l’herméneutique littéraire, prend le pas sur les réflexions initiales. L’ensemble reste brillant, brillant justement du brio de la sophistique (si différente de la justesse socratique). W. Hamacher d’ailleurs est professeur de « littérature comparée », et la plupart des représentants de la métadiscursivité philologique émanent du monde anglo-saxon (et, toujours davantage, du monde germanique ; le cas Gumbrecht, universitaire allemand original et prolifique, est emblématique à cet égard, par sa position d’apôtre d’une néo-philologie peu goûtée (ou mal comprise) des traditionalistes).

5Solidement enracinée dans la théorie de l’interprétation et ses mutations à travers le temps et l’histoire, l’analyse du récit mensonger d’Ulysse (Od. 19, 535-553) par Jürgen Paul Schwindt, en interrogeant les différentes formes du logos (« Traumtext und Hypokrise : die Philologie des Odysseus »), livre un témoignage sur l’enseignement de son auteur à Heidelberg, par le biais du séminaire où depuis une décennie, en tant que pédagogue, il expérimente une heuristique de la philologie textuelle. En abordant l’imitation comme condition de la science, Isabella Tardin Cardoso (« Theatrum mundi : Philologie und Nachahmung ») montre que l’épistémologie de la science ou du savoir recèle des composantes mimétiques. Le topos du theatrum mundi préside à la démonstration (un rien sophistique) sur le motif protéiforme (à l’instar de la philologie) de l’imitation, laquelle procède du « faire comme si » : l’expérimentation et la mise en scène ne sont pas absentes de la philologie classique. Le positivisme philologique est constamment soumis à l’épreuve du masque littéraire : palimpseste tendu entre scientia et ars, la philologie dessine ainsi l’esthétique d’une performativité exégétique. Déroulant la chatoyante galerie des sophistes, Thomas Schirren (« Sophistik und Philologie : hat das Subversive auch Methode ? ») évoque la querelle herméneutique opposant Platon et Protagoras, qui découvre le mot et corrige Homère. Dans une contribution riche en arguties qui une nouvelle fois trahit ce que la pensée néo(philo)logique doit au jeu sur la langue et les mots, Melanie Möller (« Rhetorik und Philologie : Fußnoten zu einer Theorie der Aufmerksamkeit ») esquisse une physiologie-psychologie de l’attention appliquée au champ de la rhétorique et de la philologie, ici définie comme relâchement (Entspannung). Gerhard Poppenberg (« Vom Pathos zum Logos : Überlegungen zu einer Theorie figurativer Erkenntnis ») esquisse une théorie de la connaissance figurative, menant du pathos au logos, dans un chapitre « poiétologique » où Heidegger et Gadamer ne sont jamais loin, parfois même sur le mode de l’inféodation idéologique. Christian Benne (« Philologie und Skepsis »), pour lequel la philologie et le scepticisme sont l’expression d’une fin d’époque réalisant la somme du connu, fait de l’épistémè philologique une connaissance perpétuée. Auteur d’un livre notable sur Der leidenschaftliche Buchhalter. Philologie als Lebensform (2004), Thomas Steinfeld montre brillamment (« Skepsis : über August Böckh, die Wissenschaft der unendlichen Approximation und das Glück der mangelnden Vollendung ») que la philologie est une tâche infinie pour l’approximation. Sous l’égide de Paul de Man, un idéologue particulièrement influent pour les néophilologues (qui se recrutent largement dans la génération née dans les années 1950), Christoph König (« Rilkes Leser – Zur Theorie und Kritik von Interpretationskonflikten im Gedichtzyklus Die Sonette an Orpheus ») évoque, pour le cas du poète Rilke, les implicites épistémologiques de la théorie de la réception, laquelle, en tant que métahistoire, constitue un champ parfois confondu avec la philologie elle-même. Karl Heinz Bohrer (« Behaupten und Zeigen ») s’emploie à cerner l’esthétique de la connaissance (irriguant l’analyse de la tragédie par Hegel) et le lien unissant esthétique et connaissance. Hans Ulrich Gumbrecht (« Was Erich Auerbach für eine “Philologische Frage” hielt ») explore ce qu’Auerbach entend par question philologique. Friedrich Kittler (« Philologische und Homerische Frage ») se penche sur l’étroitesse du lien entre question philologique et question homérique.

6Composant un texte dense et serré, tout en nuances et subtilités conceptuelles, ce travail, solide et séduisant (comme les sirènes de la sophistique ?), risque cependant de ne pas plaire à tout le monde. Les travaux des collègues du monde entier y sont exploités avec respect et minutie. Rien évidemment dans l’enquête, voire dans la quête, néo- ou pseudo-philologique n’est en soi blâmable : tant de choses en effet ont été écrites déjà, et, si de nombreux textes anciens demandent encore à être édités, commentés ou étudiés avec soin par la philologie  « classique », il est légitime que la voie ouverte par les philologues allemands eux-mêmes trouve des épigones à leur mesure, puisque l’auto-questionnement de la philologie est inhérent à sa refondation épistémologique par des outsiders que leurs contemporains déjà soupçonnaient d’hérésie ou d’egologie. Un tel ouvrage atteste indirectement l’immense retard (ou réticence ?) de la France à l’égard d’une épistémologie, en laquelle certains (à juste titre peut-être) ne reconnaissent d’ailleurs qu’une mode.

7Les contributions réunies dans ce subtil opuscule illustrent l’extrême bigarrure de la philologie, en tant que faisceau de pratiques et de disciplines, c’est-à-dire en tant qu’indivis dont l’interprétation et l’exploitation sont infinies. Néologie et nouvelle pensée, hérésie et hétérodoxie, la démarche (individuelle et collective) en œuvre dans ces pages relève avant tout d’une spécularité circulaire et prouve que la philologie est fondamentalement multidirectionnelle : sa contiguïté est grande avec l’herméneutique, l’exégèse stylistique ou littéraire, et l’intertextualité. Nul en définitive ne saurait blâmer ceux qui possèdent le talent d’en jouer.