Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2010
Avril 2010 (volume 11, numéro 4)
Marielle Macé

Deux styles d’individuation

Pierre Pachet, Le Premier venu. Baudelaire, solitude et complot, Paris : Denoël, coll. « Méditations », nouvelle édition revue et corrigée, 2009, 176 p., EAN 9782207261118 & Pierre Pachet, Un à un. De l’individualisme en littérature (Michaux, Naipaul, Rushdie), Paris : Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 1993, 147 p., EAN 9782020189316.

La pensée : ce qui ne peut se produire que dans un individu.

« Si un thème pouvait m’inspirer le désir de construire une œuvre, ce serait le thème de ‘‘l’individu’’, terme par lequel je nomme le devoir que l’on a, d’être celui que l’on est. Mais ce thème m’inspire surtout le désir de lui être infidèle, d’être inconsistant. »

Pierre Pachet, L’Œuvre des jours.

1Comment être un individu, celui-ci plutôt qu’un autre ? Que peut dire à ce propos la littérature, l’expression littéraire ou l’attention portée à la littérature ? Et quelle direction cela indique-t-il à l’activité critique ? La pensée moderne a fait de la question de l’individu son affaire centrale : avec Bergson, Merleau-Ponty, puis, dans une autre logique Simondon, Deleuze, et aujourd’hui Agamben… ce sont bien les formes de l’être et du devenir-individuel qui ont intéressé la philosophie du XXe siècle. Mais la littérature a aussi pris sa part, manifesté sa capacité d’attention et sa propre puissance de pensée dans ces domaines. La republication, dans une nouvelle édition, de l’essai consacré par Pierre Pachet à Baudelaire, intitulé Le Premier venu, aide à considérer ces questions. Le livre avait d’abord paru en 1976, sous-titré « Politique de Baudelaire » ; écrit dans le voisinage de René Girard, mais aussi de Victor Goldschmidt et de Claude Lefort, il partait de certains textes tournant autour de la question du sacrifice, et par exemple de la peine de mort, pour restituer une authentique intelligence baudelairienne du social ; à partir de fragments allusifs rassemblés dans « Fusées » et dans « Mon cœur mis à nu », Pierre Pachet observait l’énigmatique fascination de Baudelaire pour le sacrifice, la naissance d’un homme providentiel, l’accumulation de forces sur un seul individu, la fragilité des valeurs dans un monde où celles-ci ont perdu leur fondement sacré… Il s’agissait bien d’une étude sur la littérature baudelairienne, attentive et neuve ; mais le livre pouvait surtout frapper par la force de la pensée de l’individu qui s’y risquait ; cette pensée semblait s’être rejointe elle-même dans et par la lecture de Baudelaire, s’y être trouvée en s’y mettant à l’épreuve, affûtée par la violence même des fragments baudelairiens. Elle avait quelque chose de cruel. Pachet savait et avançait que tout surgissement d’un être individuel (qu’il soit homme, œuvre ou idée, car même l’expérience de la pensée consiste à « percevoir le mouvement sans fin des différences » et comporte « l’espoir de penser quelque chose d’absolument singulier »), particulièrement dans les sociétés modernes qui à la fois posent l’égalité des êtres et requièrent la différenciation de chacun, il avançait que tout surgissement d’un être individuel donc, se déroule dans un espace de conflits, se paie de l’écrasement d’un autre, dépend de cet écrasement, et que la tyrannie, pour l’homme démocratique, vient précisément de la présence et du désir de détermination de ses semblables.

2Quinze ans plus tard, dans un autre livre intitulé Un à un. De l’individualisme en littérature, Pachet poursuivait ce qu’il faudrait appeler une anthropologie littéraire de l’individuel. Ici encore, une idée de l’individu moderne s’exposait et s’explorait. Le livre était construit un peu différemment, voyageant parmi des singularités concrètes. Cette fois la réflexion ne se fondait pas sur l’exemplarité sombre de scènes hors norme (en l’occurrence la peine de mort, le duel ou le suicide, et leur centralité dans la pensée baudelairienne du social), mais partait de quelques situations tout à fait ordinaires où s’éprouve pourtant fortement le fait d’être un individu : fermer la porte, prendre un bain, s’endormir, allumer une cigarette… ; l’auteur trouvait chez trois grands écrivains (Michaux, Rushdie, Naipaul) l’impulsion de poursuivre cette méditation sur la possibilité d’émergence des individus, mais aussi, et c’était important, des raisons pour accentuer la minceur ou la fragilité de ce surgissement, et par conséquent des encouragements à le protéger.

3Entre les deux livres, ce n’est pas tellement la pensée de l’individu qui se transformait, mais plutôt son timbre, sa couleur ou son profil — plus précisément, et c’est ce à quoi je voudrais réfléchir : son style et son rapport avec le style1. L’horizon s’infléchissait, car le sentiment et l’interprétation de la conflictualité inhérente à l’individualité moderne s’étaient déplacés et colorés un peu différemment. La noirceur de l’individuation baudelairienne laissait place à des moteurs plus quotidiens, à une exploration de la nuance fine de situations de retrait où se joue pourtant tout aussi fondamentalement le rapport à soi. Constance d’un questionnement et subtil déplacement de manière : c’était la même pensée, mais la colère en moins. J’aimerais y voir la mise en œuvre de deux « styles d’individuation », c’est-à-dire de deux logiques ou de deux formes de formation de l’individualité2 ; non pas deux pensées nécessairement divergentes du « soi », mais deux accentuations de ce que c’est qu’être et devenir un « soi », deux allures, deux comportements, deux attitudes devant la poussée et le surgissement des êtres individuels (à nouveau : personnes, choses, formes ou pensées), et deux réponses à ce surgissement.

4Encore un saut de quinze ans et Le Premier venu aujourd’hui reparaît, augmenté d’une postface où l’auteur dit son étonnement devant celui qu’il était écrivant cela : « Aujourd’hui que je relis mon essai pour la présente réédition, je reconnais son mouvement et je l’approuve, sans pouvoir tout à fait coïncider avec lui, l’expliciter ni le prolonger, comme si j’étais désormais trop différent de celui qui l’a écrit, et qui par-dessus les années me livre un héritage. » En effet c’est une autre attitude à l’égard des exigences de l’individualité qui s’y était exposée. Mais l’ancien livre est revenu, approuvé dans son mouvement-même (c’est-à-dire aussi dans son individuation), comme s’il fallait que revienne cette version sombre, pas très deleuzienne, de l’être-soi. Peut-être la méchanceté, la conflictualité — la « tyrannie de la face humaine » disait de Quincey — devaient-elles reparaître et s’imposer comme une constante de la constitution individuelle. Je voudrais essayer de comprendre ce parcours, la vie de ce livre paraissant et reparaissant, sa place dans l’œuvre d’un écrivain véritablement singulier ; dans ces étapes d’une même conviction, il faudra restituer la force et l’exigence de deux modes d’individuation qui se succèdent moins qu’ils ne se font face, deux façons d’être qu’il nous faut à notre tour regarder, éprouver et différencier en nous-mêmes comme de véritables possibilités d’être. Je vais forcer le trait, creuser la distinction et obliger ces deux modalités à se dresser l’une en face de l’autre, car il me semble que c’est là un enjeu important de la littérature moderne, et la tâche même de la critique : je proposerais volontiers de réorienter l’activité critique et les enjeux de la lecture vers l’identification de tels styles d’individuation, autant de styles qu’il y a d’œuvres et d’idées de l’individu qui s’y risquent : la critique comme pratique de l’individuel, c’est-à-dire d’abord comme reconnaissance de la dynamique d’individuation qui est à l’œuvre dans un texte. Pensons la dynamique du style comme une dialectique de proposition et de réponse : attention nuancée ou curiosité cruelle, manière de seconder les choses dans leur mouvement de singularisation ou de s’en sentir menacé… autant de façons de porter le surgissement de l’individu à la puissance deux — de le regarder et d’y répliquer.

5Pourquoi cela se dit-il prioritairement par la littérature, en elle (dans la littérature de Pachet) et grâce à elle (dans ce que lui-même a su éprouver à la lecture de Baudelaire et de Michaux) ? Parce que les grands livres déploient justement des styles d’individuation insubstituables (parfois concurrents) pour nous y rendre sensibles, ils proposent à notre attention des modes d’attention, à notre regard des genres de regard, à notre perception des profils de perception qu’ils nous rendent un à un disponibles et auxquels ils nous demandent de faire attention, à tous égards. En un temps où le « be yourself » est un slogan vide ou un fétiche (François Flahault a ironisé récemment sur ses prétentions), cette attention littéraire (attention à la littérature et attention par la littérature, sens des qualités et des différenciations) est certainement un très bon guide.

6Le Premier venu s’ouvre sur quelques pages consacrées à la figure du passant : l’inconnu(e), l’homme des foules, le « n’importe qui » dont Pachet relève l’importance dans les écrits de Baudelaire, et qui consonne chez le poète avec d’autres modalités de l’indétermination : le bonheur est « n’importe où hors du monde », l’élu politique est « un homme en loterie », et pour le haschischin « le premier objet venu devient symbole parlant »… Un principe esthétique et moral y est mis en lumière, celui de la gratuité des caractères, des vertiges du hasard qui dans une foule de traits, d’êtres ou d’objets fait arbitrairement choisir tel ou tel.

7Mais la réflexion restitue rapidement le visage très particulier de ce « premier venu » baudelairien, en mettant au premier plan la question du sacrifice et en en faisant le foyer d’une réflexion plus vaste sur le « prix » moderne de l’individuation, du « devenir quelqu’un ». Qu’est-ce qui justifie cette exemplarité exorbitante et noire, du sacrifice ? C’est, d’un mot très baudelairien, la coprésence de « semblables » et la disparition des absolus dans la société moderne : « dans le jeu de la concurrence, de la compétition des mérites qui s’ouvre alors, la sélection des individus, si elle se conforme à peu près, dans la pratique, à la répartition des couches sociales existantes, manifeste pleinement son arbitraire. » (13-14) La promotion de l’un tient à la dégradation de l’autre, à quelque échelle des rapports humains « douloureux, honteux, richement implicites » (15) qu’on se situe. L’essai offre alors toutes les raisons de regarder l’individuation comme une dialectique d’émergence et d’écrasement, de concevoir l’être-soi comme une violence, et l’affirmation d’une manière à soi ou d’un espace à soi (« a room of one’s own », disait Virginia Woolf) comme une lutte impliquant des rapports affectifs ambivalents, des subordinations, des compétitions, des dépendances. Il en trace les lignes visibles, en dégage la forme concrète et nous la place littéralement sous les yeux.

8C’est le paradoxe de l’individuation dans la société moderne, cette société égalitaire qui révèle crument les interdépendances. La question baudelairienne devient : comment (dans les êtres, les œuvres, les pensées…) les différences naissent-elles et s’amplifient-elles, ces différences à la fois voulues et déniées par la démocratie ? Pachet montre combien chacun cherche à s’individualiser par une propriété dont il « concerte l’apparence » par un choix et une différenciation (autrement dit, cherche à se styliser et à se traiter soi-même comme œuvre) ; mais il ajoute qu’il suffit que le caractère stéréotypé de la propriété apparaisse pour que l’individualité de son « propriétaire » disparaisse brusquement : cette individualité-là est toujours sur la défensive, et Baudelaire apparaît souvent « en proie à cette nervosité » ; par là il nous permet de sentir intensément le « sans cesse » de la différenciation, son caractère infini et toujours à recommencer. Pachet le dira plus tard : l’individu moderne est doué pour la différenciation, ou plutôt il y est voué et même condamné.

9La citation préférée de Baudelaire, reprise à de Quincey, expose cette demande : « la tyrannie de la face humaine » ; dans l’expérience des foules ou dans le coudoiement d’individus en masses qu’organisent les grandes villes, c’est-à-dire dans les conditions concrètes de la réflexivité inhérente au lien social, Baudelaire observe que par le caractère irréductible de sa singularité, la face humaine demande despotiquement à être identifiée, reconnue, « éclairée par un regard qui la distingue ». Mais « la simple loi du nombre transforme ce désir démocratique de reconnaissance en une tyrannie » ; car l’individualité qui demande à être vue dans tous ses caractères est emportée bientôt « dans un mouvement furieux » et impuissant pour « accaparer l’attention ». Dans « Le joujou du pauvre » ou dans « Le gâteau », montre par exemple Pachet, la compétition révèle en s’exagérant un couple d’êtres identiques autour d’un objet qui finit par s’évanouir. C’est ce caractère substituable des êtres ou des pensées, révélé par l’instabilité des différences modernes, qui va permettre de construire une théorie du sacrifice ; Pachet commente en ce sens l’effort de Baudelaire pour « reconstituer la logique du crime comme différenciation », comme exercice d’une domination sur le plus proche, subordination située au fondement de toute singularisation.

10Cette « prime à l’individu » est évidemment l’enjeu du dandy, celui qui veut être un et lutte contre le fantôme de l’autre, héros moderne qui cherche la distinction et la singularisation, mais dans un monde où aucune procédure ne peut donc les lui garantir ; le dandy doit conserver son essence fragile en un duel invisible, « un despotisme du paraître et non de l’agir », ce que j’appellerais à mon tour une tyrannie esthétique, jamais conclue. Car la précarité des déterminations suscite des conduites d’emphase, d’exagération et d’accentuation de soi-même ou de ses propres reliefs, elle implique une sorte de spectacularisation de l’individu et se modèle sur un art emphatique : « les traits de singularité qui caractérisent tel individu en le distinguant de ses proches, de ses modèles, de ses semblables, se manifestent comme peu saillants, évanouissants, tant et si bien qu’ils engendrent quasi naturellement le désir de les exagérer, comme dans le dandysme, de faire apparaître aux yeux des autres une personnalité artificiellement excentrique ou négative. » Ce despotisme esthétique dégagé par Pachet, qui est bien un « style » d’individualité, coïncide avec d’autres styles dans les pratiques modernes, mais il est particulièrement révélateur de ce que c’est qu’être soi dans ce monde-ci ; car le terrain du dandy, ajouterais-je, est le paraître et le disparaître, et cela fait de lui un représentant exemplaire de l’exigence moderne d’esthétisation différentielle de la vie ; Bourdieu a lui aussi montré la demande épuisante d’une production de petites différences visibles ; et Foucault ou Barthes ont également fait du dandy (d’un « dandysme moral » pour l’un, d’un dandysme noir pour l’autre) le héros intime d’une pensée « racée ».

11Question de style, donc. Ce mouvement d’émergence-écrasement, « rage froide et violence inquiète », cette forme-là d’individuation où l’individuation signifie et active le surgissement d’une force qui demande à être vue, s’observe au plus clair dans les œuvres d’art, ces quasi-sujets dont les sujets sont les modèles, et inversement. Il faut en effet saisir le lien moderne qui associe le domaine de la création des formes (leur puissance de différenciation) et celui de l’affrontement des regards ou des consciences, car, comme le montre ici Pachet « l’art appartient à un monde sacrificiel plus vaste que lui », qui est la société civile ; la forme esthétique et l’organisation sociale sont soumises au même principe de subordination, à la même perception violente de différences organisées, c’est-à-dire justement de formes singularisées ; la logique esthétique du choix, de l’accentuation ou de l’exclusion prend une signification toute particulière en régime démocratique, où même la formation et la genèse d’une œuvre naissent d’un conflit et d’une concurrence, d’une sélection qui « retrouve la vérité sélective du monde ». Le poète et l’artiste ont par conséquent « le devoir cruel de mettre en lumière en eux-mêmes – et donc de rendre inefficace » (vraiment indolore ?) ce surgissement brutal, en détournant cette énergie : le génie part d’un écart, le développe, spécule sur lui, en quelque sorte il l’innocente, et Baudelaire rappelle qu’il « a assez de génie pour étudier le crime dans son propre cœur » et dans sa propre création de formes.

12Je vois ici la force de toute une pratique du style, style de vie et style tout court enfin compris et pratiqués dans l’unité de leur expression : une écriture qui assure la continuité de l’individuation des œuvres à celle des êtres. Ici, c’est un principe commun de tyrannie esthétique qui s’éclaire violemment, où faire être une qualité c’est forcément faire le sacrifice d’une autre qualité ; on y retrouverait volontiers la question du détail, qui mieux qu’une autre dit que pour Baudelaire le multiple (la meute, la foule) est le principe du mal : « Un artiste ayant le sentiment parfait de la forme, écrit-il, […] se trouve alors comme assailli par une émeute de détails, qui tous demandent justice avec la furie d’une foule amoureuse d’égalité absolue » … « L’oscillation n’est pas de l’être, mais entre les êtres », conclut fortement Pachet. On voit quelle force de différenciation en acte présente ici la littérature, qui non seulement expose mais accentue et fait vivre les écarts. Les exigences de l’art moderne se font signes d’un « rapport meurtrier au prochain », de l’impossibilité de rapports contractuels : sous le regard de Baudelaire, le monde contemporain présente une violence qui résulte de la mise en présence brutale de postulations individuelles non seulement irréductibles, mais incompatibles : si l’un y est c’est que l’autre n’y est pas, ne doit pas y être. Nous trouverions facilement au fond de nous-mêmes quelques reflets de cette cruauté-là.

13La position du sujet individuel dans une société individualiste est donc toujours précaire, c’est le paradoxe mais aussi le potentiel, la réserve explorée en permanence par la pensée de Pachet3 ; Baudelaire aidait à comprendre la violence rageuse et impuissante de l’individu moderne, détruisant-détruit ; dans Un à un4, Michaux aidera à comprendre l’énigme de l’individu moderne, à la fois surgissant et fragile. La lecture que Pachet fait de Michaux a une couleur assez différente de celle qu’il faisait de Baudelaire, elle est moins terrible, moins cruelle, libérée (ou privée) d’une pensée de la différenciation comme sacrifice : c’est une invitation, cette fois, à seconder intimement la « minceur » des individus.

14Un à un s’ouvre sur une série de situations ordinaires de retranchement ; l’être-soi y consiste avant tout en une mise à part de soi-même, une façon de fermer la porte et de tourner le dos. Mais il s’y révèle une fragilité démultipliée : minceur de la cloison du moi ; besoin d’expansion et de sortie, non nécessairement pour étendre un territoire, d’ailleurs, mais pour maintenir le contact, dans une attitude indécise devant l’émancipation, un appel mêlé d’un « besoin de personne » ; conscience enfin d’une unité mal assurée : d’une part cette unité est multiple ou contradictoire en elle-même, d’autre part elle est répétée et dispersée ailleurs, parce qu’elle est, si je puis dire, « ressemblée » par d’autres. Le surgissement de l’individualité a en effet comme revers l’incertitude d’être vraiment soi ; et cette incertitude se mesure et se ressource en permanence dans le contact avec les choses et les êtres : on se voit semblable, répété au-dehors (« vaporisé » dirait Baudelaire), instable de cette nouvelle façon. L’émergence n’est plus exactement menacée par la concurrence exercée par d’autres surgissements, mais plutôt composée de forces de retraits, de déflations et de retranchements à l’intérieur du sujet lui-même, retraits où l’individualité ne s’évanouit pas, mais se continue sur un autre mode. L’individu ici est aussi bien une passivité et une force de recul — faite d’imitations, d’effondrements de la volonté, de retours en arrière — qu’une affirmation de particularités, une différence personnelle ou un effort d’expression.

15La figuration profonde de l’individuel se transforme, sort d’une situation duelle et nous offre (à nous lecteurs) d’autres images, un nouveau registre, d’autres invitations de pensée et d’expérience. L’individu, ici, est émergence pure, radicalité du choix et de la poussée d’une forme, en deçà même de l’acquiescement à ce qu’il choisit : il est par exemple « le pouvoir capricieux de choisir telle ou telle [musique], ou aucune, et de ne pas se reconnaître dans celle-là même qu’il choisit d’écouter » (14) : je tourne les boutons de la radio, je m’arrête sur une station, mais je ne voudrais pas avoir à rendre compte de cette écoute-là comme d’un choix de moi-même, d’une détermination ou d’une distinction. L’individu est celui qui choisit son comportement ou ses objets, des comportements et des objets qui le singularisent mais aussi bien qui ressemblent à tous les autres, ou encore qui ne lui signifient rien ; il est une certaine « forme d’intégrité et de propriété », qui ne suppose pas l’originalité, l’irremplaçable, mais plutôt l’autonomie dans le rapport à un milieu, quelque chose comme un pur tracé de contours : « L’individu s’affirme le plus, et sous sa forme la plus abstraite, là où le signe de son affirmation est le plus stéréotypé. Pourquoi ? Ce que l’individu affirme là n’est pas la richesse de sa vie psychologique, son inventivité, ses ressources ; c’est sa pure indépendance, le pouvoir nu de dire oui ou non, de désirer ou de repousser » (14) — et par exemple le pouvoir de ne pas se distinguer, de ne pas avoir à s’affirmer comme un sujet qui ne ressemble à aucun autre. On est proche, ici, d’une pensée deleuzienne de l’individuation conçue comme un tracé de territoires et d’intensités, une pensée du devenir, du nomadisme et de la fuite, où l’individu est regardé et pratiqué comme une série de « lignes » : « Mes territoires sont hors de prise, et pas parce qu’ils sont imaginaires, au contraire : parce que je suis en train de les tracer » (Mille Plateaux)… On voit que le mouvement mis en lumière n’est plus tout à fait le même que celui du Premier venu ; il est plus conforme à l’idée que présentent effectivement de l’individuation les philosophies modernes, comme celle de Simondon qui est si présente aujourd’hui (je ne sais pas si Pachet a connaissance de cette philosophie, mais elle a été déterminante pour celle de Deleuze, qui lui importe) : l’individuation y est figurée comme l’émergence jamais aboutie d’une forme sur une réserve d’informe, une réserve toujours maintenue et qui lui sert précisément de ressource pour un nouveau déphasage ; la dialectique ou le conflit tiennent désormais au maintien de l’indéterminé, à l’insistance d’un fonds de non-individuel dans la formation individuelle elle-même. Regardée comme poussée et force de différenciation interne, cette individuation-là est inséparable du milieu sur lequel elle émerge.

16Mais Pachet va plus loin, et un peu ailleurs, en accentuant la place de la passivité dans ces pratiques de singularisation, la place du retrait dans nos modes de présence, l’importance de la distraction dans notre vigilance, bref en s’intéressant à ces moments où « un individu émerge dans un effondrement de sa volonté, et ‘‘porte’’ par là son propre inconnaissable. » Il s’agit pour lui de « défaire le lien entre l’être soi et un rapport de volonté » : dans beaucoup d’états composés (à la fois choisis et abandonnés) qui font le cours de notre vie la volonté en effet s’étiole, se divise, s’éclipse ; et pourtant « indubitablement l’individualité y subsiste et s’y affirme, malgré torsions et incertitudes » (32) ; l’individu par conséquent « se constate » (30) et se reçoit au moment-même où il se croyait emporté par un flux d’altérité. Pachet le lit et l’éprouve chez Michaux, qui est sensible plus qu’aucun autre poète à ces deux dimensions de l’individualité : « la forme qu’elle découpe, et derrière elle le milieu continu, la permanence à travers les accidents de la forme, le fond d’être qui ne se découpe pas et auquel l’expérience, conduite avec assez de rigueur et d’obstination, finit toujours par mener. » (25) La conflictualité et la force de l’individuation baudelairienne se sont déplacées, et s’exercent plutôt ici dans une lutte entre un sujet et ses propres possibilités d’être : c’est moins au prix d’un semblable que l’on émerge et que l’on se constitue, qu’au prix de ses propres ressources, de tout ce que l’on pourrait être, faire être et faire surgir en soi-même, qu’il soit signifiant ou insignifiant. Mais la réserve est infinie car le moi est une foule et déborde : « Je ne suis pas, grâce à ma capacité de m’en distinguer, ce que moi-même je croyais être »… Loin du choix, fragilité et potentialité sont indémêlables.

17Pour la littérature, cet autre style d’individuation consiste à se rendre sensible (attentif) non plus tant aux duels inhérents à la singularité, mais plutôt à ce que Segalen appelait « le divers », c’est-à-dire à la fragilité des affirmations, des différenciations fines, des variations de l’humain ; c’est l’un des enjeux essentiels de la littérature moderne que de révéler « la substance humaine banale dans son immaîtrisable diversité ». Il faut forcer la question, explique Pachet : « Que serais-je (et pas seulement : Que ferais-je) si j’étais toi, si j’étais femme, si j’étais ma femme ? ». Je suis en effet enfermé en moi-même, et si j’étais un autre je serais enfermé dans cet autre, enfin je sens confusément qu’être individu c’est oublier les autres et oublier les autres que je suis, c’est devoir les oublier et y être en même temps rappelé sans cesse : « être enfermé dans un lieu et une forme (aussi changeante et multiple soit-elle), à l’abri d’une muraille de peau et d’os, et que cette muraille n’est rien d’autre que l’obligation d’oublier ce que c’est d’être l’autre. » (104) La littérature, dans sa capacité de différenciation, a sans doute devant cet oubli un grand pouvoir de rappel, c’est-à-dire d’écartement. Michaux, exemplairement, est un corps et une âme qui recherchent activement les situations d’exotisme, qui se reportent dans des mondes de vie autres ; il aime voir apparaître des paysages différents et curieux, se rendant et rendant les lecteurs sensibles à la variété de l’humain.

18Mais comme tout écrivain moderne, ajoute Pachet qui ne lâche pas sa proie, il « doit briser le secret, et montrer avec quelle substance hétérogène et impossible à unifier l’homme doit fabriquer des individualités unifiées. » (24) L’effort, en effet, n’est jamais abouti : être individu, ce n’est pas être sorti du pré-individuel, c’est comme diraient Simondon ou Deleuze, en sortir à chaque instant, dans un « mouvement de déséquilibre et de rupture dont l’essence est de rester toujours plus virtuel que réel. » (28) Les textes de Michaux sur les dessins d’enfants, les tableaux de fou ou les drogues le montrent sans cesse : dans l’opération toujours répétée par laquelle l’individu se soustrait à ce qui l’entoure, l’occupe, l’investit, se manifestent les ressources et les douleurs de l’être soi, la capacité et l’incapacité à se défendre contre les empiètements extérieurs. La question de Michaux n’est décidément pas tout à fait celle de Baudelaire et devient celle de la subsistance du sujet face à l’invasion des êtres, des sensations et des objets. De là l’infini de la tâche individuelle, ce que Pachet nomme « l’extrême susceptibilité humaine à la différenciation. L’humain, même foncièrement malade, semble en proie à la différenciation et doué pour elle. » (37) Car « on veut trop être quelqu’un », comme l’écrit Michaux dans la célèbre postface à Plume. Et de ce vouloir, de ce vouloir qui nous constitue et qui nous tient, résulte une grande fatigue. Cette fatigue ne vient pas de l’exigence d’être quelqu’un plutôt que personne, mais d’être quelqu’un plutôt que tous les autres (tout ce qui se propose selon le moment ou les circonstances, tentation continuelle de changer, ou nécessité tout aussi continuelle de tenir, impératif de cohérence). Fatigue de se différencier, fatigue de résister, fatigue de la nécessité d’être un en faisant taire tous les autres qu’on est, qu’un Sartre a lui aussi éprouvée constamment, pris dans les contradictions de sa propre course. « L’individu est aussi le lieu de ce combat-là : entre être et pouvoir-être, entre gisement et exploitation du gisement. »

19On voit ce qui distingue cette figuration de l’individuation de celle à laquelle invitait Baudelaire. Car la pensée a ici la couleur de la défense, ou même de la tendresse, plutôt que celle de la colère. Devant Michaux, Pachet éprouve la minceur de sa propre individualité et nous la fait éprouver à nous-mêmes et en nous-mêmes, il nous met en cordée — défensifs et solidaires. Saisie dans sa fragilité, l’émergence individuelle est un mouvement ou une poussée qu’il faut défendre, ou plutôt à laquelle il faut faire, à tous égards, attention. Un autre essai de Pachet consacré au vieillissement, Le Grand âge5, participe d’ailleurs aussi de cette qualité attentionnelle, situant son mouvement dans une réponse à l’incrédulité que l’on ressent intimement devant le vieillir, ses limites et ses dégradations, une réponse au sentiment de « l’enfant étonné et cruel qu’on ne peut cesser d’être ».

20Il y a là, donc, deux manières de regarder le mouvement même de l’individuation, c’est-à-dire deux décisions sur l’humain, ou plutôt deux colorations d’une même décision sur l’humain (le fait, premier pour la pensée de Pachet, de tenir l’individu pour une coupure puisque quelque chose s’y divise et s’y répartit immanquablement selon les enveloppes de la peau). Un à un semblait pacifier la pensée de l’individuation moderne et la tourner avant tout vers un appétit du divers, mais Le Premier venu reparaît aujourd’hui, étonnant son auteur. Sans doute parce que Pachet avait trouvé en Baudelaire un individu selon son cœur, assoiffé de vigilance, occupé de la différenciation entre les hommes mais aussi convaincu de l’arbitraire de cette différenciation et de la rage sourde de sa relance perpétuelle ; le style d’individualité de Baudelaire et de ses textes, violent et cruel, fournissait à Pachet un style de pensée (une pensée emportée passionnément aussi par celle de René Girard), une façon de vivre l’individuel en pensée, de vivre une pensée de l’individuel. Comme si Baudelaire lui permettait, et nous permettait à notre tour, de restituer les effets profonds d’un côtoiement réalisé dans la lecture elle-même, allégorique des modes de contact et de conflit qui définissent la démocratie. Il l’aidait par exemple à comprendre comment son texte peut nous enchaîner fatalement à lui.

21Un à un aussi faisait place à la brutalité des déterminations et à l’infini de l’émergence d’un soi. Le livre avait d’ailleurs son propre point de rencontre entre le politique et l’esthétique : non plus le sacrifice, mais l’état de colonisation. Après la lecture de Michaux, il observait les états d’individuation paradoxaux, contraints, passifs, où l’on se trouve « [c]olonisés, et à l’aise dans cet état de dépendance, de paralysie, de confort, d’abaissement bienheureux » (8) ; il invitait surtout à une « décolonisation de soi » en s’appuyant (grâce à une lecture aux « accents baudelairiens » (48) d’Octave Mannoni et de Franz Fanon) sur une compréhension de la complexité des situations effectives de décolonisation, et des formes presque « familiales » de dépendance et de violence qui s’y observent. Il faisait donc le pari de penser l’être-soi en solidarité, en réciprocité, avec cette nouvelle attention politique, il affrontait directement la question de la signification de l’oppression coloniale pour la conscience individuelle.

22Violence, écrasement, blessure : Baudelaire, en quelque sorte, avait montré cela tout nu, forcé le trait, accentué l’intrication, et imposé des images qui ne laissaient pas en repos. Le Premier venu parlait déjà du fond d’indéterminé de l’individuel, mais ne s’en accommodait pas, voulait le surgissement, la logique du choix, l’irréductible des individus ou des manières d’être, par conséquent le témoignage de leur concurrence profonde, et de la façon dont l’art dévie ce processus. C’est peut-être la radicalité de son style d’attentionnalité qui s’impose à nouveau aujourd’hui. Qu’est-ce qui a changé, d’ailleurs, entre les deux éditions du même livre à trente ans d’intervalle ? Essentiellement des développements touchant la question du « complot », et des formulations concernant celle du dandysme. L’une et l’autre dégagent l’exemplarité politique ou existentielle de certains comportements artistiques ou littéraires. Le complot est désormais mis au premier-plan, choisi comme nouveau sous-titre, et souligne la force de l’œuvre concertée, « conspirée » à la manière d’un soi, dans la même gestualité et le même effort d’émergence, d’organisation minutieuse et de réparation ; la tonalité ici aussi a d’ailleurs subtilement changé, sensible à ce qu’il y a de « velléitaire » dans ces concertations baudelairiennes, et par exemple à l’infinitif, modalité de l’agenda ou des notes intimes, modalité du rapport à soi et de l’émergence surprise par elle-même plutôt que de l’effort de distinction (entretemps, Pachet avait écrit Les Baromètres de l’âme, un beau livre consacré à l’émergence du journal intime6). L’essayiste repère, en de nombreuses occurrences, « l’attitude consistant, non à conspirer, mais à rêver, esthétiquement, d’une ‘‘belle conspiration’’ », il voit en Baudelaire un « mouchard », expert en détections, représentant d’un véritable dandysme de la perception.

23Ce style d’individualité « est comme marqué par son surgissement », et « donc voué à porter la conscience de ce qu’est la fabrication ou la différenciation des individus » dans un monde qui le réclame et s’y oppose tout ensemble. C’est pourquoi peut-être il faut toujours en revenir, on peut revenir aujourd’hui, au-delà d’une conscience des variations et d’un appétit du divers, à la cruauté baudelairienne, à la considération de la douleur et de la charge moderne d’être un individu, aux troublantes « manigances » tissées dans l’ombre de nos propres gestes. On n’est tendre ou curieux d’autrui que si l’on est assuré d’être ce que l’on est, et d’être le seul à l’être ainsi ; la vie de tous les jours, l’enfance ou la peur nous le disent sans cesse, dans l’incertitude qui tient de façon égale chacun de nous, chacun de nous pour qui « le seul être doué de continuité, […] c’est l’autre »7. Nous avons souvent une faible tolérance aux petites différences, aux variations subtiles de traits ou d’objets si proches qu’ils nous menacent plus que ne le font les choses nettement distinguées, fortement marquées dans leur altérité et qui n’empiètent sur aucune frontière ou aucune membrane protectrice du « moi » ; pour moi (c’est trivial), je me souviens d’un mouvement bizarre d’antipathie devant le goût du sel en Amérique : plus épuré, plus fort et corrosif que celui que je connaissais, il changeait trop subtilement le goût de tous les autres goûts…

24La lecture d’Un à un affine ces modalités quotidiennes de l’affirmation et de l’individuation humaine, plus ambigüe « que la division entre des corps mutuellement exclusifs », plus ambigüe qu’une affirmation de choix, et nous permet de suivre son mouvement jusque dans nos retranchements les plus ordinaires ; celle du Premier venu en revanche continue de l’assombrir, maintenant la vigilance et redisant les exigences discriminantes, au-dedans et au-dehors, de tout surgissement d’une forme, d’un style, d’un soi, nous redisant que nous sommes porteurs de cette force, et responsables des formes concrètes dans lesquelles elle s’exprime. Ce qui m’a le plus frappé à la relecture est la remarque finale du dernier chapitre (réélaborée pour cette nouvelle édition) : la théorie du sacrifice ne se trouve jamais chez Baudelaire « que comme vœu ou projet. Si une telle théorie peut être explicitée à partir de ses notes, c’est, sans doute conformément au désir du poète, sous la responsabilité du lecteur qu’elle le sera. » L’essentiel, en effet, est non seulement d’avoir identifié un mode de l’individuel dans sa complexité et ses contradictions, dans sa nécessité concurrentielle, mais aussi de l’avoir reconnu profondément en soi-même et de s’en être rendu responsable. L’avant propos d’un recueil intitulé Aux aguets, publié en 2002, faisait aussi droit à cette « cruauté du regard », aux troublantes alliances scellées par une pensée férocement vigilante, qui doit se savoir responsable de ce qu’elle voit (comme Freud disait qu’on l’est de ses rêves) : « Une torsion est à l’œuvre, une contamination peut-être, qui oblige l’observateur de la violence à reconnaître en lui-même une inquiétante frénésie. […] Je dois en convenir, violence et cruauté sont en effet plus qu’un bruit venu de l’extérieur parasiter mes réflexions. Elles les ont souvent suscitées, voire animées, et se sont reflétées en elles8. »

25Deux styles d’individuation, donc, deux attitudes à l’égard du surgissement d’un individu, deux efforts qui nous requièrent un peu différemment ; l’un n’est pas le contraire de l’autre (un écrivain comme l’est Pachet tend toujours une même corde), mais l’autre déplacé et autrement accentué. C’est, avant toute chose, cette variété des logiques d’individuation qui m’attire dans la littérature, et qui m’apparaît comme sa pensée propre. À nouveau, pourquoi la littérature dans ces questions — la littérature de Baudelaire, la littérature de Michaux, la littérature de Pachet ? Parce que la littérature, justement, sait différencier non pas seulement des substances individuelles, des traits de personnalités, mais des attitudes à l’égard de ces traits ; elle ne porte pas seulement des pensées de l’individu mais des pratiques de l’individuel, des logiques de la forme, et c’est en cela qu’elle ouvre l’espace commun aux styles et aux styles de vie. Un individu, tout comme une œuvre, est bien un style, moins une substance qu’une manière, moins une série de contenus qu’une certaine façon de prendre les choses et de les modifier. La construction de la personne et la construction d’une œuvre relèvent en réalité d’une seule et même question : celle de l’individuation et de la promesse du style ; toutes deux sont du ressort d’une esthétique, et par conséquent d’un regard et d’une attention. C’est pourquoi la pensée peut s’élaborer à partir de la littérature et grâce à elle, par exemple ici à partir de la façon dont quelques auteurs en ont affecté un autre ; « comprendre » n’est pas lié uniquement à l’exercice de l’intellect, c’est une modalité de l’être.

26C’est pourquoi à mon tour je peux reconnaître et recevoir ces styles d’individuation dans leur différence, forcer cette différence, établir leur concurrence, les obliger à se faire face, les dresser l’un en face de l’autre pour en faire, à mon propre usage, des formes de pensée et des puissances de penser… ; la relecture du Premier venu, par exemple, m’a convaincue de l’énergie de « vis-à-vis » des styles, et de la force qu’il faut pour les recevoir et les pratiquer. La littérature moderne, dans beaucoup de ses dimensions, parle à la fois de la promesse et de la charge du devenir individuel : elle est solidaire du mouvement même de l’individuation (qui, j’y insiste, peut et doit répondre à des logiques contradictoires, ces logiques que l’attitude philosophique est au contraire forcée d’homogénéiser plus rapidement), elle dégage, restitue ou invente des formes d’être, des formes que prend l’être ; c’est à ce titre qu’elle requiert ses lecteurs, car elle exige d’eux qu’ils répliquent à ce mouvement et s’y redisposent en une manière propre. Il s’agit d’y capter d’autres manières et d’expérimenter, en les voyant être devant soi, les enjeux de son propre être-soi. Il faut y voir, et aimer y voir, un appel exigeant du singulier (ce singulier de styles irréductibles, mais qui sont toujours en voie d’appropriation), un sens des variations, une pratique des nuances et des différenciations fines et réelles, prises une à une, pensables et appropriables, qui me semblent indiquer l’essentiel de leur tâche attentionnelle et réflexive aux lecteurs et aux critiques.