Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2010
Avril 2010 (volume 11, numéro 4)
Camille Esmein-Sarrazin

Invention romanesque et privatisation des sentiments à l’âge baroque

Frank Greiner, Les Amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de L’Astrée (1585-1628). Fictions narratives et représentations culturelles, Paris : Honoré Champion, coll. « Bibliothèque littéraire de la Renaissance », 2008, 556 p., EAN : 9782745316097.

1Raymond Picard parlait en 1977 de « continent littéraire […] abîmé dans l’océan des âges » à propos du roman du XVIIe siècle1, appelant de ses vœux des études critiques dans ce domaine. Il a depuis lors fait l’objet de travaux nombreux, mais le début du XVIIe siècle et surtout le tournant des XVIe et XVIIe siècles restait mal connu. Frank Greiner comble donc une importante lacune des études sur la fiction narrative en prose de l’époque moderne par cette enquête prenant pour objet l’abondante production romanesque d’inspiration sentimentale durant une période qui s’étend de la dernière guerre de religion jusqu’à la fin des années 1620. Le phénomène, loin de se cantonner à la littérature, convoque l’ensemble des domaines de la vie sociale et culturelle, comme le montre son étude. Aussi son projet est le suivant : « élucider les liens unissant le sentiment amoureux, compris comme l’un des motifs caractéristiques de la civilisation baroque, avec les fictions romanesques qui lui servirent un temps de relais privilégié. » (p. 9)

2Fort des nombreux travaux récents dans le domaine de l’histoire de la sexualité, de l’histoire de la civilité, de l’histoire du mariage ou encore de l’histoire de la condition féminine, Fr. Greiner s’appuie sur cette connaissance solide et assise des mœurs de l’âge baroque pour mener une enquête très neuve sur la question de l’idéologie amoureuse, en faisant l’hypothèse que l’on en a jusqu’alors sous-estimé l’importance. La thèse qui est ici la sienne est que la fiction sentimentale joue souvent un rôle de miroir ou de témoin, et surtout entretient un lien dynamique avec la réalité de la société et des mœurs. Il me parait important de souligner que Fr. Greiner situe systématiquement son travail par rapport à ses prédécesseurs, Gustave Reynier, Maurice Magendie, Maurice Lever ou Henri Coulet2, et signale toujours ses dettes, tout en montrant ce en quoi il se détache des thèses avancées par ceux-ci ou par les autres études critiques qu’il convoque.

3Issue d’une habilitation à diriger des recherches soutenue en 2004 à l’université Paris X-Nanterre, cette étude fait état de très nombreuses lectures, régulièrement citées ou analysées, à l’intérieur d’un corpus particulièrement vaste. Elle va de pair avec une entreprise de Répertoire analytique des Fictions narratives en prose de l’âge baroque dont la première partie a été publiée en 2007 aux éditions Honoré Champion (deux autres sont à paraître)3. Dans Les Amours romanesques, l’auteur fournit une bibliographie exhaustive ainsi qu’une liste des auteurs de fictions sentimentales pour la période envisagée.

4Cinq grandes parties structurent cet ouvrage. Les deux premières, particulièrement riches et importantes, et sur lesquelles nous nous pencherons plus particulièrement ici, envisagent le lien entre l’histoire et les fictions, puis s’attachent à circonscrire cette fiction amoureuse en envisageant imaginaire, formes et valeurs. Les trois parties suivantes s’attachent à différents types de fictions, entre lesquelles des recoupements sont souvent possibles : histoires tragiques, histoires exemplaires, histoires dévotes, romans d’aventure, romans courtois, romans pastoraux.

5La première partie, intitulée « Histoire et fictions » étudie les conditions socio-politiques de la montée en puissance d’un type de fiction, les « amours ». L’auteur prend en compte différents éléments, analysés par les historiens dans la France de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle : l’influence dominante du christianisme sur la représentation de la sexualité et du désir, qui n’empêche pas le développement de cultes païens de l’amour ; l’émergence d’une forme d’individualisme sentimental et la lente transformation du statut de la femme, qui ne sont pas sans répercussions sur la représentation de la relation amoureuse ; le renforcement de la moralisation et de la discipline des mœurs à la fin du XVIe siècle et la mise en place de mesures prohibitives (fermeture des bordels municipaux ou refus de la cohabitation des fiancés en milieu rural). Autant d’éléments qui modèlent le visage de l’éros baroque et font que, si de nombreux écarts sont observables entre valeurs conjugales et usages réels, l’idéal semble être le mariage amoureux. Reprenant les analyses de Norbert Elias, Fr. Greiner souligne ici le phénomène de civilisation et même de curialisation ainsi que « l’intrication des aspects psychologique et sociologique du processus de civilisation » : l’avènement d’un État monarchique fort et le développement conjoint d’une société de cour ont permis la transformation des usages et l’imitation des mœurs de la cour dans les milieux bourgeois. L’intérêt de l’étude de Fr. Greiner est que, forte d’analyses empruntées aux historiens des XXe et XXIe siècles, elle les confronte à la représentation que proposent les récits du temps.

6Un deuxième pan de cette première partie s’attache à la société romanesque, c'est-à-dire aux acteurs de cette histoire des sensibilités : romanciers et lecteurs de romans, mais aussi mécènes, éditeurs, dédicataires, autrement dit une « microsociété unie autour du même gout pour les inventions romanesques et puisant dans cette même source les motifs d’une rêverie commune » (p. 95), qui agit en profondeur sur les attitudes et les mentalités. Pour ce faire, Fr. Greiner cherche à identifier des auteurs qui « s’efforcèrent, avec plus ou moins de succès, de capter et d’incarner les idéaux de leur époque dans des personnages, offerts parfois à leur public comme de véritables modèles. » (p. 95) Il étudie donc ceux qu’on appelle alors les « faiseurs de roman » en distinguant parmi eux trois groupes : au temps de la huitième guerre de religion (1585-1598), il dénombre vingt-deux auteurs, majoritairement des jeunes hommes, de petite noblesse, pour qui l’écriture est un loisir, trois d’entre eux se détachant par leur professionnalisme (Montreux, Verville et Nervèze) ; sous le règne d’Henri IV (1598-1610), les auteurs sont nettement plus nombreux, peut-être en raison du climat de paix ; de la régence au début du règne de Louis XIII (1610-1628), période de bouleversements qui correspond à un « âge d’or du roman, et particulièrement du roman sentimental », s’illustrent des auteurs déjà confirmés, comme Urfé, Vital d’Audiguier ou Des Escuteaux ainsi qu’une nouvelle génération d’écrivains, dont Charles Sorel. Cette dernière période voit l’apparition d’un nouveau type d’écrivains, que Fr. Greiner qualifie de « mercenaires de l’écriture », et pour lesquels l’écriture est véritablement un métier, appelant un rendement (Camus, Du Verdier, Gomberville, Puget de la Serre).

7Si le corpus de cet ouvrage correspond à un ensemble de cent treize écrivains, l’auteur dégage de cette enquête un « portrait-type » : « notre auteur est un jeune homme ou, plus précisément encore, un jeune gentilhomme qui a le plus souvent moins de trente ans lors de la publication de sa première œuvre » (p. 114), et pour lequel l’écriture de roman est généralement un loisir occasionnel. Un tel portrait nous apprend ainsi que le succès et la fécondité du roman de cette période ne sont pas à chercher principalement dans l’ambition littéraire des auteurs, mais plutôt dans son accord avec les attentes du public. Les modèles romanesques, parce qu’ils renvoient à la société nobiliaire son image idéalisée et qu’ils en illustrent les valeurs, les règles de politesse et les idéaux, hantent la civilisation mondaine qui s’épanouit en France à partir de la Renaissance.

8Enfin, le lectorat des romans croît entre 1580 et 1620 et se diversifie. Cet élargissement à la grande bourgeoisie (il faut attendre les années 1660 pour qu’il s’étende à la bourgeoisie moyenne) a pour conséquence la multiplication de succès de librairie : deux cycles romanesques à la fin du XVIe siècle, les Bergeries de Julliette de Montreux (1585-1598) et les Aventures de Floride de Verville (1593-1596), puis, au début du XVIIe siècle, les Histoires tragiques de Rosset (1614), l’Histoire tragé-comique de Vital d’Audiguier (1616), Argenis de Barclay (1621, trad. 1623), L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1627). Le roman apparait dès lors comme un véritable moyen d’influence, un « relais exemplaire », et la société baroque semble « traversée par ses images, informée avec plus ou moins de discrétion par sa mythologie », jusqu’à en devenir elle-même romanesque comme par « contamination » (p. 134).

9Une deuxième partie envisage imaginaire, formes et valeurs de la fiction amoureuse, dans l’objectif de « [caractériser] une culture à travers l’étude d’une production littéraire » (p. 145). Il s’agit également d’examiner les critères qui justifient de regrouper les œuvres étudiées ici en un corpus.

10Tout d’abord, proposant un « regard historique sur les livres d’amour », l’auteur s’interroge sur l’existence de ce sous-genre. Si la catégorie du « roman sentimental » date de la première moitié du XIXe siècle, aucune expression ne fait auparavant l’unanimité. Toutefois, la réunion des récits à intrigues amoureuses comme catégorie particulière de romans semble s’être imposée peu à peu. L’expression « livres d’amour », qui s’impose à la fin du XVIe siècle et est encore employée par Jean-Jacques Rousseau, pourrait correspondre à une forme littéraire (l’expression « romans d’amour » n’apparait que chez l’abbé de Pure puis chez Lenglet-Dufresnoy, les occurrences en sont donc trop peu nombreuses pour considérer qu’elle correspond à une catégorie alors significative). Fr. Greiner propose trois traits principaux, à même de définir une telle forme : ces récits évoquent le domaine des affects, passions et sentiments, avec le dessein d’émouvoir le public ; il s’agit d’une invention fabuleuse, ce qui conduit à opposer fiction amoureuse et histoire ; la fiction va de pair avec un idéal moral. Une telle catégorie réunit donc « un ensemble d’œuvres offrant de l’amour une vision littéraire marquée du sceau de l’idéalisme » (p. 155).

11Le signalement de ces livres d’amour passe par le choix de titres comportant le plus souvent le mot amour (généralement utilisé au pluriel, pour évoquer le caractère instable de l’amour profane, ou encore l’idéal d’un amour réciproque) ou l’un de ses dérivés, si bien que ces ouvrages sont d’abord désignés par leur contenu thématique. Cette dénomination va de pair avec une construction dont Gustave Reynier puis Ellen Constans4 avaient énuméré les invariants (l’amour, l’obstacle, le mariage). Fr. Greiner interroge ce programme ternaire et propose une analyse de la structure narrative renouvelée par la confrontation des objets de quête (scénarios conjugaux, religieux, érotiques) puis des sujets (individu, couple, collectivité). Le style est un autre critère de généricité, puisque la littérature romanesque de l’époque envisagée montre la prégnance du modèle oratoire, depuis les Amadis qui illustrent une prose artistiquement élaborée et un style doux et fluide, c'est-à-dire moyen ou fleuri. En effet, les romanciers français de la fin de la Renaissance s’engagent dans la voie ouverte par Des Essarts, abandonnant les modèles antérieurs.

12Autre élément à même de constituer un corpus, les valeurs véhiculées par ces récits. Fr. Greiner en dénombre quatre : la célébration du désir amoureux, la représentation de l’amour honnête comme ferment d’un bonheur privé réservé à l’individu ; la reconnaissance de la dignité de la femme ; l’association du bonheur à l’amour réciproque et de l’amour réciproque au mariage.

13Les « Amours romanesques » ne correspondent pas à une catégorie de fictions enregistrée par les classifications littéraires des XVIe et XVIIe siècles, mais plutôt à une construction a posteriori. Néanmoins, elles font l’objet d’un signalement spécifique, comme le montrent les titres, les liminaires, les incipit, le style, ou encore le choix des personnages.

14Fort de ces éléments de regroupement en un corpus homogène, Fr. Greiner se propose alors de distinguer des sous-genres à l’intérieur du genre des livres d’amour. D’abord selon des critères essentiellement structurels : romans d’aventures, romans à intrigue, romans à tiroirs, romans personnels, nouvelles. Puis selon les thématiques et la tonalité : histoire morale, aventure, fiction courtoise. Ce sont les catégories qu’il va envisager successivement dans les trois parties suivantes.

15La troisième partie est consacrée aux « Amours morales et immorales » et envisage l’histoire tragique, l’histoire exemplaire et l’histoire dévote, en en étudiant les sources et les modèles ainsi que les modalités. Ces formes entretiennent des liens étroits et ont en commun de consacrer une place centrale à la réflexion sur le mariage, et de soulever la question de la relation amoureuse et de l’honnête amitié. Néanmoins, cette réunion de l’histoire d’amour et de formes appartenant à la littérature morale ne va pas de soi, et Fr. Greiner s’intéresse à la « solidarité de la norme et de la déviance » (p. 324) que ces formes manifestent par différents biais : logique punitive pour l’histoire tragique, identification et intégration des normes d’un moi idéal pour l’histoire exemplaire, sublimation des pulsions sexuelles dans l’histoire dévote.

16Partant du constat du lien fort qu’entretiennent histoire d’amour et roman d’aventures dans les années 1580-1620, la quatrième partie s’attache aux « Amours aventureuses ». Le roman d’aventure de l’âge baroque, héritier de l’épopée antique et du roman de chevalerie, assimile ces héritages en en unifiant les éléments ; l’antagonisme amour/armes n’a plus lieu d’être, et si les valeurs guerrières gardent leur importance, le héros est redéfini en fonction d’une civilisation des mœurs prônée par la culture de cour florissante, l’héroïne accède également à un statut différent, non plus témoin ou simple bénéficiaire des exploits chevaleresques, mais également modèle vertueux voire porteuse elle-même d’héroïsme moral. Sur un idéal ancien sont donc entés de nouveaux enjeux. L’auteur souligne à ce propos le rôle de modèle esthétique et moral joué par le roman grec, ainsi que l’élément de dissidence présent dans l’aventure baroque, derrière l’impression de conservatisme dont elle est porteuse : mythologie libertaire et discours contestataire apparaissent à l’œuvre dans un petit récit de Nervèze dont une étude détaillée est proposée, Les Religieuses Amours de Florigene et de Meleagre (1601-1602). Ce texte nous convainc de la façon dont l’invasion du désir et de l’érotisme dans les aventures romanesques obéit à un mouvement de révolte contre la règle de la censure qui domine dans les histoires morales.

17La cinquième partie réunit un ensemble hétéroclite — romans à clés, romans pastoraux, nouvelles, histoires mythologiques — sous la dénomination d’« amours courtoises ». Si la notion de courtoisie correspond alors à l’art de la civilité propre au courtisan, les romanciers font de cette qualité relativement neutre une forme de politesse amoureuse, désignant les relations entre homme et femme, et même une manière de faire la cour, un art d’aimer. En ce sens, la fiction courtoise met au jour un modèle à la fois social et esthétique : « la courtoisie de l’âge baroque ne coïncide pas seulement, comme l’on pourrait s’y attendre, avec un code du parfait amour, mais elle recouvre aussi une vision (ou une utopie) politique et religieuse et vise l’institution imaginaire d’un nouvel ordre civil. » (p. 411)

18Cette fiction courtoise est dotée de traits significatifs. Tout d’abord, si elle s’inspire du roman chevaleresque et confère une place importante à l’exploit chevaleresque, celui-ci est annexé à la logique sentimentale, à l’instar de L’Astrée, où les faits d’armes apparaissent essentiellement dans les histoires rapportées — il aurait été intéressant à cet effet de comparer le texte d’Honoré d’Urfé à celui de ses continuateurs, Baro et surtout Gomberville, chez lesquels la dimension chevaleresque et même militaire est bien plus centrale. Cette fiction confère également une place de choix à la parole, au point qu’on a pu parler de romans conversationnels, en raison de l’importance du dialogue, qui est à la fois « l’outil d’un affinement des mœurs et l’auxiliaire d’une civilisation exaltant les vertus du lien social et de la sublimation » (p. 417). Désir et sentiment y sont envisagés essentiellement sous l’angle rhétorique, et la conversation courtoise obéit aux impératifs d’un contrôle social, sorte de « police morale » du groupe sur l’individu, contraint de respecter codes de conversation et règles de conduite. Enfin, une visée didactique gouverne ces œuvres, écrites en vue d’un apprentissage des bonnes mœurs et du beau langage, parfois également de la vulgarisation de connaissances.

19Cette fiction courtoise connait deux principales modulations : le roman de cour, qui n’est pas un genre institué mais que le choix des titres et personnages associe à la mondanité et à la vie curiale, et le roman pastoral, qui est également un roman mondain déguisé et qui témoigne de la résistance de la noblesse de province au phénomène de curialisation analysé par Elias.

20C’est surtout par les aspects idéologiques que cette fiction se définit. L’allégeance à la philosophie courtoise en fait toute l’originalité, car il ne s’agit plus d’une culture parallèle, réservée à un petit nombre, comme dans la courtoisie médiévale, mais d’un ensemble de valeurs héritières du christianisme et participant « des logiques de la synthèse et du prosélytisme » (p. 437). La courtoisie s’y définit comme un modèle civilisationnel régissant les mœurs, et des auteurs tels que Béroalde de Verville et Urfé en réunissent les divers éléments en un système cohérent, empruntant au christianisme mais aussi à la doctrine scolastique et à la conception platonicienne de la fureur amoureuse. Modèle de civilité, cette courtoisie est également le « ferment d’une véritable réflexion sur l’organisation et le gouvernement de la cité » (p. 444). Valeurs politiques et religieuses en sont donc partie prenante.

21Ces amours courtoises sont enfin envisagées dans leur relation avec une certaine « privatisation » des sentiments au début du XVIIe siècle. Il s’agit d’un processus de longue durée puisque, comme Fr. Greiner le montre avec précision dans les textes, l’histoire d’amour est alors plus « le dépôt d’une expérience collective » que « le reflet d’une sensibilité individuelle » (p. 463). Le type de l’amant romanesque n’en est donc qu’à l’état d’ébauche. Néanmoins, le contrôle des mœurs et la censure de la sensualité ont pour conséquences un certain contrôle de soi et partant une intériorité sentimentale. Certes le protocole courtois est prépondérant (déclarations, correspondance, plaintes, etc.), mais il peut parfois introduire une forme de subjectivité. On passe alors de la casuistique à la psychologie, chez des auteurs comme Camus ou Urfé, attentifs à la vie intérieure de leurs personnages.

22Produit et reflet des cours royales et princières, le roman néo-courtois ne correspond pas à un genre  littéraire, mais plutôt à un modèle herméneutique :

L’institution imaginaire d’une forme nouvelle de courtoisie, capable de coopérer avec la doctrine chrétienne, mais aussi de se conjuguer avec une vision de la société, marque sans doute un tournant significatif dans l’histoire moderne des sensibilités. Au-delà de l’alternative de la censure d’éros ou de sa révolte antisociale, illustrées respectivement par les histoires morales et les aventures, la fiction néo-courtoise ouvre en effet une troisième voie suggérant la possibilité d’un dépassement des clivages traditionnels de la loi et du désir. L’idée du bonheur sentimental s’affirme dans cette voie nouvelle avec d’autant plus de puissance qu’il n’exprime plus les revendications illégitimes de quelques individus marginaux, mais répond manifestement à une aspiration collective. (p. 490)

23Au terme de cette étude, ressortent trois grands types de récits (les histoires morales, les aventures et les fictions courtoises), unis par un jeu de relations et de contaminations mutuelles, décrits ici comme un système. Loin d’être de simples manifestations du besoin de fiction, ils mettent au jour l’antagonisme ancien entre ordre civil et religieux et désir érotique. C’est pourquoi Frank Greiner propose d’y voir « l’expression d’une mentalité ou plus exactement d’un complexe intéressant la psychologie collective et la culture amoureuse d’une époque » (p. 494). Le roman d’amour de l’âge baroque présente en effet des conciliations possibles entre les règles de la vie collective et les intérêts affectifs de la personne : une sorte de compromis entre une vision holiste de la société et l’affirmation d’un individualisme nouveau. Idéal de cohésion sociale, « la fiction amoureuse tout en actualisant une configuration imaginaire conflictuelle — un complexe de culpabilité censurant la chair et l’érotisme — n’illustre pas exactement sa logique, mais la fait évoluer vers le dénouement de ses contradictions les plus criantes. » (p. 494)

24Cette enquête, dont le détail fournit maintes informations et invite à la lecture de textes méconnus, nous conduit à intégrer aux classifications courantes une catégorie majeure de l’histoire des mœurs : le roman sentimental. L’émergence de ce type de récit, son entrée à cette date dans une classification, coïncide selon Fr. Greiner ave l’émancipation de la passion amoureuse. En ce sens, le rôle d’une telle catégorie dans la constitution d’une histoire des idées est peut-être plus grande encore que celui des phénomènes de préciosité et de galanterie : ceux-ci ne font que confirmer « l’allégeance des sentiments à une éthique », tandis que le roman sentimental a permis d’en prendre acte.