Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Juin 2010 (volume 11, numéro 6)
Dominique Ducard

Le champ du signe

Louis-Jean Calvet, Le Jeu du signe, Paris : Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2010, 197 p., EAN 9782021021059.

1De son ouvrage, Louis-Jean Calvet dit « qu’il n’est pas seulement la présentation d’une réflexion théorique, il est en même temps une forme d’aboutissement, ou un retour aux sources, une tentative de renouer des fils épars, effleurés dans des recherches précédentes, dans des livres précédents. » (p. 17) Ces derniers sont multiples et divers, le linguiste ayant parcouru une gamme de sujets et domaines allant des politiques linguistiques à l’analyse du discours politique en passant par la sociolinguistique urbaine, l’histoire de l’écriture, l’argotologie, la chanson, les théories des linguistes ou encore une étude sur Barthes, parue en 1973 et sous-titrée « un regard politique sur le signe », dont il nous signale en introduction qu’elle a inauguré une démarche, centrée sur le problème du signe linguistique, poursuivie aujourd’hui avec cette dernière parution. Il apparaît même que L.-J. Calvet signe ainsi, dans ce jeu du signe — qu’il dit pouvoir appeler le « champ du signe » — le chant du signe, si l’on veut faire entendre par ce jeu de mots sa volonté d’en finir avec une certaine conception saussurienne. L’auteur pourrait même ajouter ce jeu sur le signifiant et son effet de signifié à la panoplie de faits « marginaux » dont il livre une analyse stimulante, avertissant le lecteur, dans le chapitre final, que ce privilège accordé à la marge « est toujours révélatrice du centre, qu’elle nous en dit plus que les cas “normaux” », et considérant que les conclusions obtenues « sont applicables à l’ensemble des faits observables. » Il déclare, à un autre moment, rechercher « une théorie du signe qui puisse rendre compte de ces faits “indisciplinés” aux yeux des linguistes de l’ordre, des “mécaniciens de la langue” » (p. 54). Faisons remarquer que si le linguiste ne doit pas écarter des faits tenus pour négligeables ou gênants et qu’il doit prendre ce qui vient, selon une expression d’A. Culioli, dans son effort de théorisation, les « observables » en question impliquent un point de vue, ici sur le signe en tant que construit théorique.

2Le propos du livre est clair, rappelé avec insistance de chapitre en chapitre : annihiler le schéma saussurien d’un signe à deux faces solidaires et indissociables, à l’image de la feuille de papier où se découpent conjointement le recto et le verso, séparer le signifiant du signifié, et, pour finir, se débarrasser de ce dernier pour présenter autrement la construction du sens. L’ouvrage se divise en deux parties relativement égales en longueur, le chapitre 6, sur les étymologies populaires, servant de transition, avec ce chapeau introducteur à l’ancienne, en guise d’exergue : « Où l’on voit, définitivement cette fois-ci, que signifiant et signifié sont dissociables » (p. 111). Ce chapitre se termine par l’exemple, sans rapport avec l’étymologie populaire, de la promotion par le chanteur Renaud, en 1978, du procédé argotique qui lancera la mode du verlan, avec sa chanson Laisse béton, caractéristique de la transformation du seul signifiant sans atteinte au signifié, même si L.-J. Calvet concède que quelque chose d’autre surgit, « à un autre niveau ». Mais la sentence tombe, « il faut décidément aborder la théorie du signe en d’autres termes que ceux des deux faces comparées au recto et au verso d’une feuille de papier » et « donc définitivement révoquer cette doxa saussurienne, cette conception du signe entrée dans le sens commun. » (p. 118) Autrement dit, laissons béton (expression qui marche beaucoup moins bien au pluriel).

3La seconde partie de l’ouvrage se propose de remplacer ce modèle par un autre. Le chapitre 7, qui évoque la figure de Wolfson et son livre Le Schizo et les langues, est un « détour » sur le rapport entre la langue et l’inconscient, où l’auteur émet l’hypothèse que l’entreprise de déformation de la langue anglaise, associée à la mère du schizophrène, que celui-ci semble rejeter, les essais de « relefixication de l’anglais, ce bricolage des signifiants », traduit une tentative de rapprochement avec les parents, par le recours à d’autres langues apprises, notamment le yiddish et le français, premières langues de la mère et du père.

4Mais d’inconscient, il en est question, largement, dans les cinq premiers chapitres. Lacan est cité plusieurs fois. Dans le chapitre sur les lapsus, cela va de soi, où le linguiste ajoute à la formule du psychanalyste : « le signifiant a des effets de signifié » cette autre : « le signifié a des effets de signifiant » (p. 57). Ainsi dans l’exemple donné d’un lapsus de N. Sarkozy déclarant, dans une émission de télévision à propos d’une usine de céramique, qu’elle s’est convertie en fabriquant « de prothèses pour réparer les factures », il signale d’un côté un effet de signifié produit par le signifiant (le ministre de l’intérieur a un problème de factures, à situer dans le contexte d’une allégation du Canard Enchaîné sur des travaux privés dans l’appartement du ministre, à prix d’ami) et un effet de signifiant (factures à la place de fractures). Le lapsus, qu’il soit linguae et auri à l’oral ou calami (ou digiti) et oculi à l’écrit, selon que son origine se situe dans la production ou la réception, est ainsi un cas d’« ambiguillage », comme ceux qui sont subtilement analysés dans le chapitre 3 consacré aux chansons (Bobby Lapointe, Brassens, Léo Ferré, Maxime Le Forestier), où surgissent de réjouissants effets de sens, intentionnels ou accidentels, conscients ou non, dans ce qui se joue entre paroles, rythme et musique.

5Il fallait, bien entendu, dan cette déconstruction du signe unitaire, aborder « La querelle des énantiosèmes », soit ces mots à sens opposés, qui ont fait beaucoup gloser. Leur existence est constatée, dans diverses langues, divers commentaires de linguistes sont rappelés, mais la question est renvoyée, en attendant de changer de paradigme, à un principe dit de suppléance, posé en début d’ouvrage, qui consiste à régler à l’échelon X + 1 ce qui ne peut l’être à l’échelon X. À ce principe il est opposé un principe de subsidiarité, qui postule « la possibilité d’une théorie du signe suffisamment puissante pour nous permettre d’analyser les problèmes apparaissant au niveau des signes. » (p. 35) Je me suis penché sur cette question du « double sens antithétique »1, à partir de la théorie de l’énonciation d’Antoine Culioli, qui permet d’aborder ce problème de polarisation sémantique en termes de complémentarité dans la construction d’un domaine notionnel. De cette manière l’on pourrait comprendre l’un des exemples donnés par L.-J. Calvet, celui du mot chinois mai qui signifie à la fois “acheter” et “vendre” : les deux actes sont tous deux constitutifs d’un même domaine notionnel et leur différenciation peut être interprétée à partir de positions et d’orientations dans l’espace de représentation de l’échange. Ce qui va dans le sens de l’hypothèse spéculative avancée par l’auteur imaginant une possible distinction des “échangeurs”, lors du passage du troc à l’échange marchand avec l’apparition de la monnaie, en “acheteur” et “vendeur”.

6La dissociation des deux dimensions du signe est aussi à l’œuvre dans un chapitre sur la métaphore et la métonymie, le premier trope portant sur le signifiant, affecté par le transport de sens, qui, lui, se maintient, et le second sur le signifié, affecté par le déplacement sans changement de signifiant. On peut ici s’étonner de cette réduction, sans contredire l’opposition. Si j’essaie ainsi de saisir ce qui s’opère — pour prendre des exemples simples — quand je dis métonymiquement que « c’est un bon fusil » pour désigner un chasseur expérimenté ou encore quand je chante « elle a les yeux revolver, elle a le regard qui tue » (Marc Lavoine), il est difficile de ne pas tenir compte conjointement des variations de forme et de signification, d’autant qu’on ne peut, pour en rendre compte, isoler le seul signifiant « fusil » ni extraire en soi le signifié que porte « revolver ». Jacobson  et son commentaire des deux figures dans leur relation aux deux axes d’analyse, paradigmatique et syntagmatique, est alors une référence obligée. Mais Saussure, à qui il est redevable et qui fait se croiser, indissociablement, dans le fonctionnement d’une langue, rapports syntagmatiques et rapports associatifs, aussi bien par le signifiant que par le signifié (pour garder provisoirement ces termes), et donc pas si soudés que ça chez lui, n’est pas ici convoqué.

7Il l’est bien entendu pour sa quête des anagrammes dans les vers latins et la question qui le tourmente : procédé volontaire ou hasard ? On connaît la suite de l’histoire, la non réponse du poète italien Pascoli, son contemporain, qui écrivait des poèmes en latin, où Saussure débusquait des anagrammes, et le renoncement de ce dernier, qui n’aurait rien voulu savoir de l’inconscient freudien. L.-J. Calvet emboîte alors le pas de ceux qui voient un Saussure écartelé, face à ce que Lacan nomme le « cristal de la langue », entre la théorie qu’il visait et cet éclatement des mots et des concepts stables qu’il tentait d’établir. Dans le chapitre qui porte sur cette histoire, il est justement et utilement noté que l’anagrammatisation d’un nom propre dans les vers, pas plus que d’autres disséminations signifiantes, ne met en cause la linéarité du signifiant, mais cela la démultiplie, à la façon d’une partition, pour reprendre une autre image de Lacan.

8Quant à l’arbitraire, discuté et contesté par des études sur des groupements sémantiques dans diverses langues ou par l’hypothèse d’un mimophonétisme s’appuyant sur des groupes de racines premières, le principe en est remis en question localement et dans son caractère absolu. Ce que Saussure nomme aussi « convention nécessaire » n’en reste pas moins confirmé. Et ce que montre l’histoire phonétique d’une forme lexicale opposée à l’histoire de son sens c’est seulement le « nécessaire découplage entre le signifiant et le signifié, ou plutôt — et la nuance introduite par l’auteur est importante — entre ce qui désigne et ce qui est désigné, le signe et le référent. » (p. 153) Mais on aura saisi que le signifié est déjà évacué au profit d’un processus qui va d’une forme à une identité — ici la conception saussurienne de la valeur reprend toute sa pertinence — et de cette identité vers un sens. Le premier circuit est sémiologique, « celui de la constitution d’un système de signes », le second est herméneutique : « le signe est interprété » (p. 161). Dès lors le lecteur peut se demander comment relire, à partir de la triade forme-identité-sens, les analyses précédentes qui, par la dissociation de l’entité signifiant/signifié, en maintiennent la réalité et le principe d’opposition.

9Le modèle d’un parcours en deux temps était affirmé dès le chapitre 1, avec l’ouverture sur deux types de problèmes : « Un problème sémiologique (comment se constitue un système de signes) et un problème sémantique ou herméneutique (comment se construit le sens). » (p. 23)  Le dernier chapitre confirme ce point de vue, avec cette définition du signe : « le signe est une forme (disons pour “parler saussurien”, un signifiant) qui désigne quelque chose, et nous cherchons dans l’interaction à savoir ce qu’il désigne, à savoir quelle est cette chose pour laquelle la notion de signifié est inutile et que nous appellerons référent ou sens. » (p. 178-179) Le moment sémiologique (de la forme à l’identité) est l’objet d’un consensus social et le moment d’interprétation du signe, de construction du sens, est le produit d’une interaction sociale. Le processus du sens est ainsi « doublement social ».

10Cette dualité, ne serait-elle que logique, me semble contradictoire avec la notion même de sémiologie qui implique le sens et l’interprétation, ce que représente le schéma de la semiosis de Peirce tout autant, selon moi, que certains schémas de Saussure. N’oublions pas également que la langue est, pour Saussure, une institution sociale et que la sémiologie est définie comme « une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale » (Cours de Linguistique Générale, Paris, Payot, 1971, p. 33) ; mais il est dit par ailleurs qu’elle doit être l’« étude de ce qui se produit lorsque l’homme essaie de signifier sa pensée au moyen d’une convention nécessaire. » (Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 262) Et de ce contrat passé entre des opérations de pensée et un système de signes, il est aussi précisé qu’il est en acte à chaque moment de la parole. Je ferai une autre remarque, avant d’insister sur une certaine idée de Saussure, à propos d’une allusion à la théorie énonciative d’A. Culioli, avec le renvoi que fait L.-J. Calvet aux opérations d’ajustement, où il retrouve, en l’adaptant à sa position, le mécanisme d’embrayage ou de couplage entre des éléments différents, comme condition de la construction du sens. Je souligne que si A. Culioli se passe du couple signifiant/signifié, il introduit le concept de valeur référentielle, qui permet de ne pas restreindre le sens à la référence.

11Tout lecteur familier de la littérature psychanalytique lira cet ouvrage en y retrouvant, avec plaisir, des phénomènes qui ont été largement exposés et théorisés. On se dira aussi, si l’on se tourne vers les études linguistiques ou sémiotiques, qu’une abondance de livres et d’articles ont abordé ces faits langagiers, sans parler des études littéraires ou encore la théorisation que font eux-mêmes les écrivains de leurs pratiques de la langue. Le mérite de L.-J. Calvet est de raviver la question du signe, du point de vue du linguiste. Il le fait avec une cible évidente : la définition classique du signe selon ce qu’il nomme la doxa de la « vraie » linguistique saussurienne, initiée par le « faux » Saussure, celui du CLG des éditeurs du cours. Le « vrai » Saussure serait celui des Écrits de linguistique générale, publié en 2002, comprenant des textes des manuscrits déjà édités et d’inédits. L.-J. Calvet ne compte pas moins de quatre Saussure : celui des publications scientifiques, celui des cours de linguistique, celui des anagrammes et celui des inédits des Écrits. Les recherches sur Saussure vont bon train, des thèses sont soutenues, d’autres en cours. Qui sait si nous n’allons pas voir surgir de nouveaux Saussure !

12À la fin de son périple L.-J. Calvet mentionne un article de Simon Bouquet de 1999 qui reproduit une page manuscrite présentant, sous la forme d’une liste de termes en colonne, une équation qui peut laisser perplexe. Je la reproduis ici, en ligne, en respectant le manuscrit (ce que ne fait pas tout à fait le texte de l’article) : « (Sémiologie = morphologie grammaire, syntaxe, synonymie, etc) rhétorique, stylistique, lexicologie etc… le tout étant inséparable [espace] (phonétique) ». Une réflexion de Saussure accompagne cette délimitation de deux ensembles, celui, composite, de la sémiologie, et celui de la phonétique : « La distinction unique fondamentale et unique en linguistique dépend donc de savoir : Si on considère un signe ou une figure vocale comme signe […] ou si on considère un signe ou une figure vocale comme figure vocale […]. » (cité p. 189). Il faut lire ici, pour que ce soit compréhensible, conformément aux variantes habituelles dans la terminologie de Saussure, « Si on considère un signe [signifiant] ou une figure vocale comme signe […] ou si on considère un signe [signifiant] ou une figure vocale comme figure vocale ». Cette réflexion reçoit un éclairage à la lecture des documents découverts en 1996, publiés dans les Écrits, regroupés sous le titre « De l’essence double du langage ». On y trouve l’idée forte de Saussure que la problématique du signe relève d’un rapport de rapports, ce qu’il nomme le « QUATERNION FINAL », idée que j’ai reprise pour l’entrée Signe / signification / forme du Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques, récemment paru (Presses Universitaires de Franche Comté / Champion, 2009). Voulant dépasser le dualisme habituel selon lequel « On pose qu’il existe des termes doubles comportant une forme, un corps, un être phonétique — et une signification, une idée, un être, une chose spirituelle. » (Écrits, p. 39), Saussure ne voit  dans la langue, « c’est-à-dire le sujet parlant », que des rapports, de trois types, avec quatre termes : signe, signification, forme, figure. C’est le « Quaternion final », qu’il présente dans un tableau, ici mis en lignes : « I. Différence générale des significations (n’existe que selon la différence des formes) / Différence générale des formes (n’existant que selon la différence des significations) ; Une signification (relative à une forme) / Une forme (toujours relative à une signification) // II. Figure vocale (servant de forme ou de formes dans I). » (idem, p. 42)  Je joindrai à cette mise au point cette autre déclaration ferme de Saussure, en y insérant le couple signifiant/signifié : « On a tant de fois opposé le son matériel [signifiant] à tout ce qui lui peut être opposé, que nous craignons bien que notre nouvelle distinction ne soit confondue avec d’autres. Notre position est toutefois très nette. Parmi les choses qui peuvent être opposées au son matériel [signifiant], nous nions, essentiellement et sans défaillance future dans le détail, qu’il soit possible d’opposer l’idée [signifié]. Ce qui est opposable au son matériel [signifiant], c’est le groupe son-idée [signe], mais absolument pas l’idée [signifié]. » (idem, p. 202)

13C’est dire que le signifié, en lui-même, est impensable linguistiquement. Que l’on continue à utiliser les termes de la vulgate, par commodité, peut être admis, si l’on prend garde à dire de quoi il retourne.