Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Automne 2004 (volume 5, numéro 3)
P.-A. Miniconi

Secrets d’Orient

Sigila, revue franco-portugaise sur le secret, 13, 2004 : Orients.

1Avec cette nouvelle livraison, c’est à un double défi que tente de répondre la revue Sigila : traiter, comme dans chacun de ses numéros, du secret, mais cette fois au miroir des « Orients », terme dont le pluriel nous dit la diversité d’un espace géographique et culturel, ou, peut-être, le caractère arbitraire de la notion même d’Orient. Et il est vrai que, s’intéressant aussi bien à l’époque contemporaine qu’à une histoire souvent lointaine, nous menant de l’Algérie au Japon, de la Sibérie à Goa en Inde, les contributions ici rassemblées renvoient à une réalité qui ne paraît pas, de prime abord, facilement saisissable ; à moins que le secret ne soit, paradoxalement, une clef qui permettra d’en éclairer le contenu. Le secret, le mystère sont des caractères que, traditionnellement, l’Occident se plaît à associer à l’Orient.

2C’est ainsi que le texte consacré à l’Orient chez Rimbaud montre que, pour le poète, il représente, non une réalité géographique, mais l’ailleurs, l’inconnu, le lieu de la vraie vie que cherche à atteindre le désir d’éternité, et qu’il possède à ce titre les attributs du secret.

3C’est également ce secret qui, comme l’illustre une autre contribution, empêchera, c’est du moins ce qu’il pense, l’écrivain et voyageur portugais Wenceslau de Moraes (1864–1939) d’accomplir cette « dépersonnalisation » qui doit lui permettre une réelle appropriation de la civilisation japonaise.

4Mais ce secret n’est-il pas considéré comme inhérent à son être, à son identité par l’Orient lui-même ? C’est ce qu’atteste en tout cas l’œuvre de Tanizaki Junichirô « Éloge de l’ombre », dont on trouvera ici un court extrait et une présentation critique. Tanizaki voit, en effet, dans l’ambigu, le secret que nourrit l’ombre une part essentielle de la civilisation extrême-orientale, de ce qui fait son originalité, et sa prééminence sans doute, même si ce n’est pas dit explicitement, sur l’Occident. Ce secret oriental peut prendre, on le verra, d’autres formes. Celle, par exemple, qu’exprime l’utilisation de la langue chez la femme japonaise qui veut s’affirmer dans une société d’aujourd’hui encore dominée par l’homme. Celle aussi du secret de Shehrazade, qui assure son emprise par une « parole voilée » et en faisant du féminin une « énigme ». L’autre, en l’occurrence l’Occidental, est, toutefois, comme le montrent plusieurs contributions, lui-même porteur de secret. L’une d’elles analyse comment, en partie face aux aspects ésotériques des religions orientales, les missionnaires jésuites vont, dans une stratégie de contournement, avoir recours au secret, tant dans leurs relations avec ceux qu’ils veulent convertir que dans celles qu’ils entretiennent avec une autorité romaine trop lointaine pour toujours comprendre les enjeux locaux. Le même W. de Moraes cité plus haut, parce qu’il n’a pu pénétrer l’essence de la culture japonaise, va se replier, à moins qu’il ne la refaçonne, sur son identité d’origine, qui devient la part secrète de son être et de sa culture. Une Isabelle Eberhardt (1877 – 1904), journaliste et romancière, s’installant en Algérie va, elle, au contact des autochtones se créer une nouvelle identité qui lui permettra d’effacer, autre secret, sa naissance illégitime.

5Ce secret de l’Occidental est aussi celui de sa crainte de l’Orient, que traduit, dans la première moitié du XXe siècle, le héros de feuilleton littéraire Fu Manchu, agent et dirigeant d’une organisation, évidemment secrète, qui a pour but d’établir la domination asiatique sur le monde. On l’aura noté, ce que mettent souvent en lumière ces contributions, c’est combien la réalité du secret est liée à celle d’un regard extérieur. Le lecteur pourra, à ce propos, s’arrêter aussi sur l’étude décrivant comment, à Goa, la politique religieuse du colonisateur portugais va faire passer dans le domaine du secret et du sacré des traditions locales qui sont, au départ, de l’ordre du populaire et du profane.

6Au fil de la lecture, on sera peut-être amené à se demander également si secret et « Orients » ne sont pas, en partie, à l’image de cette Algérie que Leïla Sebbar dit ne pouvoir trouver, en tant que terre orientale, que dans le travail de fiction. Plus que les « Orients », qui garderont en grande partie pour le lecteur le secret de leur identité, si secret il y a, les textes proposés ici feront avant tout découvrir, et c’est là leur originalité, différentes modalités du secret, dans le monde oriental, mais, plus encore, dans cet espace où se rencontrent Orient et Occident.