Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Juin-Juillet 2011 (volume 12, numéro 6)
Vago Davide

Proust à l’épreuve du fait littéraire

Mireille Naturel, Proust et le fait littéraire. Réception et création, Paris : Honoré Champion, coll. « Recherches proustiennes », 2010, 284 p., EAN 9782745319814.

1Un essai marqué par la pluralité. Cette expression pourrait résumer la tentative de Mireille Naturel de définir les enjeux et les limites de ce qu’elle appelle le « fait littéraire » par rapport à l’œuvre de Proust. D’après la définition donnée par Jacques Bersani1, le fait littéraire est une expression désignant un programme et non une doctrine : il indiquerait alors tout ce qui « entoure et qui conditionne [le texte littéraire], ses éditeurs, ses lecteurs, ses critiques, son patrimoine » (p. 7).

2En profitant de la labilité — mais aussi de la richesse — de l’objet de cette enquête, M. Naturel multiplie alors les milieux concernés par le « fait littéraire ». Des prépublications qui anticipent la Recherche du temps perdu à la correspondance de Proust avec ses éditeurs ; des témoignages concernant la remise des prix littéraires (que l’on pense au prix Goncourt décerné par À l’ombre des jeunes filles en fleurs en 1919) à la réception de Proust par certains écrivains du xxe siècle ; jusqu’aux « lieux de mémoire2 », au sens large, de la littérature (collections, bibliothèques et maisons d’écrivains). L’essai tente de couvrir des domaines nécessairement hétéroclites, en tenant compte premièrement des données biographiques, de la critique génétique et de la présence inter- (et infra-) textuelle de l’œuvre de Proust dans la littérature du xxe siècle.

3Deuxièmement — et là la démarche de l’essai apparaît nettement plus originale‑— M. Naturel montre le travail de la création artistique dans toute son ampleur, pour ainsi dire, matérielle : le rôle des rencontres et des relations personnelles par rapport à l’œuvre à faire, l’envoi des « fragments » pour les prépublications, les réactions de l’écrivain face aux critiques et aux échos de la presse. De même, en ce qui concerne la réception de l’œuvre (en aval, par conséquent, de la cathédrale proustienne), l’essai développe une réflexion concernant le patrimoine littéraire et les lieux destinés à sa conservation : les bibliothèques spécialisées des collectionneurs (par exemple la bibliothèque Jacques Doucet), les collections de manuscrits, les sociétés savantes et les maisons d’écrivains, voire les ventes aux enchères des documents « littéraires ». On pourra lire entre les lignes, ici, le zèle développé par l’auteur au cours des années, M.  Naturel étant aussi secrétaire générale de la Société des Amis de Marcel Proust, dont le siège est la Maison de tante Léonie, à Illiers‑Combray.  

4Cinq parties composent l’essai : trois concernent la création proustienne et l’édition de la Recherche (« Du fragment au livre » ; « La presse et la création littéraire » et « Proust et les éditeurs ») ; deux touchent la réception de l’œuvre, notamment à travers les échos proustiens dans le roman du xxe siècle et en recensant les lieux où se conserve la mémoire littéraire d’une nation (« La réception de Proust. Autobiographie et mémoire » et « Lieux de mémoire et patrimoine littéraire »).

5Imaginons le chantier de construction d’une grande cathédrale. La cathédrale, c’est évidemment la Recherche, l’« œuvre » par antonomase. Le « fait littéraire » se montrera alors à partir des activités disparates dont Proust se sert pour garantir non seulement la publication, mais aussi le succès éditorial de son texte.

6L’explicitation du rapport entre le fragment et le livre permet non seulement de rendre compte de l’effort créateur de Proust, mais aussi de mieux cerner l’attitude de l’écrivain face à son travail. Du pastiche au roman, des carnets au livre, la composition de l’œuvre passe, comme il est notoire, par le besoin constant de (se) réécrire. L’image proposée dans l’essai est celle d’un « puzzle » littéraire (p. 142).

7Parmi les nombreuses questions traitées par M. Naturel, signalons l’article dans Le Figaro, défini comme une « mise en abyme parfaite du fait littéraire » proustien (p. 60). Dans la Recherche, cet épisode permet « la mise en scène explicite de la carrière d’écrivain du Narrateur3 ». On sait que, dans la fiction, le narrateur avait envoyé au Figaro un article qu’il avait écrit en regardant les clochers de Martinville, dans la voiture du docteur Percepied. Or, le Narrateur attend longuement la parution de cet article et, lorsque l’article finalement paraît, il semble ne pas le reconnaître.

8Du point de vue du camouflage de la réalité dans l’œuvre, dans « Combray » Proust reprend, tout en le modifiant, un article réellement paru dans Le Figaro du 19 novembre 1907 (« Impressions de route en automobile »). Et néanmoins,

en choisissant de republier le texte du Figaro dans Pastiches et mélanges, alors que Du côté de chez Swann est déjà paru, Proust affiche son mode d’écriture : l’écriture ne peut être que réécriture. La matière romanesque se nourrit des premiers écrits journalistiques. (p. 44)

9On a justement une impression de vertige, vu que les rapports entre réel et fiction sont constamment brouillés au profit de la représentation de l’écriture et des inquiétudes du Narrateur face à la publication de ses écrits. « L’article dans Le Figaro représente en lui‑même l’angoisse de la publication, angoisse inhérente à toute écriture naissante et qui devient obsessionnelle chez le narrateur proustien » (p. 48).

10En s’appuyant sur l’analyse génétique de cet épisode, et en croisant les références à disposition, M. Naturel nous restitue les péripéties de l’article dans Le Figaro, à partir du Contre Sainte‑Beuve, jusqu’aux articles que Proust publia en 1907 dans le même quotidien, en passant par des personnages énigmatiques de la Recherche comme Théodore, qui ne seraient pas sans liens avec Alfred Agostinelli. Celui‑ci est justement le chauffeur qui conduit Proust à l’occasion de son excursion en Normandie, et c’est cette promenade qui est à l’origine de l’article cité, « Impressions de route en automobile »…

11Au‑delà de la véritable spirale où le lecteur est entraîné par cette investigation fervente, on a l’impression d’un écrivain « soumis aux aléas de la publication ; les péripéties du sujet à travers l’œuvre entière montrent l’enjeu qui représente la réception du texte, en même temps que l’importance stratégique de la presse » (p. 60). Mais au moyen des personnages qui entourent cet épisode apparemment vagabond, le fait littéraire est aussi « narrativisé ».

12Par rapport à la divulgation de ses écrits, les obstacles rencontrés par Proust concernent non seulement la publication de son livre (un fait largement connu et déjà débattu par la critique), mais aussi les prépublications, autrement dit les « fragments » qui précèdent l’œuvre. Certains seront en effet refusés, « et pourtant l’écrivain s’est adapté, ou plutôt a adapté son texte aux lecteurs » (p. 93). S’accorder à son public : Proust est donc défini comme un « médiateur » (p. 70). Il active souvent ses connaissances afin d’obtenir des conseils sur la composition et la publication de ses textes, mais sait rendre la pareille : signalons sa complicité intellectuelle avec Georges de Lauris, par exemple, qui dans son Ginette Chatenay met en scène une héroïne qui lit Les Plaisirs et les Jours. Comme de juste, Proust loue publiquement la solidité et la grâce du roman de son ami. On remarquera pour finir le sourire délicat de l’une des phrases sur lesquelles se conclut ce chapitre :

Le destin de deux œuvres illustre parfaitement la théorie de la réception qui est une facette du fait littéraire : celle publiée, sans problème, par Grasset en 1910 [le roman de Georges de Lauris] est complètement oubliée et même introuvable de nos jours, alors que celle qui est devenue le chef‑d’œuvre de la littérature française est refusée par tous les éditeurs, à l’époque. (p. 75‑76)

13Souvent, pour faire carrière dans le monde des lettres, il est nécessaire pour Proust de devenir fin stratège : il faut alors activer « les différents supports » et les « passerelles » qui s’établissent entre les articles de critique et les fragments de l’œuvre (p. 91), vu que ceux‑là rencontrent moins de difficultés en fait de publication.

14La méticulosité de l’écrivain est un autre aspect que l’essai tente d’afficher afin de mieux définir le « fait littéraire » : il suffit de penser à la rigueur que Proust attache aux éléments paratextuels de son œuvre, en particulier aux indications précises qu’il donne à Gustave Tronche sur la place que doit occuper la dédicace à Léon Daudet (p. 147). La « stratégie littéraire » ne serait qu’une variante, en conclusion, du « fait littéraire ».

15La deuxième partie de l’essai traite du fait littéraire proustien après Proust : autrement dit, on analyse les milieux où se conserve la mémoire proustienne au xxe et au début du xxie siècle.

16La Recherche survit d’abord dans les traces intertextuelles visibles chez certains romanciers du xxe siècle : autobiographie et mémoire, deux thèmes‑clé de l’œuvre de Proust, se retrouvent alors dans les romans de Marguerite Duras, J.‑M. G. Le Clézio, Anna Moï et Jean Rouaud.

17Même si quelques rapprochements sont déjà connus par un lecteur curieux de Proust, on reconnaîtra le mérite de M. Naturel qui recompose les questions issues des études intertextuelles à partir d’une redéfinition du concept de « réception ». Elle se demande en effet « où passe la frontière entre la réception et l’intertextualité » et si une réception littéraire peut « ne pas se traduire par des marques d’intertextualité », aussi « implicites » qu’elles soient (p. 177).  

18Du travail sur la mémoire et sur l’autobiographie de Duras — dont on examine ici quelques manuscrits‑— à une lecture en diagonale de Le Clézio, auteur d’une « nouvelle recherche du temps perdu », l’auteur remarque les points en commun de ces romanciers avec Proust ainsi que leurs différences. Plusieurs formes d’intertextualités avec Proust se succèdent : pour ce qui est du Chercheur d’or de Le Clézio, l’intertextualité est « assumée par un personnage et l’écrit est rapporté par le canal de l’oralité » (p. 196). C’est souvent par l’intermédiaire d’un livre ou d’un cahier, en tant qu’objet garant d’une mémoire entretenue, qu’est ravivée l’œuvre de Proust, véritable « précurseur » en la matière.

19L’intertextualité devient aussi un jeu qui prête à sourire. C’est le cas de Jean Rouaud qui, dans La France juive, décrit le rituel sacré du baiser du soir, avant de donner, par la suite, une recette du cuisine : la madeleine. Comme s’il s’agissait d’un cours de cuisine pour gourmets, la recette est précisément détaillée, et le chapitre se termine par une question emblématique : « ça ne vous rappelle rien ? ». La dimension ludique de l’allusion proustienne est évidente : M. Naturel soulignera en conclusion que « l’écrivain contemporain pratique une intertextualité de la dérision ou de la complicité amusée » (p. 269).

20La partie relative aux différents « lieux de mémoire » est incontestablement la plus originale de l’essai. Sous cette catégorie, on retrouve non seulement les rencontres personnelles d’écrivains (par exemple Marcel Proust et Gaston Gallimard, les deux « monstres sacrés » de l’édition et de la littérature), mais aussi la visite à un grand romancier. On suit ici le classement proposé par Pierre Nora, qui propose deux options possibles pour le pèlerin de la littérature : la visite « fétichiste » ou « voyeuriste ».

21En évoquant le « rituel » des Journées des Aubépines à Illiers‑Combray, M. Naturel ébauche une réflexion sur la dimension religieuse de ces visites. Si le risque de rester un lieux de mémoire « pittoresque et passéiste » est toujours présent, la Maison de tante Léonie — réaménagée comme il est notoire « d’après une reconstitution de la fiction » — pourrait sans doute devenir le cadre « d’une redécouverte publique du manuscrit », jusqu’ici réservé à l’élite sacerdotale des chercheurs qui s’intéressent à Proust (p. 241).

22En passant par une analyse des bibliothèques et des collections privées, un autre « lieu » où la mémoire littéraire se rend visible, l’essai se termine avec une allusion au « fait littéraire » médiatisé par les nouvelles technologies. Il s’agit d’une vente aux enchères (la Collection Pierre Leroy) retransmise par une chaîne télévisée et via Internet : le livre et le manuscrit littéraire, proustien ou non, trouvent ainsi une nouvelle voie pour afficher leur valeur, qui est aussi matérielle. Par rapport à Proust, la Collection Pierre Leroy « donne une représentation parfaite de ce qu’est le “fait littéraire”, en étant composée de documents témoignant de l’importance des prix pour l’écrivain, de ses relations avec la presse, de son incertaine reconnaissance dans le milieu littéraire de son époque, des liens qu’il a entretenus avec son éditeur. Elle témoigne aussi de la valeur de l’objet‑livre ; la reliure si richement représentée dans la collection fait de lui un objet esthétique » (p. 265).

23Proust et le fait littéraire n’est pas un énième essai sur Proust, mais une enquête passionnée sur l’écrivain Proust qui dialogue dans plusieurs sens : colloque entre le fragment et l’œuvre, conciliabule entre auteurs, négociation entre l’auteur et ses éditeurs.

24Si l’on remarque néanmoins une certaine insaisissabilité du « fait littéraire » — ce qui donne parfois une impression de dispersion au cours de la lecture — on appréciera le point de vue choisi, qui se  focalise sur les aspects pratiques, voire matériels, du travail littéraire en vue de la publication (les rencontres et les relations personnelles ainsi que les tentatives d’orienter la réception des critiques et du public).

25L’essai, consciencieusement détaillé, est parfois jalonné d’expressions synthétiques, qui attirent l’attention du lecteur, comme dans l’exemple qui suit : « Proust sait que le succès de son œuvre dépend des différents leviers du fait littéraire et il les actionne lui‑même » (p. 259). Et l’on pardonnera alors le chercheur qui montre occasionnellement un enthousiasme à la limite du poétique, comme l’on peut lire en filigrane derrière une affirmation telle que « l’objet‑livre s’envole, disparaît, se cache, puis soudain (au moment opportun, néanmoins) réapparaît… pour passer en d’autres mains, dans d’autres lieux, sous d’autres cieux » (p. 269).