Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Septembre 2011 (volume 12, numéro 7)
Daniele Carluccio

Les multiples visages de l’antimoderne

Marie-Catherine Huet-Brichard & Helmut Meter (dir.), La Polémique contre la modernité. Antimodernes et réactionnaires, Paris : Classiques Garnier, coll. "Rencontres", 2011, EAN 9782812402470.

1C’est explicitement à la suite des Antimodernes que s’inscrivent les études réunies par Marie-Catherine Huet-Brichard et Helmut Meter sous le titre La Polémique contre la modernité. Issu d’un colloque tenu à Toulouse en 2010 auquel Antoine Compagnon est lui‑même intervenu, l’ouvrage entend prolonger la réflexion autour du type dont il a décrit les traits. On se souvient qu’à un développement synthétique déclinant les caractères de l’antimoderne, il faisait succéder une série de portraits, de Joseph de Maistre à Roland Barthes en passant par Thibaudet, Benda, Gracq et d’autres encore, où la figure apparaissait constamment accompagnée. Signe de relativisme : non seulement la galerie antimoderne est sans limites claires, mais c’est par le regard d’autrui que ceux qui y entrent justifient leur présence : « on est toujours l’antimoderne de quelqu’un »1. D’où la tentation de dynamiser le cadre de référence d’abord constitué : « Tous les antimodernes ne se réduisent pas à un type unique puisque la liberté appartient à leur credo »2. Demeure une perspective sous laquelle les écrivains de la modernité, antimodernes pour autrui, nous paraissent bien proches, préfigurant « notre suspicion postmoderne à l’égard du moderne »3 et de ses grands tracés cohérents. Dès lors, il devient tentant de poursuivre la visite, comme nous le propose ce nouvel ouvrage consacré à l’antimodernité.

Antimodernes, réactionnaires ou…

2Le sous-titre du recueil, Antimodernes et réactionnaires, rappelle l’intitulé d’un sous-chapitre essentiel de l’essai d’A. Compagnon où sont distingués les trois courants de la contre-révolution4. Aux conservateurs qui entendent tout bonnement « rétablir l’Ancien Régime tel qu’en lui-même avant 1789 », comme aux réformistes qui regardent en avant, s’inspirant des Constitutions anglaise ou américaine, s’opposent les réactionnaires, nostalgiques d’un passé oligarchique plus originel. Ce sont eux, les absurdes antimodernes, tiraillés entre le culte d’un passé toujours déjà passé et la passion du changement. La réitération de la conjonction, assumée par M.‑C. Huet-Brichard et H. Meter, pose à nouveau cette identité mais permet aussi et surtout de se donner du jeu. La réserve, nécessaire, peut-être, lorsqu’il s’agit de garantir l’unité d’un ouvrage collectif, témoigne plus fondamentalement de la difficulté qui demeure à conformer des non-conformistes à un type. « Faut-il inventer de nouvelles dénominations pour des écrivains qui, dans l’espace de la polémique, apparaissent comme des frères des antimodernes, sans pourtant se confondre avec eux ? »5, s’interrogent préliminairement les directeurs de la publication. Les études recueillies sont ordonnées de façon rigoureusement chronologique, de Joseph de Maistre à la contemporanéité incarnée par Muray, Millet et par Novarina et Régy : deux siècles durant lesquels la modernité s’est altérée jusqu’à mériter le préfixe post. Que devient alors l’antimodernité, d’un auteur à l’autre et d’une époque à l’autre ? La question, posée dans l’introduction, n’aura de réponses que particulières, peut-être les seules possibles. C’est bien le mérite attendu de l’initiative : éprouver la notion d’antimoderne à la lumière d’attitudes et d’œuvres singulières.

3La parole revient initialement à un A. Compagnon soucieux de repréciser son acception de l’antimodernité. Ainsi, on ne peut « parler d’antimoderne au sens fort avant le triomphe de la “métaphysique moderne”, comme disait Péguy, avec la Révolution française, avec l’idéologie du progrès »6. L’antimoderne croit au progrès auquel il résiste. C’est même justement parce qu’il y croit qu’il peut, en masochiste, se griser au sentiment de sa propre perte. La définition est claire et a pour effet de reléguer inévitablement son objet dans le passé :

Sans moderne, plus d’antimoderne, plus d’ambivalence, plus de jeu. Le post-moderne est aussi, malheureusement, le post-antimoderne7.

4Vis-à-vis des tentatives d’envisager une actualité de l’antimoderne, A. Compagnon s’inscrit donc en porte-à-faux, tout en ménageant une issue paradoxale : la seule antimodernité possible et louable aujourd’hui consisterait en une défense de la modernité démocratique, aboutissement des Lumières.

5Les dix-neuf communications qui suivent nous confrontent alors tantôt à des auteurs, tels Baudelaire, Bloy ou Balzac, dont l’appartenance à la mouvance antimoderne ne fait aucun doute, tantôt à des figures plus problématiques. Revenant sur la notion maistrienne de réversibilité, selon laquelle le sacrifice du juste, incarné idéalement par le Christ, rachèterait le méchant, Pierre Glaudes montre qu’elle est fondamentalement antimoderne en ce qu’elle postule, contre l’optimisme rationaliste, l’irréductibilité du mal et la dignité de la souffrance. La réception polémique de Chateaubriand, étudiée par Fabienne Bercegol, illustre bien l’ambivalence de l’écrivain, critiqué par Barbey d’Aurevilly pour son progressisme et par Maurras pour son romantisme. H. Meter, en revanche, se contente d’une définition plus large de l’antimodernité — « toute opposition au « moderne » »8 — dans son analyse du récit de voyage Rome, Naples et Florence de Stendhal : l’Italie, en retard sur la France de son temps, rompt la linéarité du temps et constitue la promesse d’une autre modernité possible, faisant la part belle à la sensibilité.

6L’affaire se complique avec les deux compères de L’Action française, Léon Daudet et Charles Maurras, auxquels M.‑C. Huet-Brichard et Jean-Yves Pranchère consacrent leurs réflexions. L’auteur du Stupide xixe siècle n’est-il qu’un traditionaliste ou peut-on également le rattacher à la famille des antimodernes ? Selon M.‑C. Huet-Brichard, il s’en distingue par son refus de demeurer dans le déchirement, par sa volonté d’en revenir pour agir :

Si l’antimoderne est un moderne repenti, le traditionaliste peut être défini comme un antimoderne assumant sans état d’âme son éloignement de la modernité, ayant donc dépassé ses contradictions et, par là même, pouvant passer à l’action9.

7Daudet n’aurait donc rien à envier au dynamisme propre à l’antimodernité : il aurait été lui‑même d’abord moderne et antimoderne, avant de se ranger du côté de la tradition. De même pour Maurras, dont « le positivisme est le masque rationnel d’un désespoir quant à la rationalité du monde »10. Il s’oppose à la modernité, selon J.‑Y. Pranchère, non pas à la manière de Chateaubriand, par son mal du siècle, mais en tant qu’il refoule sa sensibilité romantique. Novarina et Muray, pour leur part, seraient antimodernes en résistant à la postmodernité, au langage anesthésiant des médias ou à l’homo festivus contemporain. Ces études, comme celles portant sur Barrès et Céline, offrent donc un bel exemple de la façon dont la notion, employée avec plasticité, met en lumière le masque ou la tension palinodique indissociables du moderne.

8La potentialité de la notion tient aussi à l’occasion qu’elle offre, dans une optique historiciste, d’orienter son regard sur les minores. Elle est en ce sens doublement parente de l’arrière-garde pensée par William Marx11. Michael Schwarze s’intéresse ainsi à Georges Duhamel comme représentant hypothétique d’« une arrière-garde moderne ». Avec la radicalisation opérée par les avant-gardes historiques, Duhamel se voit coupé de la modernité esthétique, dans l’impossibilité de jouer à qui perd gagne. Il s’enferre dans ses contradictions : pour un individualisme humaniste mais contre l’élitisme des romantiques, pour une forme classique mais contre la « civilisation cartésienne ». D’où sa marginalisation irrémédiable. C’est une autre impasse que connaît le dolorisme, avant-garde singulière des années trente sur laquelle revient Christian Berg : fondant son programme sur une heuristique de la douleur, elle ne parvient guère à se positionner par rapport à la tradition de l’antimodernité, doloriste avant la lettre. La situation des Hussards, abordée par Marc Dambre, est plus favorable. Réagissant contre l’humanisme d’après 1945, incarné par Sartre et Camus, ils ravivent par leur dandysme l’alors plus discrète flamme antimoderne. L’attention portée à ces expériences de l’arrière, à ces vrais ou faux perdants de l’histoire, permet donc une cartographie plus complète du champ moderne et de ses antagonismes.

La polémique à l’ère de sa reproductibilité

9Des six caractères qu’A. Compagnon prête aux antimodernes, le présent ouvrage en retient un en particulier : la vitupération, la violence du discours contre la modernité. Denis Labouret analyse dans cette optique la verve propre aux écrivains catholiques Péguy, Bernanos et Mauriac. S’ils s’opposent au conformisme du converti — Claudel, en l’occurrence —, ce n’est pas sans mauvaise conscience : leur liberté de parole confine dangereusement à une pure jouissance esthétique, contraire à l’humilité. Il est donc primordial « d’introduire le style, non par tentation esthétisante mais parce que le style libère « du conformisme et des clichés », condition nécessaire pour découvrir et formuler « une pensée politique » digne de ce nom »12. Or, par-delà la transitivité qu’elle revendique, la polémique donne inévitablement lieu à l’héroïsation du polémiste. Dans son commentaire de Belluaires et Porchers, Bernard Gallina met en évidence l’élitisme de Bloy, autre écrivain catholique, qui « vitupère la prostitution de la Parole »13 en s’en proclamant le berger. Ce qu’il nous faut alors nous demander, c’est si cette transitivité et ce non-conformisme prétendument vivifiant du style ne débouchent pas sur leurs contraires. L’étude de Gallina ne contemple pas cet aspect dont Bloy eut pourtant, rappelons-le, une conscience aiguë : « Il se peut, dit-on, que je sois moins obscurément désigné que le premier venu pour proférer les inutiles anathèmes par lesquels toute société menaçant ruine est avertie de sa fin dernière », clame-t-il dans le premier numéro du Pal, son brulot hebdomadaire14. Le ton sardonique à la fois voile et dévoile ici le caractère essentiellement velléitaire, sans fondement et sans portée, de la polémique antimoderne.

10Le charme du vitupérateur provient justement de sa faiblesse, qui le confond pour un temps aux modernes dont il aspire à se distinguer. « Si l’antimoderne est un moderne repenti, il se trouve toujours dans cette situation où il projette sur les autres la haine qu’il éprouve pour une certaine image de lui-même »15, constate M.‑C. Huet-Brichard à propos de Daudet. Il y a là matière à réflexion, et l’étude de Jérôme Solal sur Baudelaire, l’antimoderne par antonomase, constitue à ce titre une excellente base. Dans son pamphlet contre la Belgique, le poète réagit à la contrefaçon moderne, à la prolifération du même qu’illustrerait parfaitement l’espace belge. Il ne saurait toutefois éviter d’en être contaminé : « l’orgueil dandy du solitaire expatrié ne fait pas le poids devant la masse belge »16. En témoigne l’échec de la composition du pamphlet, abandonné à l’état de notes, submergé par d’innombrables coupures de presse. Surtout, « l’écriture de Baudelaire se modernise. […] Les formules se répètent et se répètent encore, reprises parfois telles quelles de l’argument à son développement »17. La polémique, où repose la singularité antimoderne, devient poncif selon J. Solal. Ce double mouvement paradoxal, vers la détermination et l’indétermination, Pierre Pachet l’a également montré du côté du « lecteur » des Fleurs du mal dans son essai sur la politique de Baudelaire. Il est alors fondé sur la reconnaissance de l’« Ennui » commun18.

11Huysmans polémiste, auquel s’intéresse Jean-Marie Seillan, se prend au même piège lorsqu’il attaque les politiques :

Traiter les parlementaires de cochons, si habilement que ce soit, n’est guère autre chose qu’un cliché et qu’une injure. À titre de cliché, la formule relève du discours répétitif des propagandistes, ennemi mortel de l’audace transgressive indispensable au discours polémique ; à titre d’injure, elle apporte la preuve que le polémiste, à bout d’arguments et de ressources dialectiques, se sait impuissant à débattre du fond d’un problème19.

12L’antimoderne qui recourt à l’insulte ne dénonce en définitive que sa propre vacuité. Il lui faut suivre d’autres voies d’expression, s’il veut exister — le rire de Muray, par exemple, qui, selon Jacques Dupont, « crée dans son œuvre une remarquable tension entre réalisme critique et irréalisme euphorique »20. Le risque est alors, à notre avis, de basculer totalement dans le ludisme, dans l’ironie sauvage — car seule l’ironie romantique, où s’éprouve une subjectivité-limite, est proprement vitupératrice. Plus périlleuse encore est la voie de la « négligence », que Jean-François Louette observe chez Drieu la Rochelle. L’écriture faussement maladroite de l’auteur de Gilles témoigne de son dandysme, « car la vraie élégance ne doit-elle pas avoir l’air un peu mal habillée ? »21 Or, le dandy, à moins qu’on ne lui reconnaisse, à l’instar de Barbey et Baudelaire, une âme souffrante22, se trouve sans armes face à l’accusation d’imposture.

13À la lumière de ces analyses et des considérations qu’elles suscitent, il convient de remettre en cause la conception de l’antimoderne, étrangère à A. Compagnon, que l’on rencontre dès la quatrième de couverture de La Polémique contre la modernité : « les écrivains étudiés […] offrent l’image d’une littérature engagée, en prise avec les questions d’actualité ». Les antimodernes ne peuvent en aucune manière s’engager, prisonniers qu’ils sont de leurs contradictions et de l’inanité de leur discours. Ils demeurent fondamentalement inactuels, au sens nietzschéen. Au reste, s’ils s’engagent, c’est de manière paradoxale, ainsi que l’a expliqué A. Compagnon, pour le pire23. On peut alors regretter que dans le riche panorama qui nous est proposé, il n’y ait pas de place pour les avant-gardes les plus nihilistes, des violences verbales de Dada au dandysme anarchisant du premier surréalisme. Sans doute cette antimodernité‑là prend-elle vite la forme d’un dystopisme, dès lors que « les battements d’aile de l’espoir immense se distinguent à peine des autres bruits qui sont ceux de la terreur », selon l’expression retorse de Breton dans Nadja24. Mais elle n’en mériterait que davantage que l’on s’y attarde, au même titre que d’autres cas décentrés abordés. On saluera néanmoins ce recueil d’études pour son ouverture, et pour l’éclairage qu’il apporte sur la verve froide de l’antimoderne.