Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Septembre 2011 (volume 12, numéro 7)
Jean-François Duclos

La carte, le territoire

Éric Fougère, La Littérature au gré du monde. Espace et réalité de Cervantes à Camus, Paris : Classiques Garnier, coll. « Géographie du Monde », 2011, EAN 9782812402388.

L’événement, condition du paysage

1Si le temps et son étude règnent en maître en littérature, l’espace, s’interroge Éric Fougère en conclusion de son dernier ouvrage, en constituerait-il par contraste le parent pauvre (p. 184) ? Trop souvent cette notion est appréhendée comme élément de simple décor sur le fond duquel peut se déplier le récit, véritable « histoire en durée ». Un tel constat n’est pas le seul fait de la critique. Les exemples ne manquent pas d’ouvrages de littérature où l’espace est prétexte à une vision géographique qu’une trop simple transformation mimétique dénude de sa puissance. Or pour voir, il faut d’abord concevoir, avant de tenter de voir à nouveau. Entre la chose vue ou imaginée et sa représentation, l’organisation spatiale est parfois si pauvre, la tension si relâchée, qu’alors à presque tous les coups, nous prévient‑on, le langage se fourvoie.

2Au cœur de la discussion engagée ici, et qui traverse l’ensemble des études rassemblées en une dizaine de chapitres, se trouve d’abord une équivalence, celle de la littérature et de la géographie : « les conditions de représentation (faire voir), d’information (faire savoir) et d’intellection (faire comprendre) sont communes » (p. 14) aux deux disciplines. Même si elles divergent quant à leurs modes de représentation, en leur cœur réside le paysage, qui est à l’espace ce que l’instant est au temps1. Le paysage se doit pour fonctionner de servir de point de rencontre entre l’intériorité d’une conscience à qui il manque quelque chose et qui le cherche, et l’extériorité du monde dans lequel ce quelque chose se meut et parfois fuit. C’est là l’origine et la raison d’être de la pensée spatialisante, et qui doit se figurer comme deux entités faites pour se rencontrer par le biais du regard. « Aucun objet n’existe en dehors du regard et des mots qui le constituent comme tel. » (p. 183) À plus d’un titre on peut parler de cette rencontre comme d’un événement2. Après et avec d’autres (notamment Anne Cauquelin3 et Frank Lestringuant et Tom Conley), É. Fougère fait donc de cette absence/présence mise sous tension une condition de l’existence même de la littérature occidentale moderne.

3De l’auteur du Quichotte, auquel il consacre à bon droit un chapitre liminaire, É. Fougère ne fait pourtant pas le représentant de l’errance soutenue par le modèle ironique de la chevalerie. Au contraire si l’on peut dire puisqu’il identifie la prison comme le point d’une circulation et d’un échange essentiel à l’économie du roman. La prison ne veut pas signifier une cessation du mouvement. Elle est plutôt l’espace d’un échange. Car le voyage, comme la liberté, obéit à une économie : tout investissement, par exemple dans l’espace, doit se traduire par un retour sur cet investissement, par exemple un récit. Objet soumis à cet échange, le personnage narrateur se trouve parfois dans la nécessité de troquer sa liberté contre sa foi (p. 39) et découvre en même temps la valeur de la fiction. Cette fiction peut à deux points d’une nouvelle se retourner comme un gant, passant du registre tragique à celui du burlesque. À l’origine du roman moderne figureraient donc les quatre murs de la geôle, antithèse du paysage et du voyage mais moteur d’un mouvement au second degré qui prend la mesure des mots sur les choses. La prison est le lieu réversible (p. 41) où résonnent et se projettent les énoncées variables de l’immobilité. Curieux paradoxe qui veut qu’en dévalorisant la valeur d’un homme (qui se mesure à son degré de liberté), elle apporte également une réponse à la « déréalisation des valeurs ». (p. 43)

4Possible et compatible à la manière de Leibniz, l’événement dans le paysage n’est pourtant pas unique car pour exister il doit se situer dans un ensemble plus vaste. Pour en prendre la mesure on peut déduire des démonstrations que nous fournit É. Fougère à propos d’auteurs aussi divers que Bernardin de Saint‑Pierre et Louise Michel que l’œuvre de Faulkner tend, elle, toute entière vers ce but : faire d’un territoire circonscrit, référencé, arpenté sous différents angles et dans différentes époques, une somme de tous les lieux, de toutes les instances raisonnables ou folles, linéaires et circulaires, qui crée un espace lisible par tous, de tous temps — un espace universel dans un paysage unique.

5La Route, dont il est question en conclusion de l’ouvrage d’É. Fougère, offre un autre exemple tout aussi puissant alors que Cormac Mac Carthy utilise des moyens radicalement différents de ceux mis en œuvre par l’auteur d’Absalom Absalom. Dans un monde post‑apocalyptique où le caractère cyclique du temps est parti en lambeaux, après la fin des temps, donc, il n’y a plus personne. Ou presque. Et c’est par cet angle quasi-mort, dans un monde nocturne, à tout le moins sans soleil, dénué de références géographiques palpables autres que cette route qui ne mène nulle part, que le regard se porte sur quelque chose qui a encore lieu. Un tel ressaisissement du regard mis sous tension extrême dégage une force qu’É. Fougère situe au-dessus de toutes les autres.

6Même si la consécration de l’espace surpuissant et sans repère est une consécration ambiguë, dont la puissance est tout à la fois jouissive et inquiétante, l’auteur semble y trouver comme un antidote à la littérature d’aujourd’hui dont il attribue son obsession de la disparition des images et des paysage à une ruine de la représentation par le sujet plutôt qu’à une véritable mort du réel dans le monde. Constat qu’il brosse d’une formule : « Au gris du monde4, un risque est de fétichiser le simulacre et d’absenter le réel. On ne pourrait plus faire de la littérature qu’en pariant sur sa disparition… » (p. 14)

Les rendez-vous manqués

7Entre une introduction qui appelle à penser l’espace pour pouvoir penser le monde et une conclusion qui, quant à elle, rejette la notion de mimésis pour dégager une percée qui mette ce même monde « en état d’être vu dans ce qui ne s’y voyait pas », La Littérature au gré du monde ne développe pas le traité de géocritique que laisserait imaginer son titre. S’il entre dans le prolongement de la déclaration de Keneth White selon laquelle « notre temps manque singulièrement d’espace et de respiration5 », c’est un regard peu nomade et peu programmatique qu’il porte à la littérature. Le but, sans doute intermédiaire dans la démarche plus large de ses travaux sur l’écriture carcérale et celle de l’insularité, consiste à décliner en genre et en nombre les œuvres où s’articulent deux paroles géographiques dont l’une, muette, exprime sans la dire la tension spatialisée du réel.

8Puisque l’idéal qui consisterait à rapporter, comme chez Borges, un plan aux dimensions du territoire qu’il reproduit, est un idéal irréalisable dans la pensée et l’écriture (sauf à imaginer un Pierre Ménard cartographe vainqueur de ses démons), É. Fougère s’y prend autrement. Il cherche la singularité de l’être lorsqu’elle est projection d’une conscience intime sur l’Écoumène géographique et s’attarde sur les tentatives qui lui semblent contenir un sens, dans la réussite comme dans l’échec.

9Et les exemples de géographie paresseuse ne manque pas. Il ne s’y passe rien, ou si peu. En tout cas rien de saisissant. Mais là n’est pas le seul problème. Quelque chose — si ténu soit‑il — doit certes naître d’un territoire et de sa représentation par le biais du regard. Mais cette chose, si elle est visible, doit être traduite à la manière d’une tension. La littérature ne sert à rien si elle est simple caisse d’enregistrement ou si, par défaut de localisation, ou par surinvestissement du référent symbolique, elle baisse le niveau de l’enjeu entre le regard qui cherche l’objet et la forme spatiale qui la cache.

10Dans le cas de l’utopie, et plus précisément celle de Pierre-Simon Ballanche, la ville (nommée dans un titre éponyme Ville des Expiations, tout un programme) « anticipe un passé » (p. 116) idéal, révolu s’il a jamais existé. La description ne peut détacher un modèle trop actuel (la ville corrompue) de la ville rêvée, chrétienne en toute chose lorsqu’il est question de justice entre les Hommes. Arrivé alors que le genre utopique a donné tout ce qu’il pouvait, Ballanche ne peut contribuer que modiquement au genre. Comment séparer la description d’un espace imaginaire de son catalogue d’idées attendues ? Comment « l’altérité de l’utopie peut survivre à sa peinture en tableaux de mœurs » (p. 84) ? Le rendez-vous dans le lieu où elle doit se développer est ici manqué pour la pensée.

11Le monde utopique porte en lui, et pour les autres dans une mesure différente, le problème de l’idéal et celui de la transposition possible dans le réel. Et l’idéal serait qu’au lieu que l’un calque l’autre, l’original (l’espace, rencontre de l’espace et de la pensée) et sa réplique (le paysage, rencontre du lieu ou du non-lieu avec la conscience) forme un double inversé. « L’utopie ne serait ni procès ni progrès mais simultanément l’un et l’autre en rotation » (p. 86) dans un mouvement qui serait celui du palimpseste.

Tableau, galerie

12Tout en se gardant des effets « irritants et lancinants » chez d’autres des chiasmes (p. 195), É. Fougère consacre la première partie de son étude à des textes qui spatialisent la pensée, alors que la seconde se concentre sur des œuvres qui pensent l’espace. De la première démarche, citons le monde fragmenté des Caractères de La Bruyère qui forment, plutôt que des tableaux, une galerie dont l’effet général tend à créer une insularité sémantique (p. 63) où chaque élément s’y révèle comme l’écho et le prolongement de tous les autres du même type. La typologie, dans ses nuances, se transforme en une topographie qui désigne des lieux, des rapports et des marges : des événements. Il n’aura pour cela pas été nécessaire d’aller très loin. On n’aura, à vrai dire, pas quitté Le Louvre. De la seconde partie du livre, citons le récit de Roger Caillié qui voyagea à pied jusqu’au cœur de l’Afrique. Il sera, lui, allé pour le coup très loin, et pour revenir si peu vivant que le récit de ses aventures et la description d’une ville interdite au regard de l’Européen (Tombouctou), semblent l’avoir obligé à troquer la description d’un paysage somme toute décevante contre son enveloppe charnelle, corps et visage minés par les maladies et les épreuves du désert.

13Entre ces deux exemples inverses, voire symétriques, É. Fougère multiplie les études qui tendent à montrer les enjeux à l’œuvre dans la représentation d’une pensée de l’espace. Le Paris de Louis‑Sébastien Mercier est à cheval sur ces deux intentions : au fur et à mesure que la ville est décrite, chacun de ses éléments se trouve pris dans un système qui pourrait trouver abstraitement le moyen de se cartographier. Le tableau (au singulier) de Paris vaut pour celui de la France. Mais sans pour autant trouver l’unité qui lui donnerait valeur de cohérence. Ni géographe ni historiographe, Mercier « préfère opposer la libre exploration d’un piéton dont le but est de faire “la physionomie de son siècle” » (p. 92). S’il y a plan (ou carte), c’est parce qu’il existe suffisamment de souplesse dans l’objet pour trouver le moyen de déplacer la structure (p. 95), à commencer par les catégories de métiers, de personnes, d’odeurs et de bruits, ainsi que les édifices, les rues et les places. Voir, savoir et démontrer par l’abstrait forment alors une triple ambition, qui se concrétise dans l’écriture : « Un espace est classifié ; des catégories sont spatialisées. Le Tableau de Paris forme un tout solidaire et composite. Il a bien des tableaux dans le tableau. C’est là aussi une galerie. » (p. 97)

14Plus près de nous, Camus aura lui aussi été confronté à cette représentation en chiasme de l’espace et de la pensée, cette pensée qu’il nomme « du midi » et qui allie le lieu (espace méditerranéen) et la voix de la philosophie.

15On voit Camus désemparé, s’apercevant que les paysages ont commencé, dans son regard sur le monde, à disparaître alors qu’il avait rêvé d’écrire l’histoire d’un contemporain guéri de ses déchirements par la seule et longue contemplation d’une paysage. (p. 175)

16Si La Littérature au gré du monde plaide pour un renouveau de la pensée de l’espace, on voit que son auteur ne souhaite pas réduire son objet à une littérature de l’exotisme ou du voyage ni encore moins à la toute nouvelle Littérature-Monde dont il égratigne au passage les présupposés. La notion de paysage, centrale et commune à toutes les études rassemblées ici, est suffisamment riche pour rassembler autour d’elle, dans une tension souhaitée, la vision d’une réalité plurielle.