Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Octobre 2011 (volume 12, numéro 8)
Olivier Schefer

Peindre la nature sans rien céder à l’art, C. D. Friedrich

Caspar David Friedrich, En contemplant une collection de peintures, édition établie et traduite par Laure Cahen-Maurel, Paris : José Corti, 2011, 149 p., EAN 9782714310620.

Mais on voudrait crier à ses élèves : respectez la voix de la nature en vous !

C. D. Friedrich, En contemplant une collection de peintures, p. 124.

Pas de théories ! Des œuvres… Les théories perdent les hommes. Il faut avoir une sacrée sève, une vitalité inépuisable pour leur résister.

Cézanne (à Joachim Gasquet), Macula, 1978, p. 110.

1Bien qu’elle n’ait pas manqué de commentateurs savants (Werner Hoffmann, Joseph Leo Koerner, Elisabeth Décultot…) ou littéraires  (Catherine Lépront), l’œuvre du peintre allemand Caspar David Friedrich (1774‑1840) n’est pas de celle qu’il est aisé de commenter. Il faut dire que l’artiste témoigne une rare méfiance à l’égard de la réflexion théorique et de l’enseignement académique : « Qui veut savoir ce qu’est la beauté, comme si elle était unique, et qui peut l’enseigner ? Qui saurait fixer les limites de ce qui est de nature spirituelle et en énoncer les règles ? Ô hommes ordinaires, secs et durs comme le cuir, vous inventez sans relâche des règles ! La foule vous louera pour les béquilles que vous lui offrez, mais qui sent en lui une force propre se rit de vous. » (p. 55) « Les opinions et points de vue changeants, ou plutôt les logorrhées et verbiages inconsistants sur l’art, son métier et la manière de l’enseigner, se contredisent formidablement. » (p. 81) « J’ai vu beaucoup de tableaux aujourd’hui ; la plupart a un goût de fabrique, beaucoup un goût d’académie et une petite partie tout au plus peut être appelée création au sens propre. » (p. 88)

2On a presque tout dit pourtant de l’œuvre de Friedrich ; qu’elle était mystique, irrationnelle, panthéiste, onirique, réflexive (métapicturale), symbole de la religion romantique de l’art, qu’elle préfigurait l’abstraction picturale (Robert Rosenblum, 1975) et parfois la synesthésie symboliste et moderne (cf. le catalogue du Musée d’Orsay, Les Origines de l’abstraction). Mais on a oublié de l’écouter, lui qui parlait peu. Il est vrai que les rares écrits de ce formidable « taiseux » (brefs essais, correspondance, aphorismes et poèmes) étaient pour la plupart inconnus de ses contemporains. Il fallut attendre 1999 pour que paraisse la première édition critique allemande du présent volume. En France, les écrits du peintre n’ont été dévoilés qu’au travers de traductions toujours partielles 1. La présente édition, établie avec beaucoup de soin et de précision par L. Cahen-Maurel, vient donc fort à propos réparer une lacune, en offrant la première traduction intégrale de ce curieux Salon esthétique, dont le titre complet est : Considérations en contemplant une collection de peintures d’artistes en grande partie encore vivants ou morts depuis peu.

Un Salon esthétique anonyme

3Curieux objet tout d’abord que ce texte non paru de son vivant, composé vers 1830 (l’artiste, qui meurt dix ans plus tard, a alors 56 ans). Répondant probablement à un commanditaire, le peintre Johann Gottlob von Quandt (désigné ici par les initiales « Q » et « v. Q »), Friedrich commente des œuvres rassemblées par l’institution indépendante et non académique fondée par Quandt, le Kunstverein, à laquelle le peintre, assez pauvre, était affilié. Friedrich, tenu à l’écart par l’Académie des Beaux-Arts de Dresde, n’est donc pas en terrain hostile, bien au contraire. Il a ici l’occasion de mieux se faire connaître, lui qui avait joui d’une certaine renommée dix ans plus tôt auprès de la cour de Russie et de Prusse, en jugeant les œuvres de ses contemporains et en livrant ses propres réflexions. Friedrich analyse ainsi dans ce Salon esthétique plusieurs œuvres, tout en délivrant des préceptes artistiques sur l’intériorité créatrice et le rôle primordial du sentiment, dont certains ont fait sa renommée. Pour autant, le peintre prend à rebours (presque à rebrousse-poil) cet exercice esthétique, en vigueur depuis Diderot, et qui parcourt tout le xixe siècle, mêlant inextricablement l’écriture de l’histoire de l’art à celle des Salons (Friedrich Schlegel, Stendhal, Baudelaire, Gautier, Huysmans…).

4Friedrich a une manière si sincère — âpre et brusque à la fois — de parler d’art, sans jamais poser pour ses contemporains ni devant la postérité, qu’il sape finalement, écrit L. Cahen-Maurel, l’exercice auquel il était convié. Ce texte devient ainsi une sorte de contre Salon esthétique dans lequel le peintre fait entendre sa voix singulière. Il s’en prend non seulement aux œuvres qu’il est censé commenter, mais aussi aux préceptes de l’esthétique néoclassique, respectés par son commanditaire (mimesis, hiérarchie des sujets, iconographie religieuse). S’il est quasiment impossible (contrairement aux Salons baudelairiens) d’identifier œuvres et artistes, c’est que Friedrich a curieusement brouillé les pistes, en désignant les unes et les autres par des initiales ou des X majuscules. Cette pratique de l’anonymat permet sans doute au peintre, suggère la traductrice, de conférer à ses remarques ponctuelles une dimension plus universelle. Elle constitue peut-être aussi une sorte d’équivalent littéraire de sa pratique picturale de l’indéfinition. Il peint des personnages qui sont des silhouettes et traite les symboles de l’iconographie chrétienne (la croix, l’ancre) comme des éléments atemporels de la nature.

Une « libre imitation »

5On a souvent dit de l’esthétique romantique qu’elle constituait une synthèse entre l’art et la nature, là où l’esthétique néo-classique installait ou maintenait un écart 2. Le paysage pictural, en particulier, représente le point de contact entre le moi de l’artiste et la réalité naturelle, laquelle est une œuvre à part entière. Ainsi, contrevenant aux règles classiques et néo-classiques de l’imitation, qui le reléguait souvent au rôle de décor d’une scène allégorique, le paysage cristallise dans le romantisme l’union du sujet et de l’objet, de la sensibilité et de la réalité vivante. Pour être réel et ressemblant, le paysage n’en est pas moins rêvé et imaginaire. Les nombreux paysages de Friedrich sont très emblématiques de cette nouvelle approche, puisque l’artiste affirme en même temps son attachement à la nature (ses lois, sa force) et l’origine subjective de l’art qui puise dans le sentiment de l’artiste. Assurément, on retrouve dans le présent volume ces deux versants d’une esthétique synthétique, nouant inlassablement imitation et expression, poésie et réalité. « L’art sert de médiateur entre la nature et l’homme » (p. 60), écrit le peintre qui affirme aussi la nécessité de relier par une subtile dialectique le dedans et le dehors : « Le peintre ne doit pas seulement peindre ce qu’il voit devant lui, mais ce qu’il voit en lui. S’il ne voit rien en lui, qu’il cesse aussi de peindre ce qu’il voit devant lui. […] » (p. 126) Une reproduction exacte et fidèle de la nature extérieure n’est qu’un leurre, une illusion, une singerie mimétique, si elle ne trouve pas son fondement dans la sensibilité du sujet. Friedrich rejette donc sans cesse l’imitation objective qui n’est qu’allégeance à la tradition picturale et aux modèles du passé. Un paysage qui n’est pas ressenti et vécu n’accède pas au rang d’œuvre d’art, ce n’est qu’un objet inanimé. Pour Friedrich, la sincérité du peintre l’emporte toujours sur sa connaissance des règles et des techniques picturales. Il dit là ce que Stendhal et Baudelaire rediront à leur façon.

6Si l’on regarde plus avant ce que le peintre entend par sentiment, il ressort que sa conception de l’art n’a pas grand chose de sentimentale, au sens irrationnel qu’on attribue souvent à ce terme. Le sentiment, qui est toujours, comme l’avait montré Kant, une réflexion du sujet sur ses impressions et non un contact subjectif avec des objets (comme la sensation), désigne pour Friedrich le Gemüt. Terme difficile à rendre (la traductrice opte pour cœur), le Gemüt est une combinaison d’âme et de sentiment, d’affect et de réflexion. Le Gemüt désigne à la fois le centre le plus intime du sujet et le microcosme intérieur qui relie le moi au tout. En des termes proches de l’acception friedricienne de l’intériorité, Novalis écrit dans un de ses fragments : « Nous ignorons les profondeurs de notre esprit. – Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. En nous ou nulle part, se trouve l’éternité avec ses mondes, le passé et l’avenir. » (Pollen, n° 16) Comme Novalis, Friedrich propose de regarder le monde depuis cette intériorité centrale qui connecte l’homme à l’ensemble de la nature. C’est donc par le biais de l’intériorité que l’art touche à la spiritualité. Proche du piétisme, qui affirme la priorité de la relation individuelle à Dieu sur le respect dû aux dogmes, et des positions du prédicateur Schleiermacher dans ses Discours sur la religion de 1799, le peintre situe l’origine de la véritable création, en l’occurrence de la peinture de paysage, dans l’intériorité et le Gemüt. La « création au sens propre », écrit-il, n’est pas une copie, mais une « libre imitation », soit « la libre reproduction spirituelle de la nature » (p. 54). Cette imitation libre, non soumise aux règles imposées par l’académie, consiste en un échange artistique entre les valeurs intimes et les données du monde : « Sentir l’esprit de la nature, le pénétrer, le recueillir, le restituer du plus profond du cœur et de l’âme [Gemüt], voilà le rôle d’une œuvre d’art. » (p. 82) Ainsi, cette peinture touche au spirituel, non parce qu’elle retrouverait les motifs de l’iconographie chrétienne traditionnelle (comme les Nazaréens peignant des Vierges à l’enfant, peintres que Friedrich étrille impitoyablement, p. 102), mais parce qu’elle parle le langage de la sensibilité et de la foi authentique : « [l’art] doit exprimer nos états d’âme, et même notre piété ; être une prière. » (p. 124)

La nature face à l’art : réalisme et idéalisme

7Goethe reprochait au peintre de réduire le paysage à une rêverie subjective, inattentive aux phénomènes naturels. Ces textes devraient dans une certaine mesure permettre d’affiner ce clivage, cette opposition trop tranchée entre l’« œil de l’esprit » romantique et l’« œil physique » goethéen, entre une relation subjective au réel et une observation scrupuleuse des lois physiques 3. Car si Friedrich insiste continuellement sur la dimension subjective et spirituelle de la création (« le sentiment de l’artiste est sa loi », p. 51), il manifeste aussi un véritable attachement à l’ordre naturel, en lequel il ne voit pas simplement le symbole ou le hiéroglyphe du moi, comme le peintre Carl Gustav Carus le lui en fit le reproche dans ses Neuf lettres sur la peinture de paysage (5e lettre). Partout, Friedrich affirme la nécessité de revenir à la nature, de l’écouter, de s’en tenir au réel. Il y a du réaliste en cet idéaliste et, à sa façon, l’on peut dire que Friedrich suit la leçon dialectique de l’« idéalisme magique » de Novalis qui postule l’intrication de l’idéalisme et du réalisme.

8La nature désigne chez Friedrich à la fois la nature intérieure des dispositions et des sentiments sincères et la nature extérieure, qu’elle soit âpre ou splendide. Chercher en soi même la source de l’art, ce n’est pas se livrer à l’arbitraire des sentiments, mais bien écouter la voix mesurée de la nature et respecter ses limites. Une sagesse surprenante traverse ces écrits, presque une austérité, là où attendrait plutôt le règne d’un moi arbitraire ou fantasmatique. « La nature, écrit-il, n’a pas donné tout à un seul, mais à chacun quelque chose. Or chaque sujet particulier recèle en puissance une infinité de conceptions et une multiplicité de représentations. Je tiens pour une forme de grandeur, et la révère, le fait de reconnaître les limites assignées par la nature, comme je l’ai déjà dit, et de s’y confiner avec modestie pour agir selon ses forces au lieu de vouloir se surpasser coûte que coûte. » (p. 115) Friedrich, ce peintre du paysage subjectif et de la « tragédie du paysage », selon l’expression fameuse de David d’Angers, n’exalte assurément pas le pathos ni les formes spectaculaires ou pittoresques du paysage sublime. Sa représentation spirituelle de la nature s’étaye sur une attention minutieuse et modeste au moindre phénomène concret, dans lequel l’infini lui semblait se refléter. Il ne se donne en somme qu’un seul maître, « le plus ancien de tous » (dernier texte p. 135), la nature, dont aucun phénomène réel ne doit être négligé. « Qui est assez inconsidéré pour affirmer d’un phénomène naturel qu’il est indigne des arts plastiques ne mérite aucune considération. C’est pourtant ce qu’ont fait nos critiques d’art très récemment encore. Tout phénomène de la nature, s’il est appréhendé correctement avec dignité, de manière réfléchie, peut devenir objet de l’art. » (ibid.)

9Friedrich a sans conteste réformé la conception traditionnelle du paysage, pour hisser ce genre dévalorisé au rang de peinture sacrée, tout en enfreignant les règles de la composition (perspective centrale, contraste de valeurs). Mais ce bouleversement ne réside pas dans la suprématie de l’idéal sur le réel, de l’art sur la nature brute et objective, comme on l’a trop dit. C’est la synthèse entre ces deux pôles contraires qui occupe le peintre. Plus encore, la vraie leçon de ce texte est probablement que la nature est partout supérieure à l’art. Sans doute, Friedrich aura été marqué par les paysages de Ruysdael et par ceux du Lorrain. Mais il ne dévoile rien de ses sources. Passant sous silence l’évidence de l’intertextualité, il estime que c’est parce qu’il sait voir la nature sans la médiation de l’art que le peintre peut réformer l’art, sinon confiné aux musées et aux institutions. Les tableaux ne sont pour lui que des lunettes qui s’interposent entre l’œil et la réalité vivante (p. 47‑48, p. 134‑135). Cette leçon du modernisme, celle de Cézanne et de Gauguin, passe chez Friedrich par une critique virulente et sans concession du monde de l’art. Friedrich condamne aussi bien l’enseignement artistique, théorique et technique, dispensé dans les académies, que le respect du aux maîtres anciens (l’imitation des peintres selon la leçon de Winckelmann) ou encore le modèle italien promu par Wackenroder dans ses Epanchements d’un moine ami des arts (1796‑1797).

10Friedrich préfère se rendre sur l’île austère de Rügen, dans la Baltique, au nord de l’Allemagne, plutôt que de faire le voyage à Rome et de découvrir les grandes capitales artistiques européennes. Il y a du sauvage en cet homme plus que de l’enfant naïf, ou alors c’est un enfant un peu sauvage. On sent une individualité exigeante, parfois bourrue et âpre, jusqu’à la grossièreté, ainsi quand il estime que les imitateurs peignent avec leur merde et leur crotte (p. 54‑55), termes rudes que cette édition restitue heureusement (mais qui ont chastement disparu de l’index). Autant de traits qui, toute choses par ailleurs égales, rappellent Cézanne, adepte lui aussi de la leçon naturelle contre le respect dû au musée (Cézanne disait vouloir brûler dans sa jeunesse le Louvre 4) et défenseur d’une peinture « bien couillarde », selon ses mots. Parmi les nombreuses attaques de Friedrich dirigées contre l’art, on peut en retenir deux assez exemplaires.

Le vide contre le plein

11Dès le début de son texte, Friedrich, exaspéré, s’en prend à la manière dont les toiles sont exposées dans les musées, les unes à côté des autres, de sorte que ces lieux, censés être dédiés à l’Art, deviennent des foires (comme on les appelle aujourd’hui…) emplis d’une « multitude de tableaux étalés ou engrangés comme une marchandise (p. 47, cf. aussi p. 109, « abruti par la quantité et la diversité de ce que j’ai vu »). Ces critiques récurrentes sur la marchandisation de l’art — autre manière de désigner l’abondance bourgeoise des biens — trouvent leur pendant dans ses remarques sur la saturation des objets dans la peinture de ses contemporains. « Ce tableau ressemble à une resserre de brocanteur où quantité de choses gisent pêle-mêle et s’amoncellent, sans qu’aucune ne s’accordent. » (p. 53, voir aussi, p. 91‑92). Il semblerait, et toute sa peinture le confirme, que Friedrich veuille faire le vide, et en cela encore il s’agit d’écouter la nature. Le peintre, adepte avant l’heure du White cube cher à Brian O’Doherty, aimerait presque vider les musées, encombrés à l’égal de cabinets de curiosité, afin que chacun puisse contempler une sélection d’œuvres, en s’attachant à chacune en particulier, alors que le voisinage avec d’autres toiles contrarie la vision et nuit à la contemplation. D’une autre façon, Friedrich s’en prend aux toiles étouffantes et surchargées de ses contemporains. Il est vrai que les œuvres historiques et pittoresques, celles de Josef Anton Koch, ou allégoriques, Les Heures du jour de Philipp Otto Runge, étaient particulièrement denses et peu propices à la silencieuse méditation 5. Les peintres compriment les objets vus dans un cercle de 100 degrés dans un angle étroit de 45 degrés. « Ainsi ce qui était séparé dans la nature par de grands intervalles se touche ici dans un espace resserré, accable et sature l’œil, produit sur le spectateur une impression déplaisante, angoissante. Et c’est toujours l’élément de l’eau qui a le dessous dans ces paysages — la mer devient une mare. » (p. 92) Friedrich évoque ensuite le « désir contre-nature et ostentatoire de richesse et de profusion » de ce type d’œuvre. Il explique aussi cette accumulation par l’imitation du climat italien, pur et sans brume, qui semble rapprocher les éléments, même les plus éloignés, contrairement au ciel voilé du Nord qui les cache ou les éloigne.

L’unité de l’œuvre et la composition

12De façon assez moderne, Friedrich se montre très attentif aux conditions de l’exposition ainsi qu’à l’effet (Wirkung) des œuvres sur le spectateur. Dans les deux cas, il cherche la confrontation silencieuse et minimale, le face à face entre deux individualités : l’œuvre et celui qui la regarde. Tout dans la conception esthétique du peintre, comme dans sa pratique, conduit en effet à l’affirmation de l’unité. L’œuvre doit être une et c’est à ce titre qu’elle peut réellement toucher le spectateur. On comprend dans ces conditions sa critique récurrente du « contraste » — alternance contradictoire de valeurs (chaud-froid, courbe-droit…) — qui brise l’unité de l’œuvre en son sein. Il y revient ici, comme il faisait déjà dans sa réponse au critique Ramdohr qui s’en était pris à sa toile, Le Retable de Tetschen (1808). Adversaire déclaré du contraste, Friedrich écrivait dans ce texte, paru en 1809 : « […] chaque œuvre authentique doit exprimer un sens déterminé, et toucher le cœur du spectateur soit de manière heureuse soit triste, soit enfin douloureusement ou joyeusement, mais elle ne doit certainement pas vouloir rassembler en elle toutes les impressions, en les faisant tournoyer dans un moulinet. L’œuvre doit seulement aspirer à être une, et l’artiste doué de volonté doit la mener au tout, chacune de ses parties doit porter isolément l’empreinte du tout […] 6. »

13De telles considérations prennent quelque peu le contre‑pied de l’esthétique fragmentaire et plurielle du romantisme d’Iéna. Tandis que pour les frères Schlegel et Novalis l’unité est toujours à la fois brisée et recueillie dans les fragments et dans l’art 7, Friedrich condamne toute espèce de combinaison. À l’esthétique plurielle du chaos, du mélange et des variations, défendue à Iéna, Friedrich oppose l’unité artistique et l’individualité indivise de l’œuvre comme de l’artiste. Rejetant le morcellement et la diversité, le peintre remet en question l’idée de composition picturale qui sent son assemblage de parties disjointes. « Les peintres s’exercent dans l’invention ou, comme ils disent, dans la composition. Ne pourrait‑on pas traduire ainsi : ils s’exercent dans l’assemblage de pièces et dans le ravaudage ? Un tableau ne doit pas être inventé mais senti. » (p. 64) En somme, Friedrich porte jusqu’à nous ce  rêve fascinant d’une œuvre naturelle, non conçue et non composée, mais créée d’un seul tenant, sans couture ni rupture. Une œuvre résolument anti‑fragmentaire. « […] Même la conception d’un tableau peut déranger la libre imitation, et quiconque le peut ferait sans doute mieux de peindre du premier coup son tableau en entier. » (p. 54)

14Cette édition a donc le mérite de mieux faire connaître l’esthétique d’un des plus importants, mais aussi des plus énigmatiques peintres romantiques. Il faut souligner la qualité et l’élégance du travail effectué par Laure Cahen-Maurel qui éclaire en particulier ce texte à l’aide de nombreuses sources, inconnues du lecteur français, tout en proposant une réflexion sur le paysage sublime de Friedrich. On aimerait maintenant, car notre appétit est ouvert, qu’une édition intégrale de la correspondance du peintre et de ses autres textes voie le jour…