Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Janvier 2012 (volume 13, numéro 1)
Jean-Louis Jeannelle

Le global, le national & le planétaire

French Global. A New Approach to Literary History, sous la direction de Christie McDonald & Susan Suleiman, New York : Columbia University Press, 2010, 576 p., EAN 9780231147408.

1Depuis plusieurs années, les appels à un renouveau de l’histoire littéraire se sont multipliés en France1. On ne compte plus les projets collectifs (les volumes publiés sous la direction de Jean Bessière ou de Denis Mellier chez Champion, la série dirigée par Jean Rohou aux Presses universitaires de Rennes et celle dirigée par Michel Prigent aux Presses universitaires de France, ou plus récemment les deux volumes parus en Folio sous la direction de Jean-Yves Tadié). La synthèse sur l’histoire littéraire en tant qu’objet théorique publiée l’année dernière par Alain Vaillant chez Armand Colin a eu pour intérêt de proposer une poétique historique des formes littéraires. En 2009, Gilles Philippe et Julien Piat avait ouvert une autre voie, tout aussi intéressante : celle d’une histoire de la prose de Gustave Flaubert à Claude Simon, qui les conduisait à reparcourir un peu plus d’un siècle d’histoire sous l’angle grammatical et stylistique (La langue littéraire : une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayard).

2On trouverait bien d’autres exemples montrant que le désir de renouveau théorique est bien présent en France. Reste que chacun des travaux mentionnés oublie de s’interroger sur l’articulation entre les termes « littérature » et « française », comme si cela relevait de l’évidence.

3D’une certaine manière, le projet French Global était virtuellement contenu dans l’introduction de  la New History of French Literature parue en 1989 (Harvard UP) et traduite en 1993 aux éditions Bordas, où Denis Hollier, se démarquant des synthèses effectuées « du dedans », en régime autochtone, écrivait, en s’autorisant de Chateaubriand : « Quel Français ne sourirait pas à l’idée d’une histoire de la littérature française écrite au-delà des frontières de la France ». Il suffit de placer le volume dirigé par Denis Hollier en regard de celui dirigé plus de 20 ans après par Susan Suleiman et Christie McDonald pour constater que la nationalité des contributeurs n’introduisait pas, chez Hollier, une différence si nette. Certes, le choix de procéder par date (et non par siècles, mouvements, genres ou auteurs) était tout à fait génial, mais d’une certaine manière conforme aux débats historiographiques en France à la même époque, c’est-à-dire au tournant introduit par l’histoire des mentalités. Derrière les effets de disjonction que supposait l’organisation par dates et surtout la multiplication des objets servant d’opérateurs pour des coupes en synchronie (une publication, un décès, une lettre, la naissance d’une institution, un débat…), A New History of French Literature maintenait une très forte continuité historique et surtout s’exerçait sur un corpus de textes relativement homothétique à celui qu’exploraient les histoires littéraires publiées en France à l’époque, cela même si l’accent était mis sur des œuvres négligées en France ou sur des œuvres revalorisées par les approches identitaires en vigueur outre-Atlantique : de Gide, on retenait par exemple Corydon plutôt que Les Faux-Monnayeurs, mais du moins occupait-il une place proportionnelle à celle qu’on lui aurait réservé côté français.

4De ce point de vue, French Global représente une rupture nettement plus radicale, puisque c’est l’idée même de continuité comme soubassement et principe régulateur du parcours allant du Moyen Âge à nos jours qui est mise en cause. Pour cela, aucune voie n’est privilégiée, la diversité des stratégies est à l’inverse privilégiée afin d’installer au cœur même du bastion francisant des enjeux qui sont certes familiers aux comparatistes (tels que la traduction, le bilinguisme ou la mondialisation par exemple) mais qui ne sont jusqu’ici traités en France que de manière relativement périphérique. L’introduction de Denis Hollier s’intitulait : « Littérature sans frontières ? » et attribuait le décentrement à l’identité des contributeurs, par conséquent au regard que ceux-ci portaient sur plus de cinq siècles de littérature française, mais ici, le décentrement devient le filtre même à travers lequel est envisagée cette littérature. French Global rompt à ce point avec la dynamique qui sous-tend toute histoire de la littérature nationale qu’on peut se demander s’il s’agit bien encore véritablement d’une histoire ou si un autre type d’approche ne s’y invente pas.

5Pour essayer de saisir cette mutation, j’aimerais m’attacher à un détail (qui n’en est peut-être pas un), à savoir la récurrence frappante des références faites au manifeste publié à l’appel de Michel Le Bris et de Jean Rouaud par 44 écrivains dans Le Monde du 15 mars 2007, puis la même année sous forme d’un volume intitulé : Pour une littérature-monde. Étrangement, le nom de Jean Rouaud, qui occupe aujourd’hui une place centrale dans les études sur la littérature contemporaine (par exemple dans La Littérature française au présent : héritage, modernité, mutations que Dominique Viart et Bruno Vercier ont publié en 2005) est absent de l’index — celui de Michel Le Bris n’y contient qu’une mention. Son œuvre n’occupe aucune place dans French Global, où son appel n’est présent d’une certaine manière qu’à titre de symptôme. Alison Rice note dans son article consacré à Cixous, Djebar et Sebbar (p. 161) que l’appel était déjà largement dépassé lorsqu’il est paru dans Le Monde en 2007, puisque ces écrivaines du Maghreb pratiquaient une littérature globale depuis bien longtemps déjà. Même constat passablement ironique chez Christopher L. Miller qui rappelle qu’un écrivain comme Mongo Beti avait largement anticipé cette critique radicale de la francophonie. Françoise Lionnet se montre encore plus explicite dans « Critical Conventions, Literary Landscapes, and Postcolonial Ecocriticism », puisqu’elle identifie cet appel à une « littérature-monde » que l’on aurait pu penser congruent avec le projet French Global, comme un retour masqué à un universalisme typiquement français, autrement dit une conception diffusionniste de la culture reposant sur la promotion active de la langue française. Tard venu, entaché de naïveté, cachant mal une tentative de récupération par le centre, le manifeste qui semblait propre à remettre les pendules françaises à l’heure mondiale ne permet même pas de dater la prise de conscience d’un milieu littéraire jusqu’alors enfermé dans son parisianisme. En témoigne notamment le retour de cette référence à différents moments dans le volume, sorte de bégaiement qui confirme le fait que l’appel lancé par Le Bris et Rouaud est ici situé hors histoire et envisagé comme un simple point d’entrée dans une autre histoire dont les repères se situent ailleurs.

6French Global ne prolonge donc pas une dynamique qui aurait été amorcée vingt ans plus tôt avec le volume dirigé par Denis Hollier ; il rompt avec ce que ce volume, en dépit de ses avancées radicales, préservait soigneusement, à savoir l’articulation à une histoire comme arrière-plan ou comme cadre d’appréhension global du fait littéraire. Bien entendu, chacun des objets d’étude y est ancré dans un contexte extrêmement précis — telles la réflexion passionnante de Natasha Lee sur l’émergence à la fin du xviiie siècle d’une nouvelle conception de l’humain au croisement des discours scientifiques et de certaines œuvres littéraires, ou encore la très belle lecture qu’Emily Apter fait du micro-genre du « business novel » de Balzac à Zola. Ce qui est abandonné, c’est l’histoire en tant que panorama exhaustif de la production nationale à chacune des époques. French Global est conçu comme une succession d’essais où l’histoire littéraire est présente en creux, prise en tant que modèle de pensée daté : le nom de Lanson, mentionné par S. Suleiman et Chr. McDonald dans leur introduction, fonctionne par antonomase et exemplifie ici toutes les caractéristiques d’un tel modèle. En sorte que chacune des entrées parle bien d’histoire littéraire, mais d’une histoire présupposée, considérée en tant que l’un des attendus qu’il s’agit de déconstruire afin de faire émerger un point de vue différent. Ces attendus sont bien connus : il s’agit de la continuité, de la centralité, de l’unicité ou de la singularité de la littérature française, ou encore de la coïncidence que celle‑ci présuppose entre la langue, les institutions nationales et la production des œuvres. Aussi s’attacher aux rêveries architecturales au xviiie siècle autour d’un théâtre circulaire et non « à la française », autrement dit rectangulaire (Jacob Vance), à la pratique du pèlerinage (Philipp Usher), ou aux liens (familiaux et intertextuels) entre Godchaux Weil — auteur d’une douzaine de nouvelles publiées dans les années 1840 sous le pseudonyme de Ben-Levi dans les Archives israélites — et Marcel Proust, son petit-neveu (Maurice Samuels) toutes ces stratégies sont autant de façons de mettre en question la manière dont s’est jusqu’ici racontée l’histoire littéraire française.

7Toutefois deux perspectives relativement différentes s’affrontent à l’intérieur de French Global, la première que l’on peut qualifier d’idéologique et la seconde de méthodologique. Lu depuis un point de vue français, l’ensemble du volume pourrait apparaître comme une critique assez virulente du nationalisme qui sous‑tend l’image que nous nous faisons de notre passé lettré, une critique s’appuyant sur différents contre‑canons (identitaire, féministe ou francophone) supposés étrangers aux idéaux nationaux et travaillant en réalité ces idéaux. Mais les choses ne sont pas si simples. Car la polémique coexiste avec une perspective nettement moins critique, visant simplement à permettre des déplacements de point de vue et des repositionnements. Cela m’a frappé en lisant le fascinant article que Faih Beasley consacre à l’influence que la découverte de l’Inde a pu avoir sur la France de Louis XIV, exemple remarquable d’un moment où les voyageurs et les marchants français ont pénétré dans un pays afin d’en découvrir la civilisation et non afin de le conquérir (p. 210). Aux yeux de François Bernier (disciple de Gassendi et grand voyageur), ou de Jean-Baptiste Tavernier, qui raconta par le menu son séjour en Inde, ce pays n’apparaissait pas comme cet « Autre » par et contre lequel les Européens chercheraient à se définir. La même idée apparaît chez Phillip Usher dans son étude sur le pèlerinage. Autrement dit, à différents moments, l’analyse des rapports entre l’intérieur et l’extérieur ou entre le national et l’étranger ne se réduit pas à une lutte sans pitié contre tout ce qui excède l’autochtone. Le terme « global » recouvre dans ce volume toute une série de concepts qui sont loin d’être des synonymes, à commencer par le « planétaire », auquel Natasha Lee et Alison Rice ont toutes deux recours et qui, débarrassé des connotations triomphalistes ou impérialistes que véhicule le « global », favorise un modèle plus ouvert aux circulations et aux échanges. Mais il y aurait aussi le « multiple » qu’Yves Citton repère au xviiie siècle, le « mobile » auquel s’attache Janet Beizer à propos des voyages au xixe siècle ou encore le phénomène de la pluralité linguistique (bi ou trilinguisme). À chaque fois, il s’agit moins de remettre en cause un modèle jugé idéologiquement néfaste que de repérer des virtualités ignorées par l’histoire littéraire telle qu’elle se pratique en France.

8J’aimerais pour finir apporter un témoignage plus personnel de la lecture que nous pouvons faire, en France, de French Global. Il se trouve que l’organisation de ce colloque et la publication des actes a coïncidé avec un projet auquel j’ai participé avec Michel Murat, Marielle Macé, Antoine Compagnon ou Vincent Debaene, un projet dont l’objet peut, au premier regard, être défini comme l’exact inverse de celui imaginé par S. Suleiman, Chr. McDonald et leurs collègues. Ce projet, qui a donné lieu à plusieurs publications et qui a débouché sur un collectif à paraître, s’intitule « L’histoire littéraire des écrivains ». Il visait à repérer, parallèlement ou concurremment à l’histoire savante, une histoire indigène produite par les principaux intéressés, recourant à différents genres (articles, préfaces, essais, mémoires, anthologies, etc.), afin d’élaborer une histoire dont ils sont partie prenante. Les spécialistes s’inspirent le plus souvent de ces discours d’accompagnement sans s’interroger sur l’emploi qu’ils en font, en les réduisant en quelque sorte à leur statut purement documentaire. Notre idée était qu’il est illusoire d’y voir de simples sources et qu’il importe au contraire de constituer en objet théorique cette histoire littéraire « spontanée » (illusoirement spontanée bien entendu), qui avait jusque là été délaissée parce que confondue avec la topique dominante de la critique d’auteur. Il s’agissait de mettre au jour la part prise par les intéressés dans l’élaboration et le contrôle de ce vaste récit des lettres que Gustave Lanson et ses successeurs entendaient, pour leur part, soumettre à une méthode dûment établie, régie par toute une série de règles destinées à en garantir l’objectivité. Notre champ de réflexion était donc la face proprement « littéraire » de l’histoire littéraire, où l’adjectif apposé joue d’ordinaire le rôle d’un complément du nom (histoire de la littérature), mais où nous voulions reconnaître la singularité d’un certain type d’histoire, détentrice des mêmes qualités esthétiques dont font preuve les textes auxquels elle s’applique. A priori, une telle approche ne fait que redoubler les présupposés de l’histoire littéraire savante, puisqu’elle conduit à surcentrer ce que French Global tente à l’inverse de décentrer, en adoptant de façon exclusive le point de vue des écrivains eux-mêmes. Les deux projets se révèlent néanmoins plus complémentaires que contraires car tous deux partagent un même souci d’interroger les codes selon lesquels se racontent l’histoire littéraire. Les récits indigènes des écrivains forment une histoire intérieure à l’histoire nationale : les prendre comme objet d’analyse était pour nous une manière de sortir du cadre imposé en le creusant au lieu de l’envisager de l’extérieur, autrement dit une autre manière de reverser l’histoire littéraire, mais de l’intérieur.