Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Juillet-Août 2012 (volume 13, numéro 6)
Julien Longhi

Le langage dialogique : analyse de textes & formalisation de l’énonciation

Jean-Pierre Desclés et Gaëll Guibert, Le Dialogue, fonction première du langage. Analyse énonciative de textes, Paris : Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de Grammaire et de Linguistique », 2011, 352 p., EAN 9782745322463.

1Le propos de cet ouvrage est d’expliciter, tant sur le plan théorique qu’applicatif, que le dialogue est la fonction première du langage. De par sa composition, le projet présente dans un premier temps « Le dialogue dans la théorie de l’énonciation » (partie 1), puis étaye ces considérations avec des « Analyses énonciatives de textes » (partie 2), dont le corpus diversifié (texte biblique, philosophique, voire psychanalytique avec le dialogue patient‑thérapeute) permet de faire émerger la fonction dialogique défendue par les auteurs.

2En introduction, les auteurs problématisent la question d’une théorie de l’énonciation compatible avec une théorie du signe et de la référence, qui sera l’objet du premier chapitre. Ils montrent en effet à raison que dans le dialogue, l’analyse de la transmission des signes ne peut être simple, et il convient d’interroger ce que Peirce nomme representamen, à la fois du côté de l’énonciateur car son point de vue et sa perception de l’objet conditionnent cette représentation, et du côté du co‑énonciateur qui ne perçoit que le representamen qu’il va percevoir selon son propre interprétant. Les auteurs annoncent la discussion des théories de la pensée, de la communication, dont ils souhaitent se démarquer en proposant une linguistique du dialogue qui tienne compte des façons de dire (modus). Ainsi, en participant au renouvellement de la conception traditionnelle de la communication, ils offrent à voir une linguistique de l’énonciation qui tient compte de la complexité des phénomènes, et s’intègrent dans un mouvement d’analyse qui questionne les notions de sujet ou de point de vue, rejoignant d’une certaine manière les préoccupations évoquées par Bakhtine, mais avec le souci de caractériser formellement la dimension dialogique du langage.

Dialogue et compréhension : renouvellement de la conception de la communication

3Reprenant sur formule célèbre d’A. Culioli, « La bonne compréhension est un cas particulier du malentendu », les auteurs argumentent pour la nécessité d’une analyse du signe et de la référence. Ce cadre théorique renouvelle les conceptions traditionnelles de la communication (telles que celle schématisée par le modèle de Jakobson), et nous soulignons ici l’originalité du cadre théorique dans lequel les auteurs s’inscrivent. Pour A. Culioli (1990, p. 129, cité par Ducard, à paraître) :  

 […] l’observation directe des phénomènes linguistiques nous contraint à prendre en compte la complexité des faits, leur diversité, leur foisonnement et leur hétérogénéité. Ce constat nous interdit de nous satisfaire d’une conception simplifiée de la communication où cette dernière porterait uniquement sur la transmission linéaire d’une information calibrée dans un milieu neutre et homogène. Il nous faut poser au cœur de l’activité de langage (qu’il s’agisse de représentation ou régulation) l’ajustement, ce qui implique à la fois la stabilité et la déformabilité d’objets pris dans des relations dynamiques, la construction de domaines, d’espaces et de champs où les sujets auront le jeu nécessaire à leur activité d’énonciateurs-locuteurs.

4Plus concrètement encore, selon les auteurs, il convient de situer l’analyse des données textuelles dans la problématique des systèmes de représentations symboliques. Ils adressent dans le chapitre 1 de nombreuses critiques à la linguistique actuelle (relevons par exemple « Peut-on expliquer l’extrême faiblesse de la linguistique actuelle (structurale ou générative » devant des données ayant une dimension supérieure à la phrase ? » (p.18)). Du point de vue épistémologique, les auteurs s’intéressent à la linguistique comme science empirique, basée sur la variété des langues. Ils proposent d’introduire le sujet énonciateur dans la représentation métalinguistique. L’analyse se déroule alors ainsi :

 Si S désigne un sujet énonciateur quelconque, T un index spatio-temporel quelconque, le (S, T) désigne un « point de référence » qui servira à décrire les conditions sous forme de coordonnées énonciatives. (p. 38)

5Les paramètres énonciatifs et les fonctions de repérage sont les constituants de base du référentiel énonciatif. Cette recherche s’effectue à partir des relations énonciatives et des relations prédicatives, jugées comme fondamentales. Ce faisant, les aspects pragmatiques du langage sont intégrés au système de représentation, dès sa formation, et la distinction syntaxe/sémantique/pragmatique ne tient plus. Une autre distinction épistémologique est revendiquée : les auteurs indiquent qu’il ne faut pas confondre valeur référentielle et référence, le système des valeurs référentielles constituant « un modèle du système des représentations métalinguistiques » (p. 45), alors que le problème de la référence « consiste à établir une relation entre, d’un côté, les systèmes des représentations et des valeurs référentielles et, de l’autre, un système de référence et distinct des deux premiers » (p. 45‑56).

Une linguistique énonciative : opérations et complexité

6Cet ouvrage, qui s’inscrit donc dans le cadre d’une linguistique énonciative, s’appuie sur le langage appréhendé à travers la diversité des langues, et formule l’hypothèse de l’invariance des opérations en se basant sur des conditions d’observation, en envisageant le problème de l’expérimentation. Cette approche énonciative, autour du je et du tu, se distingue de la linguistique de la pensée centrée sur le je, et celle de la communication, certes centrée sur je et tu, mais selon laquelle le langage est seulement un « instrument » dans un « schéma de communication ». Desclés et Guibert distinguent ainsi l’énonciateur JE0 ; le signe je sujet de l’énoncé ; ce à quoi renvoie l’occurrence de « je » dans un discours. JE0 et TU1 sont de la catégorie « sujet énonciateur », et s’articulent à la catégorie « situations d’énonciation » dont les objets servent de repère pour les « événements » auxquels réfèrent les énoncés. La linguistique énonciative développée comporte 6 catégories énonciatives, qui sont sous-jacentes à l’acte d’énonciation : la catégorie des « actes d’énonciation », celle des « sujets » énonciateurs, celle des « repères temporels », celle de la « situation énonciative », celle des « termes nominaux » et celle des « énoncés ». Une formalisation des énoncés peut alors être développée par la mise en rapport de ces composants. Les quatre premières sont des catégories de base, suffisantes selon les auteurs pour décrire l’ensemble des phénomènes énonciatifs. Aussi, « à partir d’un nombre réduit de concepts assez “pauvres” on peut, en les combinant et en les agençant, décrire des phénomènes assez complexe. Combiner le simple est encore la meilleurs façon de fabriquer du complexe » (p. 69).

Savoir « qui » parle : énonciateur, locuteur, médiateur

7Les auteurs s’inscrivent dans la tradition énonciative en cherchant à discerner les phénomènes de prise en charge énonciative. Un intérêt particulier de ce travail est la recherche de formalisation d’un phénomène pragmatique et énonciatif, à partir d’une diversité de situations. Ainsi, les distinctions issues des travaux de Benveniste (notion de sujet énonciateur par exemple, qu’ils utilisent pour appeler le sujet modal) sont intégrées selon une visée de formalisation des opérations énonciatives. À partir d’exemple de discours rapporté directement, indirectement, des cas d’assertion ou de médiation, ils proposent une « carte sémantique » (p. 91) qui situe les différentes catégories, et qui permet de penser une variété de situations (surprise, faits rapportés à partir d’indices, faits rapportés à partir du discours d’un tiers, etc.) repérables dans des énoncés.

8Les auteurs discutent ensuite les thèses des théories qui prennent en considération l’énonciation, en France, en particulier autour des travaux de Benveniste et de Ducrot. Alors que dans les travaux issus de Ducrot par exemple la notion de locuteur est liée à celle du point de vue et d’attitude du locuteur, dans l’approche de J.‑P. Desclés l’énonciateur est un être abstrait qui doit « prendre un charge » un contenu propositionnel : les auteurs se situent dans un courant plus formel « qui exige des représentations formelles et métalinguistiques précises, et qui conceptualise l’énonciation comme étant décrite par un ensemble d’opérations : un énoncé est le résultat matériel d’opérations qui lui sont constitutives, ce résultat linguistique étant, en retour, à la source d’opérations interprétatives qui aboutissent à la (re)‑construction d’une (ou plusieurs) signification(s) ; un énoncé est ainsi une trace observable d’une représentation abstraite, où l’énonciateur se représente lui-même et représente, par le biais de relations dialogiques et de diverses opérations de « prise en charge », un contenu propositionnel pensable et énonçable, mais non encore énoncé » (p. 108).

Dialogisme de l’ouvrage : l’interlocution chez Jacques, le point de vue chez Rabatel

9Les propos des auteurs rejoignent en partie des travaux qui problématisent les questions d’altérité, de point de vue, de posture, etc. Par exemple, en décrivant des « notions de positions, positionnements et postures de l’énonciateur, qui structurent la co‑production dialogique, cognitive et interactionnelle des énoncés », Rabatel (à paraître) développe une notion de point de vue corrélée  au dialogisme des discours :

 On distingue deux sujets modaux et niveaux de prise en charge: l’énonciateur premier joue le rôle d’instance de prise en charge du discours et les énonciateurs seconds jouent des fonctions internes d’instance de validation, dans une sorte de quasi prise en charge qui n’engage pas forcément l’énonciateur premier.

10Ceci permet aussi d’aborder, comme le font Desclés et Guibert dans une autre terminologie, les postures énonciatives de co-, sur- et sous-énonciation. Cette dimension fait aussi plus généralement écho aux thèses de F. Jacques. Selon lui « tout se passe comme si dans chaque énonciation on entendait deux voix. Dans toute phrase réellement échangée, l'énoncé prend valeur interlocutive, valeur d'usage, en acquérant un caractère bi-vocal, au vrai bi-focal. » (Jacques, 2000, p. 69) : la parole exprime directement le rapport qui implante les individus en qualité de co‑énonciateurs. Elle est aussi le produit de la relation qui effectue le sens, et qui crée la réalité des énonciateurs. Pour Jacques, il est nécessaire de passer de l’intersubjectivité, qu’il décrit comme un concept non opératoire, à l’interlocution, concept fondamental dans une version pragmatique de la signifiance.

11Avec l’introduction du concept de voix (voir Longhi et Sarfati, à paraître), l’ouvrage de Desclés et Guibert entre donc d’une certaine manière en résonnance avec les écrits fondateurs de Bakhtine, en proposant un cadre rigoureux à la fonction dialogique du langage.

L’analyse énonciative de textes : un dialogue avec Bakhtine ?

12La seconde grande partie de l’ouvrage s’applique à mettre en pratique ce cadre d’analyse à des textes variés, anciens comme contemporains : le texte de Jonas et celui de l’Exode 3, et un dialogue entre un thérapeute et son patient. Ces analyses sont particulièrement riches et détaillées, aussi nous ne pourrons en rendre compte dans le cadre de cette recension sans perdre le fil des analyses. Nous pouvons néanmoins souligner l’intérêt d’une telle démarche dans le cadre d’analyse de textes, tel que cela avait été amorcé par Bakhtine. Pour le texte littéraire par exemple, rappelons selon pour Bakhtine le roman est un phénomène pluristylistique, plurilingual, plurivocal :

La plurivocalité et le plurilinguisme entrent dans le roman et s’y organisent en un système littéraire harmonieux. Là réside la singularité particulière du genre romanesque. Cette singularité commande une stylistique adéquate, qui ne peut être qu’une stylistique sociologique. (Bakhtine, 1987, p. 120)

13Cette contribution de Desclés et Guibert vise donc également la saisie de la plurivocalité des textes : mais les auteurs, dans la perspective contemporaine, et selon l’approche culiolienne, étendent les perspectives en liant langage, langues et sémiosis. En effet, les analyses de textes étayent la thèse du caractère dia-logique du langage, et mettent les résultats en perspective au regard de la théorie. A l’issu de ce parcours, les auteurs rappellent que la communication n’est pas nécessairement dia-logale, et parler c’est accepter de créer son propre référentiel (référentiel énonciatif de JE). En créant son référentiel, JE sort du monde externe. La mise en rupture est « constitutive de l’activité langagière que les langues sémiotisent par des signes » (p.321). C’est donc par l’organisation énonciative des textes que les auteurs étayent la thèse de la fonction dialogique du langage. Cette démonstration est faite avec beaucoup de clarté et de rigueur, puisque les propositions méthodologiques sont exposées et discutées dans un premier temps, puis sont mises en application avec des analyses de textes complexes. Surtout, plus généralement, ces propositions contribuent à asseoir le caractère sémiotique des langues, s’intégrant dans un vaste champ de recherche (sémiotique, symbolique, pragmatique, etc.) et développent une thèse novatrice dans ce paradigme, à savoir le caractère dialogique du langage. C’est en procédant avec méthode, en travaillant l’énonciation des textes, et la sémiois de la langue, que le langage peut être saisi comme objet scientifique ; cette rigueur épistémologique permet en retour un traitement original de textes, qui leur donne un éclairage nouveau et renouvelle l’appareillage conceptuel des études textuelles.

Conclusions : dialogue, dialogisme, les opérations en plus

14Cet ouvrage s’inscrit en outre dans un mouvement général qui manifeste un regain d’intérêt pour les études énonciatives, qu’elles concernent comme c’est le cas ici le cadre développé par A. Culioli, ou d’autres approches issues des écrits de Benveniste, ou encore de Ducrot (ces courants dialoguant également, comme cela s’est vu par exemple au récent colloque « Les théories énonciatives aujourd’hui. Benveniste après un demi‑siècle », 24‑25 novembre 2011, Université Paris‑Est Marne‑la‑Vallée). Il permet de renouveler les théories linguistiques et les méthodes d’analyses de textes, littéraires ou non, en fournissant un formalisme éclairant. La spécificité de la théorisation est bien de proposer une formalisation, qui dépasse le cadre lexical ou phrastique (généralement privilégié par les analyses qui mettent à contribution les opérations énonciatives) pour passer au palier du texte, et proposer un regard sur le dialogisme fondé sur le texte ancré dans des opérations motivées par des catégories décrites comme sous-jacentes à l’acte d’énonciation. Si la méthodologie de formalisation du langage pourrait être discutée (ainsi que l’appareillage conceptuel qui conditionne l’analyse), la minutie des analyses rendues possibles permet un éclairage tout particulier de tous types de textes.

Références bibliographiques :

15Bakhtine, M. (1987), Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « tel ».

16Culioli, A. (1990), Pour une linguistique de l’énonciation. Opérations et représentations, T. 1, Paris, Ophrys.

17Ducard, D. (à paraître), « Comment le dire. À propos d’ajustement, en quelque sorte », L’énonciation et les voix du discours, J. Longhi (éd.), Tranel, n°56.

18Jacques, F. (2000), Écrits anthropologiques. Philosophie de l’esprit et cognition, Paris, L’Harmattan.

19Longhi, J. & Sarfati, G.-E. (à paraître en 2012), Dictionnaire de pragmatique, Paris, Armand Colin.

20Rabatel, A., (à paraître), « Positions, positionnements et postures de l’énonciateur », L’énonciation et les voix du discours, J. Longhi (éd.), Tranel, n°56.