Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
Marta Kawano

Quand Nerval devient un poète du xvie, et inversement

Œuvres complètes de Gérard de Nerval, tome I : Choix de poésies de Ronsard, Du Bellay, Baïf, Belleau, Du Bartas, Chassignet, Desportes, Régnier, édition préfacée, établie et annotée par Emmanuel Buron et Jean-Nicolas Illouz, Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque du xixe siècle », 2011, 450 p. , EAN 9782812403323.

1C’est par un geste apparemment paradoxal que s’ouvre l’édition des Œuvres complètes de Gérard de Nerval chez Classiques Garnier : le premier tome (d’un ensemble de treize qui seront publiés sous la direction de Jean-Nicolas Illouz), celui que le lecteur aura entre les mains, n’est pas consacré à la production du poète qui nous l’a fait connaître. Pour ce premier volume, en effet, les éditeurs ont fait un choix : rééditer une édition réalisée par Nerval lui‑même au moment où, en 1830, il redécouvre la poésie du xvie siècle. Notre propos est de mettre en lumière l’acuité du regard critique qui fonde ce choix, ainsi que les perspectives de lecture que cette édition ouvre sur l’œuvre de Nerval, sur le contexte de 1830 et sur le Romantisme français.

2L’édition, qui est le fruit d’une double compétence, sur le xvie et sur le xixe siècles, comporte deux « Introductions », une présentation éclairante des « Principes de la présente édition », des textes introduisant les parties consacrées à chaque poète et des notes de bas de page dans lesquelles ce double regard est toujours présent dans une dynamique qui se propose de témoigner « de la vie des œuvres dans le temps : de la renaissance dans le romantisme ; des poètes du xvie siècle à Nerval ; et de Nerval, aujourd’hui, pour l’avenir » (p. 66). Lorsque, dans La Bohème galante (1852), Nerval reprend une partie de son « Introduction » au Choix de 1830, il la présente humoristiquement en la comparant au « sermon que le bon Sterne mêla aux aventures macaroniques de Tristram Shandy »1 et dans l’espoir que les « fragments » de ce texte, et leur « air académique », intéressent le lecteur de l’époque... L’édition du Choix des poésies de Ronsard [...] de Nerval par Jean-Nicolas Illouz et Emmanuel Buron est un travail académique rigoureux, mais derrière son « air académique », le lecteur trouvera encore une forte interprétation de l’œuvre de Nerval. Dans ce livre, la lecture attentive de la lettre vise à la compréhension de l’esprit, la prise en compte de chaque détail ne perd jamais de vue le regard sur le tout. Et c’est ici que se manifeste le travail en commun de deux herméneutes.

3Ce retour à la lettre, un retour orienté par l’esprit, à la fin de la lecture nous fait poser des questions sur le sens du mot « tout » au regard de l’œuvre de Nerval, et nous fait comprendre que peut (et doit) faire partie d’une œuvre complète de cet écrivain son travail de compilateur, ainsi que les fruits de son travail de traducteur. C’est ce que montre cette réédition, qui porte son regard sur la production nervalienne de 1830 (antérieure à l’écriture des œuvres qui allaient faire connaître Nerval). Or, en 1830, après avoir publié dans « La Bibliothèque choisie » un Choix de poésies allemandes, Nerval publie, dans la même collection, le Choix des poésies de Ronsard [...]. Dans les deux cas nous pouvons penser que Nerval a effectivement choisi de publier ces recueils et que les marques de son choix sont inscrites dans le travail d’édition qu’il a réalisé. En ce qui concerne le Choix des poésies de Ronsard [...], ce que nous montre l’édition d’E. Buron et J.‑N. Illouz — dans les notes d’édition pour chacun des poètes et chacun des poèmes choisis par Nerval — c’est l’intime relation qu’ils établissent avec sa création ultérieure. Elle nous montre également combien ce Choix est un choix stratégique par lequel Gérard s’engage dans la bataille pour la rénovation de la littérature française.

4Le travail réalisé par les éditeurs tient compte du tout dans lequel s’inscrivent les textes. Le Choix de Nerval est constamment mis en dialogue avec les efforts de ses contemporains (et de ses prédécesseurs) dans la défense du Romantisme — comme Sainte‑Beuve et Hugo — et dans l’attaque au Classicisme du xviie siècle, lequel aurait oblitéré toute une veine nationale et populaire de la littérature française, une veine dont le retour, considéré comme crucial pour la rénovation de cette littérature, exigeait une remise en question de l’Histoire. Cette remise en question concerne l’École de Ronsard elle‑même. En effet, la place de celle‑ci dans la littérature française a été vue sous des angles assez différents tout au long de l’histoire. Éclipsée par l’avènement du Classicisme, puis revalorisé par celui‑ci dans les années 1820, elle fut accusée par les romantiques d’avoir soumis la littérature française à l’imitation de l’Antiquité, et puis réhabilitée par eux, regardée comme stratégique et capable de donner un nouvel élan à une littérature nationale. Dans cette édition, d’une grande valeur comme ouvrage d’histoire de la littérature, les différents horizons historiques — celui de la poésie du xvie siècle, et celui de sa réception en 1830 (ainsi que celui du Classicisme) — dans lesquels s’inscrivent les textes, acquièrent une grande visibilité et éclairent le lecteur.

5Mais « saisir l’historicité plus profonde des œuvres » (p. 66) est aussi témoigner du passage du temps dans l’œuvre même de Nerval et comprendre après coup comment elle a été fécondée par la lecture des poètes du xvie siècle, à la renaissance desquels Nerval a contribué.

Quand Nerval crée sa propre Renaissance

6L’édition de cette œuvre de lecture de Nerval a comme point de départ la compréhension de cette renaissance : comprendre que, dans le cas de Nerval, et dès 1830, il en a été l’artisan, qu’elle est son œuvre, une œuvre de sa propre main de poète, et en tant que poète. Et pour cela même son Choix devait avoir une nature nettement différente du Tableau historique et critique de la poésie et du théâtre au xvie siècle et des Œuvres choisis de Ronsard publiés, en 1828, par Sainte‑Beuve.

7Le va‑et‑vient constant entre deux temps de l’œuvre de Nerval — celui de son insertion en 1830, dans la bataille pour le Romantisme en France et celui de sa création ultérieure — ainsi que le jeu entre les deux « modes » de création nervaliens : la lecture et l’écriture — sont toujours pris en considération. Nous comprenons alors ici combien dans cette réédition du Choix de Nerval, la lecture minutieuse de la lettre se lie à l’esprit, au mode d’être singulier de l’œuvre nervalienne. L’une des caractéristiques les plus singulières de cette œuvre est précisément cette alliance de liberté et de naturel qui fait que le poète s’approprie sans plus la création d’autrui : « Je suis l’autre » n’est pas seulement la devise pathétique de la folie de Nerval : bien avant cela, ce peut être la devise d’une écriture largement fondée sur l’emprunt et l’appropriation (p. 28). Chez Nerval, la lecture engendre la création, et les éditeurs ont été sensibles, dans toutes leurs singularités, aux ressouvenirs des lectures des poètes du xvie siècle que l’on peut entendre dans l’invention nervalienne. De cette manière, « la philologie la plus scrupuleuse invente une œuvre de Nerval, c’est‑à‑dire, au sens étymologique, la découvre » (p. 66) : elle l’invente parce qu’elle est capable de se souvenir de l’œuvre postérieure de Nerval et prend en compte l’appropriation organique des œuvres d’autrui qui la caractérise. Et elle la découvre rétrospectivement, anachroniquement. Mais sur ce point également elle constitue une lecture fidèle à l’œuvre de Nerval, ou à l’un des « nœuds névralgiques de l’imaginaire nervalien » (p. 13) : une temporalité toute faite de retours, d’échos et de réminiscences, rythmée pour un « ballet des heures » qui lie heures et âges dans un « seul moment ». Cette vision du temps (et de l’Histoire) peut être en consonance avec la thèse formulée par Nerval dans son « Introduction », dans laquelle (en suivant Friedrich Schlegel, qu’il cite) il montre le nécessité de revenir « à la littérature française des anciens temps » comme manière de garantir le mouvement progressif de la poésie française. Mais l’idée même de renaissance serait liée chez Nerval « à un désir de renaissance qui réassurerait la continuité rompue des âges » (p. 13). Or, cette configuration du temps dans l’imaginaire nervalien permet de penser qu’il n’y a pas de solution de continuité entre l’anthologiste de 1830 et l’auteur Gérard de Nerval des décennies suivantes, de même qu’il n’y en aurait pas non plus entre le Nerval lecteur et le Nerval écrivain.

8En ce qui concerne le Nerval compilateur, nous savons combien son œuvre de création est le fruit d’un travail d’anthologiste de soi‑même, car une bonne partie de celle‑ci résulte d’un travail de déplacement, de sorte que les mêmes textes, insérés dans d’autres contextes et publiés à d’autres moments, peuvent acquérir de nouvelles significations. Nerval allait ainsi élever la « pratique de la compilation au niveau d’une poétique » (p. 27). En outre, inscrire en 1830 dans une anthologie les poètes français du xvie siècle et, par ailleurs, constituer la même année une anthologie des poètes allemands, c’est opérer un déplacement dans un espace d’une autre ampleur, car il vise à faire bouger quelques lignes de force de la littérature française de cette période.

9Faire en sorte que les mêmes textes disent quelque chose de différent par le simple geste de les avoir inséré en d’autres contextes n’en en pas moins un art, ou si l’on préfère une technique de « l’art attentif et rudimentaire de la lecture : la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées », technique pratiquée par « Pierre Menard, auteur du Quichotte » du célèbre conte de Jorge Luis Borges2 :

Cette technique infinie nous invite à parcourir l’Odyssée comme si elle était postérieure à l’Énéide [...]3.

10Les paroles de Borges servent peut‑être à décrire « l’art de la lecture », un art tout particulièrement nervalien (et ce n’est pas le lieu ici de le discuter dans toute sa complexité), mais elles servent aussi à mieux comprendre les principes directeurs de l’édition d’E. Buron et J.‑N ; Illouz, laquelle, optant pour un regard anachronique (mais pour cela même révélateur) et réalisant une attribution apparemment erronée, nous permet d’entrer plus profondément dans le processus de la création nervalienne.

11Mais c’est le Borges de l’essai intitulé « Kafka et ses précurseurs4 » qui peut nous aider à comprendre d’une manière plus détaillée « l’art attentif » de la lecture des éditeurs de ce Choix des poésies de Ronsard [...] de Nerval.

12L’essai de Borges est très connu du fait du paradoxe sur lequel il se fonde (et qui n’est rien d’autre qu’une nouvelle formulation de l’anachronisme indiqué plus haut) : l’idée que « chaque écrivain crée ses précurseurs : son travail modifie la conception du passé comme il modifiera le futur ». Évidemment, tous les échos indiqués rétrospectivement par les éditeurs entre les poètes du xvie et l’œuvre postérieure de Nerval nous permettent de comprendre combien ces poètes‑précurseurs sont créés par Nerval (par un geste délibéré, et en cela différant de Kafka, dont les précurseurs sont trouvés par Borges dans sa Bibliothèque). Quant à la thèse paradoxale de Borges, aussi importante soit‑elle, on tient à sa formulation :

Si je ne me trompe, les pièces hétérogènes que j’ai énumérées ressemblent à celles de Kafka. Si je ne me trompe pas, elles ne se ressemblent pas entre elles. Ce dernier fait est le plus significatif: dans en chacun de ces écrivains réside l’idiosyncrasie de Kafka, à un degré moindre ou majeur, mais si Kafka n’avait pas écrit on ne l’aurait pas perçu [12]5.

13Au début de cet essai, Borges croit avoir reconnu la voix ou les habitudes de Kafka chez les écrivains qu’il énumère et dont les œuvres seraient alors vues comme autant de préfigurations de l’œuvre kafkaïen.

14Si nous prenons tant d’espace dans ce compte‑rendu pour parler de Borges c’est parce que l’argutie bien connue de cet écrivain pour capter (en rapprochant très concrètement les textes les uns des autres) les idiosyncrasies ou les gestes et habitudes des écrivains nous aide à mettre en relief l’aspect à notre avis le plus remarquable du travail de E. Buron et J.‑N. Illouz : s’il est possible de lire avec une lentille nervalienne les poètes choisis par Nerval, s’ils nous paraissent rétrospectivement nervaliens (et chacun à sa manière), c’est parce que les éditeurs nous montrent, par une lecture pratique, très concrète et minutieuse, la consonance entre les poèmes. Voyons.

Une poésie à la lumière du xvie siècle

15L’« Introduction » de Nerval au Choix, texte argumentatif, est marquée par une double position. Premièrement une accusation dans laquelle Gérard (suivant sur ce point Sainte‑Beuve) reproche à Ronsard d’avoir soumis la littérature française à l’imitation de l’Antiquité. Cette accusation est suivie d’une défense de Ronsard, dans laquelle Gérard « change subrepticement d’objet, pour s’intéresser moins à la doctrine affichée de la Pléiade (qu’il condamne), qu’aux œuvres elles‑mêmes, qu’il admire » (p. 10 et p. 12). Il y a alors une première démarche, marquée par un « retour d’étude et d’investigation » (p. 73) de la part de l’historien qui s’engage dans la bataille romantique ; et une autre, qui suit : celle d’« une lecture plus particulière » qui peut nous « réconcilier » avec l’œuvre de ces poètes (p. 99), une lecture qui nous dévoile dans les poèmes

une pratique de la langue française qui excède le parti‑pris de l’imitation de l’Antiquité [...]. On ajoutera que cette pensée de la langue, parce qu’elle se découvre au contact des poèmes (et non pas seulement dans un geste de l’historien) est inséparable d’une attention aux modes de son énonciation, qui la singularisent en l’incarnant dans une voix parlante à travers les siècles. Cette attention à la voix conduira Nerval, on l’a dit, à retrouver, au-delà d’un certain phrasé chantant du vers renaissant, les vieilles ballades françaises et les chansons populaires. (p. 10‑12)

16C’est par ce contact direct avec les poèmes (« une lecture particulière ») que Nerval cherchera à faire renaître, en 1830, les poètes de l’École de Ronsard. Et ce sera certainement par ce contact direct avec les poèmes du passé que ces derniers laisseront leurs marques dans la production nervalienne des décennies suivantes. Nous pouvons dire, en paraphrasant Borges, que Nerval créait alors quelques‑uns de ses précurseurs, car il pouvait reconnaître dans ces poètes sa propre « voix » (ou ses différentes « voix »), ses idiosyncrasies et ses propres habitudes (encore en germe).

17Le travail d’édition capte les actions qui font de la lecture une véritable création. Nerval lui‑même nomme ces actions : lui qui avait l’intention de « “retirer quelque fruit” de l’étude de ces écrivains français antérieurs au dix‑septième siècle » (p. 73), qui aurait été « impressionné par la forme et par le style » des poètes, lesquels lui auraient servi de « modèle » (Ronsard). Nerval en arrive à conférer un nouveau sens (positif) au néologisme de Malherbe quand, dans La Bohème galante (1852), il décrit de la manière suivante sa propre création antérieure : « en ce temps, je ronsardisais »6.

18Le caractère actif et créatif de la lecture apparaît de manière patente dans les vers de « Tarascon », sonnet que Nerval reproduit dans une lettre à Victor Loubens en 1841 (durant une de ses crises):

Ô seigneur Dubartas! Je suis de ton lignage

Moi qui soude mon vers à ton vers d’autrefois.

19L’écriture est ici marquée par une adhésion (souder) au vers de Du Bartas, et par une filiation (lignage), en 1841, au vers d’autrefois. Or, ce que l’édition montre en détail c’est que ce processus de « soudure » aurait commencé une dizaine d’années avant, quand Nerval, élaborant son Choix écrit sur l’exemplaire de Du Bartas (de la Bibliothèque Royale) : « Ce livre a été lu tout entier par Gérard en mil huit cent trente ».

20Le livre a été lu, et Nerval aurait choisi Du Bartas. La signification profonde de ce choix nous est révélée par le travail de réédition qui met en lumière un aspect de la lecture nervalienne des poètes du xvie siècle qui ne serait par marqué par la « grâce chantante d’une poésie valorisée pour ses qualités de simplicité et transparence7 », mais par la langue « moins polie » et par la poésie « plus hermétique » de Du Bartas. Gérard aurait ainsi trouvé chez Du Bartas un syncrétisme entre christianisme et paganisme mythologique (que l’on trouvera à différents moments de sa production ultérieure). La façon même dont le poète réordonne les textes est significative : par exemple quand il crée une séquence narrative entre trois poèmes « qui fait passer d’un monde en harmonie avec Dieu à une rupture de cette harmonie, puis à une reprise de contact ambiguë » (p. 302), et semble obéir sur ce point à une thématique et à une logique tout particulièrement nervalienne.

21L’indice fournit par la lettre de 1841 qui, outre « Tarascon », contenait une version du sonnet « Antéros » et une première ébauche du futur « Christ aux Oliviers » est un point de départ permettant aux éditeurs de rapprocher de façon plus étroite ce dernier poème de celui de Du Bartas, « Le Sacrifice d’Abraham ». Et c’est un des hauts moments du livre, où l’on accompagne de près les pas de la lecture nervalienne et de la facture de son vers qui, « comme versus, comme retour, comme schème rythmique mémoriel » (p. 18) suit les traces du vers de Du Bartas, guidé tout d’abord par le retour de la rime « abîme/victime », insistante dans le poème originel, et qui sera présente dans « Le Christ aux Oliviers » — « Frères, je vous trompais : Abîme ! Abîme ! Abîme ! / Le dieu manque à l’autel, où je suis la victime… » — sonnet de Nerval qui serait « tout entier motivé par cet écho sonore » (p. 309). Le poème de Nerval se soude également au poème de Du Bartas en ce qui concerne les modes d’énonciation : les deux présentent (avec quelques différences) un cadre épique dans lequel il y a l’insertion de développements dramatiques et lyriques (p. 310). Du point de vue thématique, les éditeurs font observer le rapport de préfiguration que l’on établit, dans la théologie chrétienne, entre le sacrifice d’Isaac et celui du Christ, (thèmes respectivement des poèmes de Du Bartas et de Nerval), ce qui nous permet d’envisager le rapport thématique et formel entre les deux poèmes (dont les nœuds intertextuels sont clairement indiqués par les éditeurs) comme un rapport de préfiguration. Sous un autre angle,

c’est Du Bartas qui « renaît » en Nerval, hante sa voix, — comme si le vers pouvait suspendre « l’ordre du temps », en faisant résonner dans la langue une immense mémoire intertextuelle, tout entière « concentrée » dans le moment, hors du temps, de sa profération. (p. 18‑19)

22La langue et la voix de Du Bartas, reprises par Gérard, diffèrent du « style primitif et verdissant » que Nerval, comme poète‑archéologue, peut déceler en auscultant des poèmes de Ronsard (ainsi qu’« Avril » de Belleau) (p. 10). C’est cette « lecture plus particulière » qui lui permet d’entendre dans les vers de Ronsard « un certain phrasé de la langue française, beaucoup plus ancien... ». Et l’on voit ici clairement l’esprit progressif de ce retour au passé, dans la mesure où récupérer la « naïveté et la fraîcheur » de la poésie de Ronsard, c’est y entendre les échos du style « primitif et verdissant », d’un « air plus ancien » qui doit apporter à la poésie française de 1830 un renouveau de fraîcheur. Nerval essaiera de retrouver ce phrasé dans sa création postérieure.

23La manière dont Nerval regroupe les poèmes de Ronsard dans son Choix porte également les marques du travail réalisé, en 1830, par un compilateur‑poète. La répartition des poèmes entre « Odes », « Discours », « Sonnets » (et « Poésies diverses ») obéirait ainsi à une vision des genres caractéristique de 1830 et serait en ce sens une espèce de « “Préface à Cromwell” en acte » (p. 107), car la division entre « Odes » et « Discours » correspondrait à la distinction hugolienne entre « poésie lyrique » et « poésie épique ». En outre, quelques montages et découpages réalisés par Gérard semblent mettre en valeur certains thèmes chers à notre poète — soit par une réorganisation des poèmes, comme dans la création d’un cycle sur la fleur (Ronsard), soit en donnant la priorité à certains thèmes: les poèmes de Ronsard sur le Vendômois (qui seraient liés à la place occupée par le Valois dans l’imaginaire nervalien) (p. 108), d’autres qui focalisent la misère de la condition humaine, la maladie, la mort, liés aux thèmes de la Chute et de la perte de l’Âge d’or ; ou encore, de manière plus générale, le thème du temps qui s’écoule, « topos lyrique que Nerval fera jouer très consciemment, sur tous les tons (y compris sur le mode de la distanciation ironique) dans les œuvres de maturité » (p. 113). Finalement, dans un unique poème de Ronsard (« À La Haye », poème qui n’est cité ni dans Annales poétiques ni par Sainte‑Beuve) on peut percevoir une « rapsodie de thèmes que Nerval développera ultérieurement » : les limites de la raison (« Vers dorés »), la métempsychose, une vision cyclique du temps (celle‑ci encore présente chez Du Bellay et Baïf). Le Choix se termine sur les satires de Mathurin Régnier, mettant en lumière une langue « élastique et souple », « forte et savoureuse, tout à la fois claire et colorée8 » que Nerval valorisera dans sa production postérieure par l’attention qu’il porte à la « vieille langue française », aux « parler et parlures populaires [...] aux vieilles chansons », au patois9... Cette attention aux niveaux de langue est en consonance avec la réflexion nervalienne sur le réalisme telle qu’on la trouve, par exemple, dans Les Nuits d’octobre. La reprise de Régnier est liée, d’une manière plus générale, à l’un des avatars que nous connaissons de Nerval, celui de l’écrivain « fantaisiste, essayiste et réaliste ». Une « certaine allure (que l’on pourrait dire all’improviso) », caractéristique du Mathurin Régnier choisi par Nerval, se retrouve dans des textes comme Angélique (1854) et Les Faux Saulniers (1850). Ainsi, de même que chez Régnier on peut reconnaître une liberté formelle et le mélange de genres (si caractéristiquement romantique) recherché par Nerval dans sa propre production et qui est en consonance, par exemple, avec les théories hugoliennes du drame romantique (p. 361).

24Mathurin Régnier serait donc un miroir dans lequel on peut voir l’une des figures postérieures de Nerval, celle d’« un frivole écrivain, mais non pas un écrivain facile » (p. 361), différant du poète qui ronsardisait, ou de celui qui s’inscrit dans le lignage rêvé de Du Bartas.

25Nerval termine son Choix sur la poésie de Mathurin Régnier, et sur le mélange des genres et la variété de registres qui la caractérise. Le mot « variété » s’applique au livre comme un tout. Le travail de réédition aide à percevoir la proximité existant entre Nerval et des poètes du xvie assez différents les uns des autres. On perçoit par ailleurs la variété des chemins qui rapprochent Nerval de chacun d’eux (soit par le thème, soit par le genre, soit par la forme, soit par les modes d’énonciation, soit par la langue...). Le vocabulaire mobilisé pour décrire ces ressemblances est un indice de la richesse des mises en rapport exploités dans cette réédition, car il est lui‑même varié : les ressemblances entres les poèmes peuvent être vues à travers le prisme de l’imitation10 ; on peut d’ailleurs les désigner par le vocabulaire lié à la mémoire : « mémoire de la forme » (p. 17), ressouvenirs, réminiscences, échos, résonances ; par l’image nervalienne du palimpseste ; elles peuvent encore être décrites comme préfigurations, ou en recourant à des métaphores organiques telles que féconder, « se greffer », ou simplement renaître.

26Or, ces métaphores organiques d’une certaine manière organisent l’« Introduction » de Nerval au Choix, et sont présentes dans plusieurs des poèmes qu’il a choisis. Elles constituent l’un des fils rouges du Choix de Nerval, au moyen desquels les éditeurs « faufilent » la discrète unité présente dans le travail réalisé par le poète : « la métaphore végétale [...] est probablement le fil conducteur le plus significatif du Choix... » (p. 330) ; mais il y en a d’autres : comme le thème du temps qui s’écoule, la perte de l’Âge d’or (Ronsard), ou encore celui de la figure du poète (dans les parties consacrées aux « Discours » de Ronsard, à Du Bellay et à Mathurin Régnier), qui serait « un thème essentiel de l’anthologie, où Nerval, conscient de sa vocation interroge cependant, à la lumière de la poésie du xvie siècle, la place et la fonction du poète à l`époque de la bourgeoisie triomphante »11.

27Mais ces fils rouges qui « faufilent » le livre sont tout simplement l’indice de ce que les poèmes (ou parties de poèmes) sélectionnes sont liés du fait même que le poète Nerval les a choisis. Pour cette raison, on peut utiliser une lentille nervalienne (analogue à la lentille kafkaïenne de Borges) pour les lire. Si on retourne la lentille, ce que l’on voit à travers cette variété, à travers toutes ces images spéculaires et toutes ce figures de poètes que Nerval fait renaître, c’est un Gérard de Nerval plus riche, plus nuancé, et un œuvre nervalienne plus ouverte, précisément parce qu’elle est contemplée dans l’une de ses marques plus caractéristiques : l’ouverture aux lectures et le commerce qu’elle établit avec des poètes d’autres temps et d’autres lieux.

28L’édition de Jean-Nicolas Illouz et Emmanuel Buron «témoigne de la vie des œuvres dans le temps, mais témoigne aussi de l’« Excellence du commerce des Muses », qui est le titre donné par Nerval aux quatre strophes qu’il choisit dans une ode de Ronsard, et dont le thème est le don de la poésie :

Je suis le trafiqueur des Muses

Et de leurs biens maistres du temps [...].

Sans plus, libéral je le donne

À qui me plaist de mes amis

Reçoy donc cette largesse,

Et croy que c’est une richesse

Qui par le temps ne s’use pas [...].

29Gérard a entendu Ronsard, a accueilli le don, grâce à quoi il a contribué à la renaissance des poètes du xvie siècle en 1830, en syntonie avec l’idée d’une poésie universelle progressive12.

30En dépit des toutes les apparences, Le Choix... de Gérard peut et doit être lu comme une œuvre de Nerval. En dépit de toutes les apparences, l’édition de ce Choix... par E. Buron et J.‑N. Illouz peut être lue comme un essai critique sur Nerval, un essai auquel s’appliquent, à notre avis, ce que dit Jean Starobinski sur l’interprétation de l’œuvre littéraire :

Je dois la faire revivre pour l’aimer, je dois la faire parler pour lui répondre. C’est pourquoi l’on peut dire que l’œuvre commence toujours par être « notre chère disparue » et qu’elle attend de nous sa résurrection, ou du moins son évocation la plus intense. […] Hermès, conducteur des âmes et patron de l’herméneutique, est celui qui franchit les limites entre les mondes, et qui rend à la présence ce qui avait été englouti par l’absence ou par l’oubli13.

31On peut imaginer que les douze autres tomes des Œuvres complètes de Gérard de Nerval qui seront publiés chez Garnier (sous la direction de J.‑N. Illouz) seront marqués par le même souci « de rendre à la présence ce qui avait été englouti par l’absence ». C’est ce qui doit se produire pour l’édition du tome II, consacré à la lecture nervalienne des poètes allemands et à son œuvre de traducteur14. Pas à pas nous pourrons alors retracer un cadre plus complet de l’œuvre de Nerval et détecter plus concrètement les « couches de lecture » dont elle est, en grande partie, composée : le sonnet « Christ aux oliviers », poème dans lequel le souvenir de Du Bartas coexiste avec celui du « Songe » de Jean‑Paul Richter n’en serait‑il pas un exemple?

32(Article traduit par Jean Briant)