Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Mars-Avril 2013 (volume 14, numéro 3)
titre article
Élisabeth Richard

L’expérimentation syntaxique, le gauchissement de la langue & une petite histoire de la représentation de la langue orale dans la littérature

1Dès l’introduction, l’auteur annonce son ambition. C’est en se situant au carrefour de l’analyse linguistique et de l’analyse littéraire, au plus près de la forme et des effets de sens qu’il interroge le rapport entre des traits de langue marqués et la constitution de textes littéraires réputés « illisibles ».

2L’auteur procède à une analyse en trois temps, des formes à l’interprétation :

  1. 1) analyses linguistiques très fines des faits langagiers pertinents, récurrents, et notamment plaidoyer pour la phrase graphique (Partie 1 : Discontinuités phrastiques et opacification de la lecture, p. 27‑190),

  2. 2) mise au jour de patrons stylistiques, définis comme des configurations langagières récurrentes, figées en termes d’effet et de rendement stylistiques par l’histoire de la langue littéraire elle‑même (Partie 2 : Des patrons stylistiques, p. 191‑314),

  3. 3) hypothèse d’un méta‑patron du roman phénoménologique, pris alors dans la dimension de l’Histoire, non pas seulement littéraire mais de la langue et du langage (Partie 3 : Un roman phénoménologique : poétique et stylistique dans le champ littéraire des années 1950, p. 315‑438).

Centre des effets d’opacification : la phrase et l’expérimentation syntaxique

3Julien Piat appelle expérimentation syntaxique la pratique langagière caractérisée par une exploitation systématique des possibles de la phrase et souligne la dimension réflexive de la notion : l’expérimentation syntaxique est une pratique consciemment marquée de la syntaxe, destinée à créer des effets de texte difficile.

4L’expérimentation syntaxique est donc moins un principe de rupture qu’un principe de mise en tension des dispositifs langagiers préexistants, et au centre des enjeux langagiers du texte expérimental se situent les notions de phrase, de linéarité et de discontinuité.

5L’analyse du corpus met au jour trois principes fondamentaux de l’écriture expérimentale : l’amplification, la segmentation et la disjonction. Mais si les limites de la phrase sont touchées par son allongement ou son émiettement, J. Piat démontre que c’est encore à l’intérieur de ces limites que l’on peut rendre compte des opérations d’intégration, de dépendance, de prédication et de référence en jeu. C’est notamment la notion de discontinuité qui lui est alors précieuse puisqu’elle renvoie à des opérations linguistiques où des segments se trouvent mis en contact dans la phrase et dans le texte sans être nécessairement liés par une syntaxe hiérarchisante.

6La notion présente un autre intérêt, sa dimension iconique. La discontinuité suppose une vision dynamique et topographique de la syntaxe. Elle s’oppose de fait à la linéarité, définie a contrario par une syntaxe liée et par « l’image » antithétique que construit dans l’esprit la suite des termes ainsi dépendants les uns des autres. La fréquence et la diversité des opérations de détachement aux deux pôles de la phrase constituent un pôle majeur d’expérimentation et se révèle un outil efficace de perturbation, imposant un mode de progression textuelle particulier. La multiplication des structures détachées, la multiplication corrélative des effets de déséquilibre, forcent une lecture qui sans cesse doit réanalyser les cadres qu’elle a précédemment actualisés. De l’intrapropositionnel au transpropositionnel, de l’intraphrastique au transphrastique, les bornages sont sans cesse bousculés et redéfinis.

Des patrons stylistiques

7Unité syntaxique, la phrase est susceptible d’être réinterprétée comme unité stylistique. C’est donc pour J. Piat un champ d’observation pertinent pour comprendre l’état de la langue littéraire à un moment donné de son histoire. Cette mise en rapport historicisée de faits de langue et d’effets de texte suppose pour l’auteur de réfléchir en termes de patrons stylistiques, notion sous laquelle il identifie des configurations langagières récurrentes, figées en termes d’effets et de rendements stylistiques par l’histoire de la langue littéraire même.

8Les patrons stylistiques sont inspirés des patterns de la linguistique générative, notion redéployée par la suite en analyse de discours sous la forme de patrons discursifs. Ces derniers sont définis par Dominique Maingueneau et Gilles Philippe comme des « représentations imaginaires de […] types de productions langagières précis, dont la tradition littéraire a figé les spécificités en une sorte de stéréotype » ; en conséquence de quoi « le déchiffrement des textes romanesques repose […] en tout premier lieu, sur la reconnaissance de tels “patrons” et exige une compétence interprétative spécifique1 ». J. Piat, quant à lui, parle de patrons stylistiques pour insister sur l’articulation entre domaine linguistique (celui des formes impliquées) et domaine discursif littéraire (celui des effets et de la valeur).

9La notion de patron suppose donc une (bonne) part d’historicisation : qu’un lecteur reconnaisse tel ou tel patron stylistique signifie qu’il le sélectionne dans une mémoire des formes. Le patron stylistique possède une valeur à la fois sémantique et sémiotique : appuyé sur des traits langagiers repérables et analysables comme tels, il y ajoute une épaisseur historique fondant la valeur sémantique qu’il acquiert comme conventionnellement en discours.

10Dès lors, l’étude stylistique s’ouvre aux évolutions internes à l’histoire et à la langue littéraires ; c’est par là que des textes problématiques viennent s’inscrire dans une filiation « légitimante2 ». Le fonctionnement et l’efficace des patrons stylistiques représentent deux manières, opposées et complémentaires. D’une part, en effet, l’existence de patrons récurrents au sein d’un même corpus, au sein d’un même texte, débouche sur une programmation de la lecture et sur un éclaircissement « cotextuel ». Mais d’autre part, et parallèlement, la réduction herméneutique suppose aussi la reconnaissance de patrons installés en littérature (« contextuels »), dans une diachronie qui est, pour ce qui occupe J. Piat, celle de la langue littéraire depuis les années 1850.

Représentation de la langue orale dans la littérature : du patron oral au patron vocal

11Le paradoxe auquel le roman expérimental des années 1950 se trouve confronté, celui déjà classique de l’oral dans l’écrit, est reformulé dans une visée plus structurale que mimétique ou réaliste : il s’agit alors moins de transcrire les modulations de la voix que de définir un effet de texte général, qualifiable comme ton. Le travail sur la transcription de l’oral dans l’écrit, la recherche d’effets d’oralité, passerait ainsi, dans les années 1950, par un patron vocal3.

12J. Piat rappelle que le roman, depuis la fin du xixe siècle, a cherché des solutions — lexicales, énonciatives, syntaxiques, stylistiques — destinées à pallier l’« impossibilité technique d’oraliser l’écri4t » en évoquant une représentation de l’oral. Dans le corpus étudié par J. Piat, l’effet de vocalité s’appuie sur un appareil formel dont le lieu d’apparition est la phrase et dont le pivot est constitué de deux éléments : l’incomplétude d’une part, la discontinuité et le minimalisme syntaxique d’autre part. L’effet de voix s’apparente donc à une sorte de discours au deuxième degré : non seulement décalé de l’oral parlé, mais encore de l’écrit standard, d’abord par la multiplications de certains traits langagiers, ensuite par la mise à distance d’une « norme » d’époque.

13L’incomplétude syntaxique passe d’abord par de multiples cas d’interruption dans le dialogue, signe le plus manifeste de ces accidents de la parole transposés dans le texte de roman. Plus étonnantes sont les interruptions de phrases ou de séquences hors du cadre dialogal :

(M, 12) Mais un homme, à plus forte raison moi, ça ne fait pas exactement partie des caractéristiques d’une chemin, car.

(I, 193) Si je pouvais faire un effort, un effort d’attention, pour essayer de savoir ce qui se passe, ce qui m’arrive, quoi alors, je ne sais pas, j’ai oublié l’apodose […]. Étrange, ces phrases qui meurent on ne sait pas pourquoi […].

14Le texte écrit semble surgir d’une double influence : premièrement, de l’espace oral du dialogue réel sur l’espace écrit du dialogue transcrit ; ensuite, au sein de l’écrit, de la fiction de dialogue sur l’écriture monologique. L’effet est alors d’autant plus fort que l’énonciation‑cadre est une énonciation en je empruntant les mêmes traits qu’une énonciation de discours oral à visée communicative. De telles configurations, pour être acceptables, impliquent que le lecteur les réintègre dans une scénographie adéquate et pertinente, qui suppose une voix.

15Le deuxième volet de l’appareil formel sur lequel se fonde l’effet de voix repose aussi sur les phénomènes de discontinuité syntaxique. Les opérations de détachement, en particulier la dislocation, sont fréquentes dans les séquences de discours direct chez Pinget et Simon :

(Ma, 61) – Tu es folle. Les voyages on les a faits. On les a dans la tête.

(RF, 172) « Ces putains de Frisés, s’ils s’aperçoivent qu’on fait notre tambouille ici, ça va encore chier… […] »

16En revanche, point de dislocation dans les discours rapportés chez Beckett. Pourtant c’est bien chez lui, mais en dehors des configurations de discours rapporté, qu’on trouve statistiquement le plus détachements polaires. Ces configurations se diffusent hors du seul espace exhibé comme vocal et par conséquent, c’est l’ensemble du texte qui s’ouvre potentiellement à l’effet de vocalité.

17L’appareil formel de la vocalité s’appuie essentiellement sur des formes de minimalisme syntaxique, comme la pratique de la phrase brève ou de la phrase tronquée. Mais J. Piat évoque aussi l’absence de liaison transphrastique ou transpropositionnelle, lorsque les phrases s’allongent. Des phénomènes de saturation peuvent donc « connoter » l’oral. Contrairement à l’écrit, l’oral est un flux où la mémoire discursive de l’allocutaire peut facilement se perdre. L’allongement de la phrase écrite serait alors destiné à obtenir un effet proche de ce déséquilibre fondateur du discours oral ; la disparition de la ponctuation accentue l’effet d’organisation minimale, et rend problématique le parsing textuel et phrastique. Des cas de surponctuation à l’inverse, vont viser le même effet.

18L’incomplétude sémantique de la phrase s’oppose au critère typographique de définition : c’est bel et bien dans cet entre‑deux que se forge un patron stylistique de l’écrit oralisé.

19Ces formes langagières n’apparaissent pas avec Becket, Pinget et Simon, elles sont déjà, dans les années 1950, configurées en un patron, derrière lequel il faut percevoir l’histoire de leur récurrence et de leur figement. De fait, l’incomplétude phrastique et le minimalisme syntaxique sont les caractéristiques essentielles que la langue littéraire, telle qu’elle se donne à lire dans le roman depuis les années 1860, convoque pour représenter l’oral et la voix. Par exemple chez les Goncourt, on rencontre cette alliance de discontinuité et de minimalismes syntaxiques dans des séquences « parlées » :

— Moi, les peintres, je les adore… j’ai passé toute ma vie avec eux… Mais, précisément parce que je les adore, je les vois et les juge… tous des pingres… sauf toi, avec une douzaine d’autres…, reprit Chassagnol se lançant à fond dans son paradoxe. — Oh ! les préjugés ! les préjugés de bourgeois ! Penses‑tu à cela ? Tous ces braves gens de bourgeois qui ont, sous la calotte du crâne, l’idée, l’idée renforcée, solide, indéracinable, chevillée, qu’un artiste est un homme rempli de vices coûteux, un mangeur, un dépensier, un luxueux !... un bourreau d’argent qui le jette comme il le gagne, qui se paye tout qu’il y a de meilleur et de plus cher à boire, à manger, à aimer ! Mais ils sont ordonnés, rangés, serrés… ce sont des papiers de musique, que les artistes !... Ah ! la calomnie, mon ami, la calomnie !...

20Ces jeux avec ponctuation — troublée par Zola et les Goncourt, surutilisée par Céline — puis avec l’absence de ponctuation, comme on peut le voir chez Simon dès les années 1950, constituent un trait formel de premier intérêt dans l’actualisation du patron vocal : il s’agit, en rendant troubles les frontières de phrases —  en perturbant donc l’unité fondamentale de l’écrit — d’aller plus nettement du côté de la voix.

21Ces phénomènes paraissent donc essentiellement syntaxiques. Or, le style oralisé repose traditionnellement sur un certain nombre de marqueurs phoniques, lexicaux et morphologiques. En effet, alors qu’elle est le fondement de l’oralité pour Balzac, et qu’elle reste importante chez Zola et jusqu’à Céline, la question des niveaux de langue est moins pertinente dans le roman des années 1950. À ce moment, l’oralité semble s’être pleinement dégagée d’une « fusion ou […] confusion entre l’oral et le familier5 ». Et la période 1919‑1930 présente les conditions de possibilité pour que la langue du peuple — puisque c’est bien de cela qu’il s’agit — envahisse le roman. Si les connotateurs syntaxiques d’oralité ne sont pas absents des œuvres de la fin du xixe et du début du xxe siècle, l’accent s’est nettement déplacé : ce qui apparaît essentiel dans les années 1950, c’est le travail de et avec la phrase. Les traits d’oralisation, qui connotaient un registre populaire, ont été « canonisés par la langage littéraire6 » et l’ensemble s’est trouvé « réaccentué » en termes syntaxiques alors même que l’effet vocal devient global.

22Ainsi se marque le passage du patron oral au patron vocal. Il n’est pas question de niveau ou de registre de langue : l’intérêt, c’est la syntaxe et le rythme qu’elle est capable d’imprimer au texte.

23Le figement en patron a aussi des conséquences sur la lecture des textes, c’est‑à‑dire le fonctionnement même de l’énonciation en leur sein. Si Céline apparaît comme celui qui assure la transition du patron oral au patron vocal, c’est que l’énonciation en je qui constitue le coup de force célinien, permet d’étendre les marques de l’oralité à la totalité du texte : que ce soit à l’intérieur du discours direct ou hors de ses limites, on retrouve le même usage de la ponctuation, le même usage de la syntaxe — dislocations multiples et minimalisme organisationnel. En d’autres termes le texte affiche son adhésion complète à un effet de vocalité. Alors que le roman sans narrateur est devenu l’horizon d’attente dans les années 1850, c’est dorénavant le roman à effet de voix qui devient attendu, et le roman sans narrateur qui paraît décalé. De même, alors que la contamination avait eu lieu pendant des siècles de la voix narrative à la voix des personnages, c’est depuis Zola la voix des personnages qui pénètre la voix narrative, voire, plus radical encore, la voix narrative qui s’écrit comme on parle.

24À tous les niveaux, le corpus réfléchit véritablement (à) l’inscription de la voix au sein du texte. Cela est vrai des séquences isolables de paroles rapportées ; cela est vrai, surtout, de l’énonciation globale. Ainsi, les formes nombreuses et complexes d’expérimentation avec la démarcation des discours directs dans le corpus, tendant à effacer les bornes, suggèrent une lutte de l’écrit contre lui‑même, contre la rigidité de son code — en même temps qu’on peut y voir un moyen de retrouver la spontanéité imaginaire de la voix. Certes, les démarcateurs attendus (guillemets, tirets, incises) exhibent la séquence oralisante et programment la lecture à en faire ; mais ils imposent aussi une séparation entre la voix narrative (ou locutrice) et les autres voix. L’espace ainsi créé définit les conditions de réunion d’énonciations diverses, fondant l’unité multiple d’un texte de roman pleinement polyphonique, si l’on entend par là un texte où « résonnent » plusieurs voix.

De l’endophasie au patron génétique

25La problématique de la voix, dans les années 1950, rencontre nécessairement un autre objet vocal que la modernité littéraire n’a cessé de vouloir représenter : la voix intérieure. La voix ne définit pas seulement un phénomène projeté vers l’extérieur ou dans une potentielle structure de communication. Si les romans de Beckett, Pinget et Simon s’inscrivent dans une histoire des formes littéraires et romanesques, une autre hypothèse de lecture surgit, qui permet de reconfigurer les différents faits de langue ressortissant aux jeux d’expérimentation syntaxique : l’écriture de ces romans renouvelle la question de l’endophasie, au centre de laquelle se trouve encore l’idée de présence d’un sujet.

26Cependant, parmi les romans de Beckett, Pinget et Simon, tous n’affichent pas la même scénographie romanesque et/ou énonciative : chez Simon, on a toujours affaire à des récits, qui hésitent parfois entre l’affichage d’un statut oral ou écrit ; chez Pinget, les textes se donnent aussi à lire comme des récits, avec quelques variations instituant des glissements vers des séquences de chronique, de notes ; c’est sans doute chez Beckett que l’on se rapproche le plus d’une écriture explicitement thématisée comme endophasique : la situation instable des locuteurs‑scripteurs invite souvent à ne pas tenir compte de leurs protestations quant aux récits qu’ils entendent écrire.

27Reste à comprendre comment se joue la représentation d’une voix intérieure, ou mieux, d’une vie intérieure ; en cela, ces textes sont des outils de premier ordre pour comprendre la manière dont le (Nouveau) roman se construit comme roman phénoménologique. Ce sera aussi le moyen de saisir comment de telles pratiques font évoluer un patron stylistique vers d’autres effets précisément parce que ce patron s’est figé en un marqueur de genre (romanesque) de premier plan.

28L’écriture de l’endophasie s’est figée en un patron stylistique dans les années 19207, l’incomplétude et la désorganisation constituent l’appareil formel du patron endophasique. Deux cas de figure semblent se présenter : chez Beckett et Pinget, des textes lus en régime endophasique alors qu’il ne s’agit pas d’endophasie ; chez Simon, des textes lus comme des récits de pensées alors que ce sont des récits oralisés. Dans les deux cas, un même constat : le texte expérimental est de « mauvaise foi » ; la manière dont on le lit ne correspond pas à la manière dont il est cadré. Si cette confusion a lieu, on la doit à la valeur sémantico‑sémiotique du patron stylistique : si le discours endophasique s’impose comme grille de lecture, c’est qu’il correspond à une forme désormais traditionnelle dans le roman. Mais il n’est pourtant pas le seul outil de transcriptions des opérations de pensée — ce qui semble bien être l’objet de ces textes.

29En 1950, soulever la question des événements mentaux, c’est en effet avoir à l’esprit l’exemple de Proust. Or, la phrase longue de Proust contraste singulièrement avec celle de l’écriture endophasique qui, pourtant, se développe de façon contemporaine : tout y est hiérarchisé, subordonné, complet. Dans l’entre‑deux‑guerres, alors que la question des événements mentaux semble être devenue le centre de l’œuvre littéraire, vouloir faire littéraire, c’est soit s’inscrire dans des cadres syntaxiques hyperstructurés (Proust), soit s’inscrire dans une impression de désécriture (écriture du monologue intérieur).

30De là l’hypothèse selon laquelle le roman expérimental emprunterait au patron endophasique pour le déplacer vers des scénographies cognitives, et tendrait à définir un autre patron, que J. Piat nomme génétique. Le terme génétique rend compte d’un ensemble de formes manifestant un stade premier et incomplet de réalisation, une certaine incomplétude, qu’il s’agisse de pré‑actualisation (formes non finies du verbe, absence de déterminant, etc.), de préréférenciation (structures de multinomination, répétitions, etc.), de pré‑organisation (formes d’inachèvement phrastique, retours sur le dire, etc.) ou de préstructuration (syntaxe minimale, déficits dans la gestion du paragraphe, etc.). Dès lors, le patron génétique permet de subsumer l’ensemble des configurations langagières caractérisées par la présence d’une formulation première n’ayant fait l’objet d’aucune mise en forme a posteriori dans la phrase. C’est ainsi la manière de réinterpréter ce qui pouvait sembler ressortir à l’endophasie : syntaxe hyperbatique (un élément rajouté in extremis apparaît à droite, sans avoir provoqué le remaniement de la structure phrastique), gestion minimale de l’intégration propositionnelle et informationnelle (multiplication des incidentes, cohésion faible, changement thématique brusque, etc.), non effacement des marques d’hésitation et des formulations non retenues, dislocations, etc.

31De telles formes ont pourtant vocation à être effacées de l’écrit, et a fortiori de l’écrit littéraire, modèle a priori superlatif de l’écrit surveillé. L’effet, chez Beckett, Pinget et Simon, tend, au contraire, à construire la fiction d’un discours qui ne serait pas définitif : un locuteur se souvient et expose ses souvenirs comme ils lui viennent à l’esprit, en même temps que les réactions qu’ils font naître en lui ; un locuteur dit tout ce qui lui passe par la tête ; un autre raconte une histoire où il ne fait pas de tri. L’ensemble de ce synopsis suppose et programme les phénomènes syntaxiques relevés : incomplétude et saturation, minimalisme et maximalisme, discontinuité et délinéarisation.

32On comprend que le patron génétique définit une scénographie essentiellement cognitive, au carrefour d’une écriture de la parole intérieure (repérable par le maintien des traits typiques du patron endophasique) et d’une scénographie de l’écrit (convoquant l’appareil formel de la prise de notes). Entre ces trois types d’écriture, les traits langagiers communs (organisation syntaxique minimale, formes non finies) se redistribuent : par exemple la discontinuité énonciative, marquée par les boucles réflexives semble être le pivot du seul patron génétique. La méthode appliquée par J. Piat met en avant le rôle des phénomènes syntaxiques dans la réappropriation des formes romanesques par l’écriture expérimentale des années 1950 — en d’autres termes, il s’agit d’inscrire Beckett, Pinget et Simon au sein d’une histoire des formes littéraires. Et J. Piat de suggérer que c’est sans doute parce qu’il y a maintien dans la conscience du lecteur de plusieurs patrons stylistiques que les romans du corpus, s’ils sont des textes difficiles, acquièrent aussi un statut hautement littéraire.

33En se confrontant sans cesse à des paradoxes d’inscription (de l’oralité, de la voix, de la parole intérieure, de la pensée), c’est leur ouverture communicationnelle qu’interrogent aussi ces textes et donc leur difficulté. Si texte difficile il y a, c’est aussi peut‑être parce que ce qui est donné à lire n’a a priori pas vocation à être extériorisé ; si maintien de lisibilité il y a, malgré tout, c’est que ce questionnement n’est pas le propre de nos auteurs, qu’il constitue le point commun de toute entreprise littéraire contemporaine.

34Réalisations paratopiques par excellence, ces formes tout à la fois limites et intelligibles peuvent être lues comme pathologiques dès lors qu’elles risquent d’être illisibles. Si l’on reprend les traits langagiers sur lesquels s’appuie le patron génétique, on peut les reconfigurer sous les catégories de la saturation (par phénomènes d’insertion, notamment de boucles métadiscursives), de l’émiettement (par recours au minimalisme syntaxique) et de la discordance (par exemple entre découpage typographique et structuration sémantico‑logique du texte) : derrière ces trois types d’opérations, se lit une série de dysfonctionnements, éventuellement thématisés par la situation des locuteurs, systématiquement présentés comme déficients. Alors même qu’ils parlent beaucoup, la forte présence de marqueurs méta‑énonciatifs signale généralement les insuffisances de leur discours.

35Les conditions sont donc réunies pour refermer le texte sur son matériau même : la langue avec laquelle il s’écrit. La tentation est grande d’expliquer cette langue malade à l’aune de pathologies dont souffriraient les locuteurs‑scripteurs. En 1950, donner à lire des représentations de troubles langagiers aiderait alors à réfléchir sur la langue et ses processus.

36Les expérimentations des années 1950, en portant sur la voix, la parole intérieure et la représentation des états de conscience, s’intéressent davantage à un bégaiement généralisé du langage qu’au bégaiement de tel ou tel personnage. Si la syntaxe est au cœur des traits langagiers travaillés par Beckett, Pinget et Simon, c’est parce qu’en tant que principe de liaison des différents éléments de la phrase, elle est aussi ce qui, normalement, doit en assurer l’équilibre. Or la dynamique du langage dans la prose expérimentale s’appuie, précisément, sur un ensemble de non‑coïncidences : phénomènes de glissement, de seuils, de franchissements typographiques et énonciatifs. La phrase est à la fois le cadre avec lequel on lit ces textes, mais aussi celui avec lequel ils luttent continuellement : la signification est toujours postulée, mais la plupart du temps, difficile à construire. C’est là le moyen de comprendre pleinement comment le roman expérimental des années 1950, en mettant en avant les formes délirantes de sa syntaxe, correspond à une thérapeutique, rendant les phénomènes anormaux normaux : les opérations de contamination, entraînant l’actualisation de patrons stylistiques à l’échelle des textes entiers, permettent d’inscrire de telles pratiques dans une histoire des formes, et ainsi de dépasser l’impression première de lecture difficile. Le patron génétique, en soulignant les difficultés qu’il y a à assigner un sens, situe l’entreprise dans une dynamique toujours à faire. Le délire des formes langagières permet ainsi de comprendre l’intérêt épistémologique des patrons stylistiques, qui témoignent d’un état de la langue littéraire à un moment donné — c’est‑à‑dire d’une situation de la littérature.

Phrases phénoménologiques et gauchissement de la langue

37C’est encore dans et par le travail sur la phrase, que le roman phénoménologique des années 1950 assure sa cohérence et par là sa lisibilité. L’écriture expérimentale s’éloigne d’une conception du style comme « belle langue » pour rechercher le gauchissement stylistique. Les potentialités de la langue en tant qu’elles permettent une expression soignée n’intéressent pas Pinget, Simon ou Beckett : tout au contraire, leur conscience de la langue comme matériau implique un éloignement de toute esthétisation.

38Beckett entend créer une impression de spontanéité langagière et l’abondance des commentaires métadiscursifs et métaénonciatifs dans ces romans a deux implications : d’une part, complexifier la ligne énonciative du roman, par un ensemble de ruptures ; d’autre part, souligner les difficultés langagières à l’œuvre, qu’il s’agisse de la compétence du scripteur ou des possibilités mêmes de la langue. Dans la postface du Liberia (1968, éd. de Minuit, p. 96), Pinget écrit :

Le langage parlé ou plutôt sa syntaxe non codifiée, qui épouse les moindres mouvements de la sensibilité, me fascine. Cette syntaxe qui évolue et tente toujours d’adapter au mieux notre langage aux exigences de la sensation est pour moi la seule digne d’intérêt. Je ne cherche pas à la codifier, ce serait aller contre mon propos, mais à en rendre témoignage.

39La conception romanesque propre à Pinget fait elle‑même apparaître une ambiguïté fondamentale : d’une part, sa pratique semble plaider pour une entrée de la langue de tous les jours au sein du roman ; d’autre part, en multipliant les discours sur la langue, au sein même de ses romans, sous la formes de commentaires, Pinget entend à surmarquer la dimension réflexive de son travail, et donc à valider, sinon à redoubler, l’idée d’une langue proprement littéraire :

(Ma, 33) Je veux écrire un roman vrai. Il faut qu’il soit bourré de choses prises sur le vif.

(RB, 51) Une vraie conversation est avant tout futile et quant à la sonorité remplie d’hésitations et de sous‑entendus, un vrai livre doit être le contraire dit‑on.

40Roman phénoménologique, écriture de la conscience et du temps, le roman qui s’écrit est un roman de la perception dans la mesure où il veut enregistrer, consigner et répéter ce qui a été dit — « dire ce qu’ils ont dit. » (F, 101) — de la manière dont cela a été dit.

41Chez Simon, l’énonciation orale littérarisée procède de son usage de la phrase longue, emblématique, dans les années 1950, d’une langue littéraire exigeante. Le propos de Simon se situe clairement entre ordre et désordre :

(H, 71) le propre de la réalité est de nous paraître irréelle, incohérente, du fait qu’elle se présente comme un perpétuel défi à la logique, au bon sens, du moins tels que nous avons pris l’habitude de les voir régner dans les livres — à cause de la façon dont sont ordonnés les mots, symboles graphiques ou sonores de choses, de sentiments, de passions désordonnées […].

42Le lien est explicitement établi entre le texte et la « réalité », dans un rapport de non‑coïncidence, sinon de gauchissement. Dès lors, si la langue gauchit la perception que l’on a de la réalité, il faut la gauchir à son tour pour approcher une coïncidence idéale entre la perception et son rendu.

43J. Piat aboutit ainsi à trois pratiques de la langue reposant sur trois imaginaires qui, s’ils sont distincts dans le détail, s’appuient tous trois sur une valorisation du mal écrire, de la maladresse et du gauchissement. Qu’il s’agisse de vouloir écrire sans style (Beckett), de vouloir retrouver dans l’écrit un ton oral tissé de banalité et de naturel (Pinget) ou de briser l’ordre a priori de la syntaxe (Simon), de telles poétiques impliquent effectivement un travail aux limites de la langue.

44On arrêtera là le compte rendu qui ne rend compte que d’une partie infime de l’immense travail linguistique, historique et critique auquel Julien Piat initie le lecteur. En replaçant de telles écritures dans la longue durée, J. Piat permet de mieux comprendre pourquoi de tels romans apparaissent à un tel moment, et l’on se plaît à rêver à une sorte de tome 2 auquel le titre de l’ouvrage nous invitait déjà. En effet, si expérimentation est un terme très bien choisi, c’est parce qu’il impose une réflexion en cours, inachevée, qui ne demande qu’à être poursuivie. Si la réflexion de J. Piat est bornée à droite, trouvant sa source et sa fin dans les romans des années 50, immédiatement nous vient une première question : que se passe‑t‑il au‑delà de cette date butoir, que deviennent les patrons stylistiques mis au jour dans les romans plus contemporains ? Comment (d)écrit‑on aujourd’hui les états mentaux et les phénomènes de conscience ? J. Piat s’était en outre imposé une borne sur le genre du corpus observé, le roman ; on imagine une suite qui proposerait l’observation des autres formes de la littérature. On pense notamment au théâtre, surtout en cette année 2012 qui a vu l’écriture de Jean‑Luc Lagarce propulsée au rang de programme (et même de sujet) d’agrégation de Lettres. Enfin, si J. Piat montre avec brio comment se fixent sous forme de patrons certains schémas syntaxiques (la dislocation, la phrase averbale, etc.), on se demande ce qu’il en est des formes de la répétition. En effet, bien que la répétition soit partout convoquée (même si le terme n’est pas recensé dans l’imposant index de notions, p. 491‑496, et c’est notre seul regret), aucune de ses nombreuses manifestations n’accède au statut de patron stylistique.

45Corpus des romans étudiés par J. Piat, et liste des abréviations

46B : R. Pinget (1958), Baga, éditions de Minuit.

47F : R. Pinget ([1959] 1981), Le Fiston, [éditions de Minuit] Lausanne, l’Âge d’or.

48GF : R. Pinget (1956), Graal flibuste, éditions de Minuit.

49H : C. Simon ([1958] 2001), L’Herbe, éditions de Minuit, « Double ».

50I : S. Beckett (1953), L’innommable, éditions de Minuit.

51M : S. Beckett ([1951] 1997), Molloy, éditions de Minuit, « Double ».

52Ma : R. Pinget ([1952] 1956), Mahu ou le matériau, [Robert Laffont] éditions de Minuit.

53MM : S. Beckett (1951), Malone meurt, éditions de Minuit.

54RB : R. Pinget ([1953] 1971), Le Renard et la boussole, [Gallimard] éditions de Minuit.

55RF : C. Simon ([1960] 1998), La Route des Flandres, éditions de Minuit, « Double ».

56V : C. Simon (1957), Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque, éditions de Minuit.