Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
titre article
Thomas Conrad

Quand la fiction déborde le texte

Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2011, 608 p., EAN 9782021025118.

1Que sont les fictions « transfuges » qui donnent leur titre au livre de Richard Saint‑Gelais ? Des fictions voyageuses, certes ; mais en un sens bien particulier, car les frontières qu’elles traversent ne sont pas des frontières nationales ou culturelles, mais des frontières textuelles. Il n’est pas rare de croiser, dans nos lectures, des personnages qui passent allègrement d’une fiction à une autre, débordant ainsi le cadre du texte dans lequel ils étaient initialement confinés (des mousquetaires qui reviennent « vingt ans après », des détectives qui trouvent sans cesse de nouvelles énigmes à résoudre, etc.).

2Ce sont ces phénomènes — et bien d’autres qui leur sont apparentés — que R. Saint‑Gelais regroupe sous le nom de « transfictionnalité » : il s’agit, en termes plus précis, du « phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue préalable ou partage d’univers fictionnel » (p. 7). Nous verrons d’ailleurs à quel point les exemples que nous avons donnés sont réducteurs : c’est toute la littérature, de Don Quichotte à Robert Pinget, de Fielding à H.G. Wells, qui est concernée par ces phénomènes de personnages récurrents et d’univers fictionnels partagés. On peut d’ailleurs rattacher ce livre à plusieurs ouvrages récents, qui ont abordé ces sujets sous plusieurs angles, ce qui témoigne sans doute d’une inflexion récente des études littéraires : les ouvrages d’Anne Besson1, d’Ugo Dionne2, les travaux de Daniel Aranda sur le retour des personnages3, ou ceux de Christophe Pradeau sur le cycle romanesque4, dessinent peut‑être une tendance discrète, mais significative, qui est sans doute l’effet d’un intérêt nouveau pour les « œuvres‑mondes5 », pour les grandes formes, pour la création d’univers fictionnels, pour le « romanesque », etc.

3La transfictionnalité, on le voit, ressemble beaucoup à ce que l’on connaît sous le nom d’intertextualité. En ce sens, Fictions transfuges s’inscrit dans une tradition purement genettienne, illustrée par Palimpsestes, Seuils, etc. On aura d’ailleurs reconnu, dans le mot « transfictionnalité », le style des inventions lexicales de Genette (transtextualité, paralepse, hétérodiégétique, etc.). À ce titre, ce livre, par son ambition théorique autant que par son objet et sa méthode, mérite sa place dans la collection « Poétique » : il s’agit bel et bien d’établir une poétique de la transfictionnalité, d’en circonscrire le domaine, d’en classer les genres et les espèces.

4Cependant, R. Saint‑Gelais marque très vite une différence fondamentale avec les études intertextuelles (ou « transtextuelles », si l’on préfère le vocabulaire de Genette) : elles ont en effet « l’inconvénient d’insérer les procédés dans une typologie des relations textuelles au détriment de leur dimension fictionnelle » (p. 9). R. Saint‑Gelais distingue à juste titre la transfictionnalité et l’hypertextualité (p. 10‑15 ; cf. aussi p. 260) : « L’hypertextualité est une relation d’imitation et de transformation entre textes ; la transfictionnalité, une relation de migration […] de données diégétiques. » (p. 10‑11).

5Ainsi, Rastignac « migre » du Père Goriot vers La Maison Nucingen. La Maison Nucingen n’est pas pour autant un pastiche, ni une reprise, ni une parodie, du Père Goriot. Relation transfictionnelle, entre deux fictions (par l’intermédiaire de textes, bien sûr) mais non relation hypertextuelle. Le déplacement de la « transtextualité » vers la « transfictionnalité » est donc crucial : la clef de voûte n’est plus le « texte », mais la « fiction ». Les références majeures, de ce point de vue, ne sont plus Genette ou Barthes, mais Thomas Pavel et les « théories de la fiction » issues de la philosophie analytique anglo-saxonne, comme celle de Searle.

6Fictions transfuges offre donc plusieurs sujets de réflexion et plusieurs niveaux de lecture : une somme passionnante sur les récits transfictionnels ; à travers celle‑ci, une réflexion encore plus générale sur la fiction. Enfin, sur le plan théorique et par ses choix de méthode, l’ouvrage aborde plusieurs points sensibles de l’entreprise « poétique », comme le rôle du lecteur, l’importance du contexte social et institutionnel, ou la signification d’un formalisme bien compris.

7Le livre se signale par l’ampleur du domaine considéré. La bibliographie critique est abondante, et précieuse, parce qu’elle croise ouvrages anglo‑saxons et francophones. Quant aux œuvres citées et étudiées dans le livre, elles sont fort nombreuses. Heureusement, elles y sont résumées ou décrites, de façon souvent assez ludique (comme les diverses expansions d’Orgueil et préjugés, par exemple). Quelques œuvres ou réseaux d’œuvres dominent, comme les histoires de Sherlock Holmes (de Conan Doyle ou de ses continuateurs), les dérivés de Madame Bovary, ou, dans une moindre mesure, ceux d’Orgueil et préjugés et de Jane Eyre. L’accumulation des exemples prouve d’ailleurs un fait important : la transfictionnalité n’est pas, dans notre culture littéraire, une exception plus ou moins bizarre, mais bel et bien une norme, une dimension normale de la création de fictions. Le corpus adopté alterne d’ailleurs adroitement littérature « cultivée » et littérature de genre (science‑fiction, roman policier, fan fictions), sans donner de privilège a priori aux « grands auteurs ». Il s’agit avant tout de repérer des formes littéraires, non d’interpréter des œuvres en présupposant leur profondeur et leur richesse :

Je plaide donc pour une approche […] transversale, regroupant les résultats de provenances diverses et refusant la hiérarchisation implicite — et la méfiance parfois explicite — qui accompagne la division du travail intellectuel en études « littéraires » et « culturelles ». […] La transfictionnalité est l’un de ces terrains où l’on a tout intérêt à croiser des champs trop souvent disjoints par la compartimentation académique et certains préjugés encore tenaces. (p. 9)

8Avec ce livre, R. Saint‑Gelais reprend un sujet qu’il avait abordé sous l’angle purement science‑fictionnel dans L'Empire du pseudo (à propos de la transfictionnalité de Star Trek). Mais la démarche est cette fois systématique et globale.

9L’ouvrage se compose de neuf chapitres, que l’on peut en gros regrouper en quatre moments : les questions théoriques sur la fiction et la transfictionnalité (chap. 1 et 2, à quoi l’on pourrait rattacher le chap. 9) ; l’analyse de la transfictionnalité, divisée en quatre opérations élémentaires, chacune faisant l’objet d’un chapitre (chap. 3 à 6) ; une vision plus synthétique du domaine (chap. 7 et 8).

Fiction et transfictionnalité

10On a vu que R. Saint‑Gelais ne définit pas la transfictionnalité comme une relation entre des textes, mais comme une relation entre des fictions : « le monde fictif « déborde » de l’intrigue qui s’y déroule » (p. 26). La fiction s’émancipe du récit.

11Une discussion doit alors s’engager sur ce qu’on appelle « un » récit, « un » texte, « une » fiction. Les premiers chapitres du livre y sont consacrés.

12Tout d’abord, l’unité du monde fictionnel ne dérive en aucune manière de l’unité de l’auteur : R. Saint-Gelais s’oppose ici à toute distinction a priori entre transfictionnalité autographe (entre des fictions d’un seul auteur) et transfictionnalité allographe (entre des fictions d’auteurs différents). R. Saint‑Gelais a beau jeu de dénoncer les jugements de valeur qui grèvent le discours critique, toujours prompt à dénoncer la faiblesse des continuateurs allographes par rapport au génie des « vrais » auteurs :

à ce jeu le continuateur allographe est toujours perdant, du moment que le lecteur en décide ainsi. Vise‑t‑il la conformité ? On lui reprochera d’être un pâle épigone […] Modifie‑t‑il la donne ? On l’accusera d’infidélité. (p. 32)

13L’analyse gagnera au contraire à envisager les deux cas de figure à égalité : la réapparition de Sherlock Holmes est aussi transfictionnelle entre les récits de Conan Doyle, qu’entre ceux‑ci et ceux de ses continuateurs.

14C’est donc relativement à l’idée de fiction, et non de récit ou d’auteur, que se définit la transfictionnalité. D’où un inévitable détour par les théories philosophiques de la fiction, comme la théorie des « mondes possibles ». Leur influence sur les études littéraires n’est plus à démontrer6 ; et l’idée même de transfictionnalité semble appeler la notion de « monde possible ». L’originalité de ce livre est de mettre à distance ces théories, en décidant, non pas de les « importer » de manière opportuniste dans les études littéraires, mais au contraire de les mettre à l’épreuve de la poétique. On s’aperçoit alors rapidement que la transfictionnalité, loin d’être un simple domaine d’application des théories de la fiction, en est un banc d’essai particulièrement sélectif ; les études littéraires, loin d’être débitrices vis‑à‑vis de la philosophie, sont ici en position de la critiquer fort pertinemment. R. Saint‑Gelais s’exprime de manière plus nuancée :

La nature même des débats classiques de cette théorie — sur le statut des entités fictives et des énoncés qui s’y rapportent, sur la complétude des mondes fictifs, etc. — en font en effet une discipline axée sur des problèmes fondamentaux, et d’une application malaisée parce qu’éminemment générale […] Cette généralité des théories de la fiction tend à en faire, pour le littéraire, un ferment de réflexions davantage qu’un outil d’analyse. Or la transfictionnalité est l’un des lieux où il est possible d’articuler les concepts généraux à des dispositifs précis. (p. 16)

15Il s’agit donc de « relancer l’investigation théorique plutôt que de lui offrir un simple répertoire d’exemples » (p. 16) : autrement dit, la théorie de la fiction doit être « littéraire », autant, sinon plus, que philosophique.

16Il serait trop long de résumer le chapitre « La fiction à travers l’intertexte7 », parcours d’une rigueur impeccable à travers les théories de la fiction, sélectionnées ou affinées par l’épreuve de la transfictionnalité. Quelles sont les « frontières » qui délimitent une fiction, et que traverse la relation transfictionnelle ? Paradoxalement, c’est la théorie des mondes possibles qui résiste le moins bien à l’épreuve… La frontière « ontologique » de la fiction (qui séparerait entités fictives et réelles) se voit reformulée en une frontière pragmatique (qui séparerait énoncés sérieux et non-sérieux), elle-même incertaine, car gagée sur la « stratégie interprétative » (p. 13, p. 49) du lecteur8.

17La conclusion explicite est que les choses sont complexes :

La transfictionnalité est un nœud de problèmes qu’il est malaisé de traiter indépendamment les uns des autres : l’institutionnel s’y entremêle avec l’ontologique et le sociologique avec le philosophique. (p. 57‑58)

La transfictionnalité n’appelle donc pas un traitement théorique unique mais une batterie d’approches variées. (p. 70)

18Au risque de simplifier le propos, nous tirerions plutôt de cette synthèse critique des théories de la fiction une conclusion plus radicale : les traitements ontologique et logique sont insuffisants, et doivent être remplacés par une approche pragmatique et textuelle. Si bien que le déplacement de la poétique vers la notion de fiction exige un déplacement symétrique de la théorie de la fiction vers la textualité.

19Le dernier chapitre reviendra sur ces questions, sous un angle nouveau, celui du discours critique : ne crée‑t‑il pas, plus souvent qu’on ne pense, des prolongements transfictionnels des œuvres qu’il étudie ? La transfictionnalité sert là encore de pierre de touche pour interroger la notion de fiction elle‑même. La fiction se définit par un paradoxe fondamental, qui est son autonomie relative vis‑à‑vis du texte qui la crée. R. Saint‑Gelais en tire cette conclusion : le discours critique est lui‑même saturé d’énoncés « parafictionnels », qui prétendent porter sur le texte, mais qui portent en réalité sur l’univers fictif. En d’autres termes, la critique est souvent aussi une fiction. Thèse radicale, que l’analyse serrée des propositions de John Sutherland, Jean Ricardou, Pierre Bayard, Marc Escola, Michel Charles, rendent particulièrement convaincante.

20On aura compris que le livre de R. Saint‑Gelais prend position dans de nombreux débats de théorie littéraire, et qu’il dépasse, à ce titre, le seul domaine de la transfictionnalité, si vaste soit‑il.

Expansions

21R. Saint‑Gelais s’intéresse en premier lieu à la catégorie transfictionnelle la mieux connue, l’« expansion » : il s’agit de l’opération qui consiste à prolonger une fiction préalable « sur le plan temporel ou, plus largement, diégétique » (p. 71).

22Gérard Genette proposait déjà une réflexion sur ces expansions dans Palimpsestes. On retrouve ici le schéma général de cette typologie. L’auteur examine avec soin les caractères respectifs de la suite (expansion du récit vers l’aval), du prequel (expansion du récit vers l’amont), de l’interpolation (expansion qui s’immisce entre deux épisodes d’une fiction, ou entre deux fictions), et de l’expansion parallèle (expansion « latérale », dont l’action se déroule en même temps que celle de la fiction qu’elle prolonge), ainsi que de la série (expansion indifférente à la chronologie, les différents épisodes n’étant pas perçus comme réellement successifs).

23Chaque type d’expansion transfictionnelle est soumis à des contraintes spécifiques, auxquelles chaque auteur se plie avec plus ou moins de créativité. La classification des formes n’est donc pas une fin en soi : elle cartographie les difficultés, les problèmes que les transfictions réussies doivent résoudre. Par exemple, l’interpolation, qui s’intercale entre deux épisodes fictifs qui lui préexistent, est « contrainte à ses deux extrémités » ; d’où une sorte de loi, selon laquelle « plus l’incise semble déterminée par le récit tuteur, plus son contenu diégétique sera tenu pour acceptable, mais au détriment proportionnel de son intérêt » (p. 86). Les textes apparaissent comme autant de réponses à cette contrainte de « rentabilité ». Il ne s’agit donc pas d’un formalisme abstrait : chaque forme générale est un problème à résoudre, étudié à partir de nombreux exemples qui sont autant de solutions proposées par les auteurs. Cet usage de la typologie est une constante du livre, qui le rend particulièrement efficace dans sa lecture des textes.

24On lira avec intérêt l’analyse croisée très fine de deux romans d’Echenoz, Un an et Je m’en vais (p. 95‑99), qui superpose plusieurs interprétations de la relation entre les deux romans :

le récit indépendant que Je m’en vais semble d’abord être se révèle peu à peu expansion parallèle (avec fonction d’élucidation) de Un an, puis, à y regarder de plus près, une version sourdement antagoniste.(p. 99)

Versions

25L’un des mérites de l’ouvrage de R. Saint‑Gelais est de ne pas restreindre le domaine transfictionnel aux expansions, et d’envisager des cas plus atypiques. Là où les expansions s’imposent généralement de ne pas contredire la fiction qu’elles prolongent, les versions se permettent de « contredire » la fiction initiale, soit en la racontant depuis un nouveau point de vue, soit en la réinterprétant, soit en la modifiant. Ici, la contradiction ne rompt pas le lien transfictionnel, mais, paradoxalement, l’instaure. Le lecteur découvrira à cette occasion diverses versions de Madame Bovary (Madame Homais ; Monsieur Bovary ; Emma, oh ! Emma), qui corrigent Flaubert de diverses manières.

26Mais nous retiendrons surtout le traitement de La Prisonnière des Sargasses (Wide Sargasso Sea, 1966) de Jean Rhys, prequel de Jane Eyre qui en est aussi, par la force des choses, une version alternative « décentrée » (Jane étant absente). La lecture qu’en fait R. Saint‑Gelais est d’autant plus intéressante qu’elle aboutit à une interprétation « méta‑transfictionnelle », selon laquelle le roman peut être lu comme une réflexion sur le rapport qu’il entretient avec la fiction dont il est issu, sur « la distance incommensurable qui sépare les domaines diégétiques respectifs des deux romans » (p. 150). Au passage, on notera que les transfictions se prêtent souvent à de telles lectures allégoriques : les événements qu’elles racontent peuvent passer pour des métaphores de leur propre statut transfictionnel. R. Saint‑Gelais propose au cours de l’ouvrage plusieurs de ces interprétations « méta‑transfictionnelles », qui prouvent que les auteurs de récits transfictionnels, consciemment ou non, perçoivent les paradoxes inhérents à leur entreprise9.

27De manière générale, R. Saint‑Gelais insiste sur l’indéniable part de jeu qui caractérise la transfictionnalité (et sans doute la fiction, en général). On relèvera notamment l’idée de suspense transfictionnel (p. 181‑186, et p. 220), selon laquelle le lien transfictionnel peut lui‑même faire l’objet d’un suspense narratif, le récit faisant miroiter au lecteur la possibilité d’un lien transfictionnel, sans le poser immédiatement. La considération des formes textuelles met ainsi souvent en évidence des effets de lecture.

Croisements et annexions

28Le troisième grand type de transfiction que repère R. Saint‑Gelais est celui qui consiste à rattacher une fiction à plusieurs fictions préexistantes. C’est sans doute le cas le plus ludique, avec les innombrables « X versus Y » (Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, Sherlock Holmes contre Jack l’éventreur, Bouvard, Pécuchet et les Savants fous, etc.). Certains romans rassemblent même tant de héros d’origines diverses qu’ils se présentent comme des « forums transfictionnels » (p. 221‑228) destinés à absorber toute la littérature.

29R. Saint‑Gelais donne de nombreux exemples de tels « croisements » entre univers fictionnels. Cependant, le matériau semble très hétéroclite, et c’est sans doute le chapitre le moins satisfaisant de l’ouvrage — de l’aveu même de l’auteur, dans une certaine mesure, puisqu’il y indique plus souvent qu’ailleurs l’intérêt mitigé que lui inspirent ces textes10.

30C’est sans doute ce chapitre qui pâtit le plus du corpus choisi par R. Saint‑Gelais, ou du moins d’un déséquilibre dans l’objet lui‑même : n’est‑il pas gênant d’étudier, sous le même nom de « croisement », d’un côté les croisements allographes (entre des œuvres d’auteurs différents) comme Sherlock Holmes vs. Dracula, et de l’autre, les croisements autographes (entre des œuvres d’un même auteur) comme La Comédie humaine ? Les démarches semblent trop différentes pour être réunies sous le même nom. Surtout si cette transfictionnalité autographe n’occupe que quelques pages : comment rendre compte de la complexité transfictionnelle de La Comédie humaine en une dizaine de lignes (p. 193) ? C’est sans doute là que l’on peut dire avec R. Saint‑Gelais lui‑même qu’

un médiéviste, un spécialiste de Balzac (ou de Faulkner) ou un chercheur en études télévisuelles auraient sans nul doute produit un ouvrage sensiblement différent, qui aurait envisagé des cas de figure et auraient abordé des questions que j’ai certainement négligées. (p. 16)11

Captures

31Mais la relation transfictionnelle la plus singulière est sans doute la « capture » (terme emprunté à Ricardou) : « la diégèse originale est rétrospectivement annexée à une diégèse englobante, où elle ne figure plus qu’à titre de récit » (p. 232). Quand don Quichotte rencontre les lecteurs de ses premières aventures, la suite du Quichotte « capture » le premier volume. C’est ce que Genette appelle « continuation métaleptique ».

32C’est un cas litigieux, dont on pourrait sans doute contester le caractère « transfictionnel » : la capture n’est pas une relation de fiction à fiction, mais « une relation entre une fiction et un texte » (p. 234). Mais c’est tout l’intérêt de cette catégorie, que de permettre la comparaison de phénomènes habituellement considérés comme séparés. Cela prouve sans doute que le plan de la fiction se sépare parfois difficilement du plan du récit et de la narration : transtextualité, transfictionnalité, sont séparées ici par une cloison bien mince.

33R. Saint‑Gelais s’appuie sur l’idée d’« effet‑repoussoir » mis en évidence par Vincent Jouve : quand l’auteur établit une dimension fictionnelle à l’intérieur d’une première fiction, cette dernière paraît du même coup d’autant plus réelle au regard de la fiction seconde. Les captures provoquent naturellement cet effet : en repoussant la fiction capturée dans le fictif, la fiction capturante bénéficie d’un supplément de réalité. Le caractère fictif du texte capturant est toujours une « tache aveugle » (p. 258, p. 268).

34Ainsi, le Maigret qui est le narrateur des Mémoires de Maigret paraît plus réel que celui des autres aventures de Maigret, puisqu’il critique les fictions que Simenon a écrites sur lui, en rectifie les erreurs, etc. Bien sûr, nous ne croyons pas plus à ce Maigret (le « vrai » Maigret raconté par lui‑même) qu’à l’autre (le Maigret « fictif » inventé par Simenon), tous deux étant en fin de compte fictifs — mais pas aussi fictifs l’un que l’autre, ou fictifs au même titre. C’est donc seulement en apparence qu’il s’agit d’un jeu entre fiction et réalité ; en revanche, le jeu entre les fictions, le jeu transfictionnel, lui, joue à plein : les Mémoires de Maigret rétroagissent sur toutes les aventures de Maigret, en incitant le lecteur à les relire comme autant de mensonges ou d’approximations de Simenon, transformé en narrateur non fiable.

35L’effet principal des captures est de déplacer les niveaux fictionnels (ce qui était fiction devient fiction dans la fiction, etc.). R. Saint‑Gelais souligne leur ambiguïté : elles peuvent aussi bien mettre à nu la fiction que l’occulter, la « fictionnaliser » que la « défictionnaliser ». On lira notamment avec plaisir la passionnante analyse que R. Saint‑Gelais consacre aux Mémoires du futur d’Atkins, qui capture les classiques de la science-fiction (Huxley, Wells, etc.), que le narrateur lit, sans percevoir leur statut fictionnel, comme autant de sources historiques sur l’histoire écoulée de 1960 à 3750.

Systèmes

36Après ces quatre chapitres analytiques, R. Saint‑Gelais prend un peu de recul et propose une vision d’ensemble du champ transfictionnel. Cette perspective plus synthétique domine les derniers chapitres. Il ne s’agit plus d’affiner la typologie, et d’examiner des transfictions au cas par cas (telle version de Madame Bovary, tel prequel de Jane Eyre), mais de considérer des ensembles transfictionnels, de vastes agglomérats de fictions interconnectées (par exemple l’ensemble formé par tous les dérivés transfictionnels de Madame Bovary).

37Une conclusion s’impose alors : ces ensembles tendent à s’organiser selon un « modèle satellitaire » (p. 313) : un premier texte, central, et, disposés autour de lui et en position subordonnée, ses dérivés transfictionnels, qui restent indépendants les uns des autres. Le texte central a une autorité sur les textes qui le prolongent ; les dérivés, privés de cette autorité, ne produisent pas les mêmes effets. Quelles que soient les contestations ou les subversions que Madame Homais ou Mademoiselle Bovary infligent à Madame Bovary, elles ne le font qu’en en reconnaissant la préséance. De plus, les dérivés ne font référence qu’au texte central, et s’ignorent les uns aux autres. C’est que le « rapport de force entre les textes » (p. 320) est asymétrique : notre littérature, où la notion d’auteur est centrale, donne inévitablement au texte « original » une position hégémonique sur le réseau de fictions qui en dérive. Dans le « système Bovary », Madame Bovary est le seul texte à faire autorité. On retrouve bien l’importance des critères pragmatiques, institutionnels et sociaux, qui avait déjà retenu notre attention dans les premiers chapitres.

38C’est sur le fond de cette hégémonie du modèle satellitaire qu’on peut alors repérer certains modèles alternatifs, qui s’en éloignent plus ou moins. Ce sera le cas si les dérivés rivalisent d’ingéniosité entre eux (ce qui suppose chez leurs auteurs une connaissance encyclopédique des autres dérivés, comme c’est le cas avec les nombreux Sherlock Holmes) ; si l’autorité de l’auteur est partagée et démultipliée (comme dans la Seconde trilogie de Fondation écrite par trois auteurs, dont R. Saint‑Gelais analyse très bien le statut transfictionnel particulièrement complexe) ; ou bien, et c’est l’objet du chapitre « Le stade médiatique de la fiction », si l’on est dans une culture où la notion d’auteur est moins déterminante.

39La culture médiatique, par opposition à la culture littéraire, répartit l’autorité avec moins de parcimonie : on assiste à l’« émancipation transfictionnelle du personnage » (p. 377) hors du domaine réservé d’un auteur. C’est ainsi que l’univers de Star Trek voit fleurir des fan fictions autour du « canon » officiel (films, séries, novélisations…), voire un véritable « fanon » d’éléments fictionnels partagés. Est‑ce à dire que l’asymétrie du modèle satellitaire est dépassée ? Non : cet espace transfictionnel est encore structuré par une « stratification hiérarchisante » (p. 391, p. 414), qui distribue les degrés de légitimité des différentes fictions, et autorise plus ou moins la circulation des éléments d’une fiction à une autre, selon les strates concernées. En fait, la circulation transfictionnelle n’a jamais lieu dans le vide, dans un espace homogène et informe : elle a lieu dans un milieu institutionnel et juridique, dans une culture, dans des habitudes de lecture, qui établissent des hiérarchies, privilégient certaines orientations, et consacrent certaines œuvres.

« À suivre »

40Le livre de R. Saint‑Gelais, on l’aura compris, est avant tout une entreprise systématique de compréhension des phénomènes transfictionnels, que la critique traditionnelle tend à méconnaître ou à dévaloriser. Systématique, certes, et formaliste ; mais ce formalisme n’est pas une technique vide : les passages les plus éclairants sont ceux où la typologie formaliste permet de mettre en évidence, pour une forme donnée, les contraintes qui s’imposent à l’auteur, les stratégies interprétatives qui s’offrent aux lecteurs, et les « effets » qui en résultent. La poétique générale est alors un moyen de lire les œuvres particulières, et inversement.

41On se permettra de terminer sur une réserve : à la longue, la virtuosité des constructions transfictionnelles peut paraître tourner à vide. Leur complexité, leur subtilité, leur inventivité combinatoire, si finement analysées, ont‑elles encore un enjeu ? Le jeu sur les paradoxes de la fiction ne risque‑t‑il pas de devenir vide de sens ? Ce qui est en cause dans ce sentiment (tout personnel) est surtout, me semble‑t‑il, l’atmosphère essentiellement ludique de cette poétique (atmosphère qui est celle de toute rhétorique), au détriment des enjeux esthétiques. Peut‑on analyser la transfictionnalité sans que la poétique ne s’ouvre (ne se dépasse ?) vers les enjeux esthétiques, génériques, voire historiques ? Ainsi, quand Richard Saint‑Gelais se demande, ponctuellement, si l’on peut parler d’une « conception cervantine de la transfictionnalité » (p. 207), nous sentons qu’une vaste question est posée. Y a‑t‑il des styles de transfictionnalité selon les auteurs ? Et y a‑t‑il des « régimes » de transfictionnalité différents, selon les genres, selon les époques, ou selon les aires culturelles ? N’y a‑t‑il pas des « dominantes » dans la transfictionnalité, selon qu’on se situe au xviisiècle ou dans la science‑fiction américaine des années 1940 ? Ces questions et quelques autres, l’auteur les pose d’ailleurs finalement, comme des pistes de recherches possibles. Mais avec ces questions, nous entrons, sans doute, dans un autre domaine : la poétique les rend possibles ; c’est à l’histoire littéraire, à la critique, à l’esthétique, d’y répondre.