Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Janvier 2013 (volume 14, numéro 1)
titre article
Véronique Samson

De l’effort de guerre au « vaste effort pour ne parler de rien » : retour sur les années gaulliennes

Amnésies françaises à l’époque gaullienne (1958‑1981). Littérature, cinéma, presse, politique, sous la direction de Nelly Wolf, Paris : Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2011, 291 p., EAN 9782812403415.

1En assumant la direction du recueil Amnésies françaises à l’époque gaullienne, Nelly Wolf renoue avec une réflexion complexe et nécessaire sur le Nouveau Roman, entamée il y a plus de quinze ans. Dans Une littérature sans histoire1, elle en expliquait l’avènement à la fin des années cinquante non pas seulement par le contexte littéraire, à la manière de ses plus notoires auteurs qui ont voulu légitimer leur entreprise en tant que rupture avec un certain passé du roman, mais plutôt par l’imaginaire social d’un moment historique bien particulier. Ce moment était celui des années d’après‑guerre, marquées par la figure du Général de Gaulle, bornées en amont par son retour au pouvoir, en 1958, et en aval par l’élection du gouvernement socialiste de François Mitterrand, en 1981. Alors que venaient de s’écrire certaines des pages les plus noires de l’histoire française, le Nouveau Roman a représenté dans la littérature « un vaste effort pour ne parler de rien2», à défaut de parler de la drôle de guerre et de son humiliante défaite, de l’armistice et du régime de Vichy, de l’adhésion populaire au Maréchal Pétain, de la collaboration, ou encore de l’acquiescement passif à la déportation des Juifs – tout ce que de Gaulle avait lui‑même laissé de côté dans la construction d’un récit officiel de la France résistante, solidaire dans son opposition à l’occupant allemand. Le présent n’était pas en reste comme sujet d’oubli, avec la guerre d’Algérie venue mimer le processus amnésique de la Deuxième Guerre mondiale, sans toutefois être récupérée par la mémoire collective, la résolution du conflit ou plutôt son oblitération ayant permis d’assoir la légitimité du premier gouvernement de la Ve République. Pour N. Wolf, les discours et déclarations éclatantes de ce mouvement tout autrement bruyant qu’était le Nouveau Roman pouvaient donc être comprises comme l’envers du silence de toute une époque.

2Le recueil Amnésies françaises à l’époque gaullienne (1958‑1981), qui réunit les contributions de membres de l’Équipe Discours/Imaginaires/Textes/Société à la suite d’un colloque qui s’est tenu à Lille en mai 2010, élargit le champ d’étude au‑delà de la littérature néo‑romanesque en s’ouvrant à d’autres formes de discours, notamment médiatique et politique. À première vue, on peut s’interroger sur la pertinence de revenir sur ces années. En effet, le voile est depuis longtemps levé sur le récit national élaboré par de Gaulle avec, entre autres, la traduction française de La France de Vichy de Robert Paxton en 1973 et la diffusion du documentaire Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls après dix ans d’interdiction à la télévision. On peut dire que les faits ont été rétablis — sinon tout à fait assumés. Au lieu d’adopter le point de vue extérieur de l’historien, les contributeurs du recueil se sont donc donné pour but de définir le nouveau « régime mémoriel » (p. 10) façonné par les amnésies gaulliennes, en complément de la notion de « régime d’historicité » forgée par François Hartog. L’ouvrage explore les configurations et les mécanismes de la mémoire de l’époque, au plus profond de sa rumeur, dans les récits, grands et petits, qu’elle a produits.

3L’approche, résolument sociocritique, s’inscrit dans le cadre toujours grandissant des études de la mémoire3, tout en participant d’une réflexion très actuelle sur la perte et l’oubli dans les œuvres littéraires. On situe très bien une entreprise comme celle d’Amnésies françaises aux côtés de parutions récentes comme Présence des œuvres perdues de Judith Schlanger4, ou encore Les Grandes Disparitions d’Isabelle Daunais, pour qui le roman, art tourné vers le passé, se constitue en lieu de comparaison entre ce qui est et ce qui n’est plus5. N. Wolf suggère ainsi en introduction que, contrairement à l’histoire, « seul l’imaginaire narratif est en mesure de donner des contours et une présence à ce qui, par essence, n’est pas, ne se manifeste pas, ne fait pas trace : l’oubli. » (p. 11) Nous emprunterons donc cette voie, plus poétique que politique, pour rendre compte de ce collectif qui accorde au roman et à ses adaptations cinématographiques une place dominante, tout en saluant le grand intérêt des communications de Marc Angenot et Régine Robin sur la « décroyance » politique — celle du Parti Socialiste français envers sa propre idéologie ainsi que celle de la communauté intellectuelle envers les positions de Sartre.

Blancs de mémoire

4Il faut d’abord noter que les articles ne suggèrent pas que d’autres récits, contraires et rivaux, se soient substitués dans la littérature à celui imposé par le pouvoir : au mythe national s’oppose plutôt une série de blancs, de trous, d’« amnésies » dont le pluriel n’est pas fortuit. Dans son étude intitulée « Peut‑on parler d’un moment gaullien de la littérature française? », Christelle Reggiani avance ainsi que les œuvres des années soixante et soixante‑dix s’écrivent avant tout par la « voie négative » (p. 158), en creusant leur écart avec la rhétorique du Général, son éloquence et son enflure. Si l’observation n’est pas fausse, elle néglige de montrer que la littérature, plus qu’un simple contournement du récit gaullien, a aussi trouvé sa langue oublieuse. Plus convaincante est la proposition de N. Wolf, qui avance que l’écriture blanche, en s’imposant dans la production littéraire de l’époque, a « traduit l’impossibilité, pour toute une génération, d’accéder à sa propre négativité historique » (p. 138), au point de constituer le véritable « code narratif de l’amnésie française » (p. 135).

5Le Nouveau Roman serait selon elle, pour reprendre le titre de son essai, une « littérature sans histoire », dépourvue de tout contenu historique. La grande « entreprise de nettoyage » à laquelle invitait Robbe‑Grillet se serait ainsi étendue jusqu’aux évènements historiques. Plus exactement, comme l’écrit N. Wolf dans sa contribution au recueil :

[t]out se passe en fait comme si ces textes [du Nouveau Roman] ne gardaient une trace narrative de la « drôle de guerre », du colonialisme, du totalitarisme, de l’utopie révolutionnaire, que pour mieux en produire l’effacement et le sabordage, sous les yeux du lecteur. (p. 137)

6Le contenu historique est référencé, en filigrane du texte, pour mieux en empêcher la mémoire. N. Wolf propose donc que l’écriture dite blanche ne l’est pas en toute innocence, tout simplement « neutre » comme la décrivait Barthes6, mais doit plutôt être comprise comme une écriture consciente, mettant en scène ses propres procédés d’effacement.

7Il convient de mentionner ici l’étude que livre Anne‑Marie David d’Élise ou la vraie vie, un des rares romans à proposer de façon presque contemporaine aux évènements (en 1967) un contre‑récit de la guerre d’Algérie telle qu’elle a été vécue dans la métropole. Si son auteur, Claire Etcherelli, « prend pour objet des préoccupations de son époque, [elle] se refuse aux innovations formelles du moment » (p. 59), observe A.‑M. David. Cependant, c’est un même imaginaire qui traverse Élise ou la vraie vie et les textes du Nouveau Roman : A.‑M. David et N. Wolf reprennent toutes deux à leur compte, comme plusieurs autres contributeurs de l’ouvrage, l’analyse de Kristin Ross7, selon laquelle toute une symbolique de la blancheur s’est installée en France à partir du début des années soixante. Comme le démontre A.‑M. David, C. Etcherelli inscrit la guerre d’Algérie dans une sorte d’inconscient du texte, impose sa présence et l’actualité de ses enjeux par une série d’oppositions entre souillure et propreté, le travail salissant de l’usine en venant à se substituer à une évocation plus directe des mécanismes de la guerre.

8Coïncidant avec les impératifs de la reconstruction dans l’après‑guerre et une rapide modernisation, les années gaulliennes sont lues ici comme un véritable « blanchissage » du rapport à l’histoire, un amenuisement de la conscience historique devant l’idée d’un progrès uniquement matériel. L’article de Dominique Viart, en clôture du recueil, vient d’ailleurs confirmer le diagnostic depuis le point de vue des romans actuels qui se penchent sur le passé encore proche des années soixante. Par le biais d’une fort belle analyse des scènes de déjeuners familiaux qui ponctuent Les Années d’Annie Ernaux (2008), D. Viart montre que « paroles, commentaires, évènements, discours flottants, vécu de l’Histoire s’y estompent progressivement au profit des objets, dont les nombreuses listes nourrissent le texte » (p. 255). Les souvenirs collectifs, se rapportant aux évènements historiques, sont remplacés par la mémoire nominative de ces nouveaux objets de consommation qui affluent dans le quotidien à un rythme de plus en plus rapide et dont la possession finit par représenter l’unique horizon temporel de l’existence. « Dans le cours de l’existence personnelle, l’Histoire ne signifiait pas8 », pour citer la narratrice des Années. Par rapport à la littérature objective ou objectale qu’était le Nouveau Roman, où le rapport au monde se réduisait à l’immanence de l’objet, A. Ernaux prend donc un certain recul qui lui permet de mesurer le mouvement de la modernisation et de témoigner d’une France en voie de devenir, selon la formule d’Hartog, une « préretraitée de l’histoire9 ».

De l’amnésie à l’hypermnésie

9Au fil des contributions, les années gaulliennes apparaissent comme situées au croisement de deux régimes d’historicité : en amont, le régime moderne orienté vers le futur ; en aval, le régime du présent dilaté et perpétuel — ou encore, en termes de régime mémoriel : l’amnésie nécessaire d’un côté et, de l’autre, l’hypermnésie et la frénésie commémorative envers un passé qu’il s’agit de maintenir dans le présent10. Ce moment particulier est éclairé par la contribution de François Provenzano, qui se penche sur la couverture effectuée par L’Express de deux évènements fortement imbriqués dans la mémoire nationale, soit le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, en décembre 1964, et les célébrations entourant le bicentenaire de la naissance de Napoléon, en août 1969. Dans la rhétorique de ce nouveau format médiatique, Fr. Provenzano lit une disqualification de l’acte de mémoire, en tant que forme de conservatisme héritée d’une France maintenant dépassée.

L’amnésie — ici comprise comme l’absence ou le refus de la transmission – est bien du côté des valeurs modernes : plutôt que de ressasser un passé toujours suspect d’être aliénant, il s’agit pour le journal comme pour ses lecteurs d’éprouver leur propre trace dans l’actualité (p. 210).

10À l’acte commémoratif se substitue alors ce que Fr. Provenzano décrit comme une entreprise de révélation : l’hebdomadaire, en postulant une vérité essentielle encore à montrer au sujet des figures du passé, les inscrit dans le temps immédiat de l’actualité plutôt que dans celui, révolu, de la mémoire. Invoquant témoins et experts, recourant aux effets du récit au présent et aux procédés de l’enquête, le discours médiatique de L’Express se littérarise et « suspend la lecture mémorielle au profit d’une lecture où la question de la vérité du passé collectif est court‑circuitée par celle de la vraisemblance romanesque. » (p. 206) Le passé ne se mesure qu’à l’aune du présent des lecteurs et devient intelligible dans les rapports tissés par l’hebdomadaire avec des élections présidentielles imminentes. On fait ainsi « de l’intertexte le substitut acceptable de la mémoire » : « c’est la mémoire elle‑même qui apparaît comme un oubli condamnable du présent » (p. 210), conclut Fr. Provenzano.

11Ce repli sur le présent conserve toute l’ambiguïté d’une période de transition : si le passé dans tout ce qu’il a de poussiéreux est relégué à l’oubli, il est simultanément inclus dans le présent et gardé vivant au sein de celui‑ci. Nombre de textes dans le recueil présentent ainsi l’amnésie et l’hypermnésie comme indissociables dans des œuvres parallèles ou postérieures au Nouveau Roman. Pour Ela Valimareanu, par exemple, Georges Perec établit son rapport à l’Histoire autant par des vides mémoriels que par l’accumulation de souvenirs et la profusion de mots :

Métaphore de l’enfant qui joue à cache‑cache, l’œuvre perecquienne se construit à travers ce tâtonnement entre deux opposés, amnésie et hypermnésie, mémoire trouée qui esquive le traumatisme et mémoire envahie par tout ce qu’elle a vécu, défoulement et refoulement (p. 161).

12N. Wolf suggère à son tour que l’écriture blanche peut se rendre disponible pour dire à la fois le souvenir et son absence. Elle décrit ainsi la trajectoire de Patrick Modiano comme une conversion à l’écriture blanche, atténuant l’emphase du style ainsi que les références à la guerre et au génocide juif — une conversion qui a lieu au milieu des années soixante‑dix, précisément au moment où ces évènements sont en train de retrouver leur place dans l’historiographie :

L’écriture blanche de Modiano doit être reliée à son écriture noire pour livrer son sens. C’est une écriture de l’amnésie en tant que l’amnésie est inséparable de l’hypermnésie, et la dépression mémorielle de l’hystérie mémorielle. (p. 142)

13Ce que suggèrent ces deux interventions, qui ne renouvellent pas pour autant le corpus d’études critiques déjà vaste sur le sujet dans les œuvres de Perec et Modiano, c’est que le lien entre l’écriture et l’oubli s’est complexifié depuis les années Robbe‑Grillet. Le soupçon semble s’être porté presque immédiatement sur la compulsion mémorielle qui s’est imposée depuis le milieu des années soixante‑dix. Pour Perec et Modiano, l’hypermnésie devient amnésie, en ce qu’elle sature la mémoire et finit par faire écran : la vérité du souvenir réside alors dans son caractère partiel et lacunaire. C. Reggiani observe ainsi dans son intervention le renversement opéré chez Modiano autour de son roman Dora Bruder (1997), qui confère à l’oubli une valeur positive — l’oubli étant entendu maintenant comme une manière de conserver « [u]n pauvre et précieux secret », à l’écart du grand récit historique qui inéluctablement « souille » et « détruit » (p. 152). Après la blancheur de la décennie du Nouveau Roman, la fiction émergeant dans les années soixante‑dix revendique le droit de rester dans le domaine du gris : la vérité apparait entre les pages de l’histoire. On peut d’ailleurs reprocher aux auteurs d’Amnésies françaises de conserver un certain flou autour de ces périodisations, sans insister davantage sur l’hétérogénéité du rapport entre littérature et mémoire d’un bout à l’autre des années regroupées ici sous la dénomination de « gaulliennes ».

14L’hypothèse intéressante que propose N. Wolf dans son introduction, à savoir que les amnésies gaulliennes auraient préparé le terrain pour l’hypermnésie qui est aujourd’hui la nôtre, reste donc à préciser : l’hypermnésie n’a pas succédé à l’amnésie gaullienne comme un simple retour de balancier. Il apparait plutôt que l’oblitération des liens avec le passé, par l’intermédiaire d’un récit national qui ne coïncidait pas tout à fait avec le souvenir, a contribué à saper le fond de la mémoire vive, dans le sens où l’entendait Pierre Nora au moment d’entamer l’entreprise des Lieux de mémoire11. L’hypermnésie, plus que la compensation d’une mémoire qui aurait horreur du vide, serait alors le symptôme d’une coupure dans le fil de la transmission mémorielle. C’est, pour y revenir une dernière fois, ce que suggère D. Viart lorsqu’il fait des objets de consommation énumérés dans Les Années les témoins minuscules d’une époque à laquelle ils demeuraient trop soudés, « fondus dans le siècle et destinés à y disparaître » (p. 255). Ces objets, réduits à leur pure nomination, à leur pure matérialité plastique et verbale, font appel en effet à une mémoire partagée, mais cependant non partageable — à une « compétence lectorale » (p. 257) qui, comme l’indique D. Viart, restreint forcément la réception. Le texte d’A. Ernaux « apparaît ipso facto comme destiné à ceux dont il évoque et partage le passé, invités à communier dans la mélancolie des souvenirs communs, et non aux générations à venir. » (ibid.) Les objets du texte, symboles du désir moderne d’en finir avec le passé, empêchent du même coup toute mémoire future : la compulsion du ressouvenir des Années tourne à vide. S’il ne fait nul doute que le roman trouvera encore des lecteurs après la disparition des derniers témoins des Trente glorieuses, il y a des chances pour qu’il subsiste encore avant tout par le charme suranné de ce qui a cessé d’être intelligible.

La mémoire des œuvres

15Au‑delà des objets de consommation, engloutis par l’époque et aussitôt remplacés par d’autres, demeure, pour emprunter au beau titre de J. Schlanger, la question de la « mémoire des œuvres ». L’époque gaullienne vit en effet encore aujourd’hui par une histoire littéraire que les textes rassemblés dans ce recueil à la fois reconduisent et interrogent. Cette histoire, fondée sur la logique de l’avant‑garde appliquée au roman, prend pour point focal le Nouveau Roman, et particulièrement ses défenseurs les plus visibles. Pour cette raison même, il apparaît qu’un Robbe‑Grillet a connu la même fortune que les gadgets décrits par A. Ernaux. Suivant la thèse de N. Wolf dans son essai de 1995, le Nouveau Roman a été « sans histoire » dans un autre sens encore que ceux explorés jusqu’ici : dépourvu de tout devenir historique, il subsiste dans les manuels scolaires sans cependant pouvoir revendiquer un héritage chez une majorité d’écrivains actuels. L’affirmation reste à nuancer, mais elle décrit avec justesse ce mouvement littéraire apparu de manière fulgurante en éclipsant la production littéraire environnante, mais s’éteignant rapidement sans étendre au‑delà le halo de son influence.

16La contribution de Yan Hamel, tout comme celle de A.‑M. David mentionnée plus tôt, est précieuse en ce qu’elle nous rappelle la présence dans le champ littéraire de l’époque d’un romancier tombé dans les marges de cette histoire des œuvres érigée à coup de grandes ruptures. Si la question de la qualité n’est évidemment pas à escamoter, il semble qu’elle n’épuise pas à elle seule les raisons d’un tel oubli. Dans « L’Amnésie de la Résistance et de Mai 68, selon François Nourissier », Y. Hamel nous présente un romancier qui se décrivait comme moyen, sinon médiocre et aspirait ainsi à écrire au plus près de la majorité des Français. Son roman Allemande, publié en 1973, insiste sur l’apathie et le consentement passif de cette population pendant et après les années Vichy. Pour Y. Hamel, Nourissier vise à construire une mémoire de la Seconde Guerre mondiale opposée à celle que diffusent ses adversaires depuis la Libération, et à l’absence de compréhension et de mémoire qui en découle chez les jeunes générations, et notamment chez celles qui ont fait la révolution de 1968 (p. 51).

17Nourissier s’insurge contre les deux amnésies consécutives recouvertes d’abord par le mythe de la Résistance, puis par la révolution de Mai 68, qui aurait péché selon lui par son indifférence totale envers le passé historique récent. Il faut souligner avec Y. Hamel que l’engagement de la mémoire demeure ici paradoxal, en ce qu’il renverse le « sérieux littéraire » qui était l’apanage des écrivains engagés : Nourissier, au final, « s’engage contre l’engagement » (p. 51).

Il lui faut dénoncer les valeurs de ses adversaires, entreprise éminemment politique, tout en défendant une littérature dépolitisée, anodine et purement divertissante. (ibid.)

18Cette posture intenable le rapproche de l’ironie profonde des Hussards, trop brièvement évoquée par Sarah Sindaco, qui éclaire dans sa contribution leur attitude ambiguë envers l’engagement, partagée par le roman Le Petit soldat de Claude Saint‑Benoît — quelque part entre le mépris pour la mythologie héroïque du résistant et du réfractaire, et une fascination esthétique pour le beau geste. Cette novellisation du film éponyme de Jean‑Luc Godard, parue en 1961, réagit comme Nourissier « à la construction d’une mémoire univoque et manichéenne qui s’appuie sur l’héroïsme résistant comme seul horizon de référence » (p. 100), explique S. Sindaco.

19Aux côtés de ces voix ambiguës s’élèvent quelques autres, rares, plus fortement dénonciatrices, autour des événements de la guerre d’Algérie, dont Élise ou la vraie vie serait le meilleur exemple. Pour Djemaa Maazouzi, l’adaptation cinématographique du roman de C. Etcherelli, réaliséepar Michel Drach et sortie en salles en 1970, cherche à inscrire dans la longue durée le souvenir du conflit en ravivant les enjeux du racisme dans leur actualité la plus criante : elle démontre ainsi le « transfert » du racisme colonial vers la métropole. Dj. Maazouzi avance ensuite que c’est la réactivation de cette mémoire qui aurait permis à M. Drach de revisiter son passé juif sous l’Occupation, dans des films postérieurs. Reprenant l’idée de mémoire exemplaire chez Tzvetan Todorov, elle conclut que le premier souvenir « ouvre à l’analogie12 ».

20La mémoire est donc longue dans ces œuvres, et certainement encore bien vive. Elle intervient dans le discours littéraire et y revendique son droit de cité. Les œuvres de Nourissier, C. Etcherelli ou Saint‑Benoît révèlent que l’amnésie, comme la mémoire gaullienne, n’est qu’officielle. Le souvenir n’est pas véritablement oblitéré à l’époque : il serait probablement plus exact de dire qu’il ne parvient pas à trouver sa juste expression. Pourtant, ce fut le lot des quelques romanciers étudiés ici que de sombrer dans un oubli contre lequel ils avaient lutté. La place du Nouveau Roman dans le recueil (avec des textes sur Samuel Beckett, Michel Butor, etc.), recoupant les choix de l’histoire littéraire, révèle encore une autre amnésie, celle de la perte inévitable de nombre d’œuvres allant en quelque sorte à rebours des années gaulliennes et de leurs structures profondes. On peut ainsi regretter l’absence aux côtés de Perec de la mémoire ressassante de Claude Simon, ou de celle plus rêveuse de Julien Gracq ou Louis‑René des Forêts, tous auteurs de récits sur la Deuxième Guerre mondiale. Avec Amnésies françaises, nous conservons une certaine idée de la littérature, celle d’une mémoire inquiète, vacillante, toujours au bord de la disparition.