Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Février 2013 (volume 14, numéro 2)
titre article
Nathalie Mauriac Dyer

Genèse, ta forêt obscure

Akio Wada, La Création romanesque de Proust : la genèse de « Combray », Paris : Honoré Champion, coll. « Recherches proustiennes », 2012, 208 p., EAN 9782745323743.

1« Jacques [Rivière] ne se doute pas du travail que j’ai fourni en faisant ce livre », écrivait Proust à Gallimard en 1921 à propos de la Recherche1. Alors qu’on célèbre Du côté de chez Swann, l’ouvrage d’Akio Wada vient opportunément rappeler quelle forêt dense et touffue de manuscrits cache en effet l’arbre centenaire. Professeur à l’Université d’Osaka, auteur d’un très précieux Index général des Cahiers de brouillon de Marcel Proust2, A. Wada est, avec ses aînés Kazuyoshi Yoshikawa et le regretté Jo Yoshida, un représentant éminent de cette école japonaise qui a très largement contribué à fonder la génétique textuelle proustienne. Il faut donc saluer la publication de sa thèse3, qui avait été soutenue en 1986 sous la direction de Michel Raimond. Regrettons cependant que cette publication ne soit pas intégrale : voilà qui ne rend pas tout à fait justice au travail considérable de l’auteur, et ne va pas simplifier la tâche du lecteur désireux de le suivre dans les pistes qu’il ouvre (ou redessine) dans l’épaisseur du taillis proustien. C’est donc l’occasion, tout en rappelant les acquis principaux du travail d’A. Wada, de revenir sur quelques « conditions de possibilité » d’une bonne réception des études génétiques.

De « Combray » au Temps retrouvé

2L’ambition de la recherche d’A. Wada, que résument les tableaux présentés avec prudence en conclusion, est rien moins que le classement en chronologie tant absolue que relative des cahiers et dactylographies de Proust entre l’automne de 1909 et l’été de 1911. La période peut paraître étroite, mais l’enjeu est considérable : Proust, dont le (« premier chapitre » du) Contre Sainte‑Beuve. Souvenir d’une matinée a (heureusement) été refusé par Le Figaro au tournant de 1909‑1910, amplifie considérablement le « Combray » primitif, rédige les cycles de Swann, des « jeunes filles », de Guermantes, et invente « le Temps retrouvé » — en un mot, il s’agit de la période où le projet Contre Sainte‑Beuve (déjà passé d’un problématique essai de critique littéraire à un récit auto‑fictionnel, et de ce récit à un roman critique) est définitivement englouti par la naissance de ce qui finira par s’appeler en 1913 À la recherche du temps perdu. Période d’inventio intense, effervescente, en attendant qu’en 1913‑1914 la publication du premier volume, l’interruption de la Guerre, l’intercalation de nouveaux scénarios amoureux (Albertine) ne viennent relancer, une nouvelle fois, le cours d’une genèse à rebondissements.

3L’envergure du corpus manuscrit visé par l’étude d’A. Wada est impressionnante : une quarantaine des soixante‑quinze cahiers du fonds Proust de la Bibliothèque nationale de France, plus les dactylographies de « Combray ». Rappelons que Proust ne datait rien (ni manuscrits, ni correspondance) et ne composait pas de manière linéaire. Fort de sa grande familiarité avec une bonne partie du fonds manuscrit, A. Wada repère tout de même des régularités dans sa pratique scripturale, et propose une typologie génétique fondée sur l’existence de « cycles » rédactionnels à quatre temps : brouillon > montage > mise au net > dactylographie. Il n’en reste pas moins que la phase de brouillon revêt chez Proust une extension remarquable, puisqu’elle se prolonge, en réalité, jusqu’aux toutes dernières étapes du processus. C’est là un des traits définitoires de ce qu’on appellera, à la suite des travaux d’Anne Herschberg Pierrot, son « style de genèse4 » — on est donc loin d’une stricte méthode de composition à la Flaubert (notes documentaires, plans et scénarios, scénarios développés, brouillons, mise au net, manuscrit, manuscrit définitif5…). A. Wada montre d’ailleurs comment Proust utilise, à l’occasion, les pages versos de la dactylographie de « Combray » comme brouillons pour des passages qui seront ensuite retravaillés dans les cahiers avant leur intégration définitive sous forme de pages dactylographiées additionnelles. Cette relance permanente de l’écriture, que Proust pratique dans les marges et sur les versos des cahiers dits « de montage », puis de « mise au net », puis sur les dactylographies et enfin sur les placards et épreuves, n’est pourtant pas toujours synonyme d’expansion : « la plus grande richesse des images ne signifie pas toujours la postérité d’un brouillon ; il semble au contraire que Proust simplifie les phrases surchargées », met en garde A. Wada. « Surnourriture », certes, comme Proust le disait lui‑même, mais aussi condensation, concentration, ellipse.

4Le classement s’effectue en croisant les critères et les indices (scénariques, onomastiques, stylistiques, épistolaires, codicologiques…) et les résultats peuvent toujours être affinés ou remis en question6. Mais il arrive qu’ils soient incontestables, comme pour la dactylographie primitive de « Combray » (156 pages en trois exemplaires7). A. Wada établit ainsi — et Françoise Leriche était parvenue indépendamment et simultanément à la même conclusion8 — que ce document qu’on avait daté jusque là de 1911, ou, au plus tôt, de 1910, remontait en réalité à novembre 1909. Résultat de la dictée par Proust puis de la frappe par les « brillants dioscures de la sténographie9 », des Cahiers de « mise au net » 9, 10 et 63, l’un de ses exemplaires fut aussitôt transmis au Figaro. Sur un autre exemplaire de cette dactylographie primitive du début du Contre Sainte‑Beuve. Souvenir d’une matinée, A. Wada distingue trois couches de corrections : la première, à l’encre rouge, s’étendrait de la fin de 1909 au printemps de 1910 — il la met en relation avec des notes de la même encre dans le Carnet 1 (notes dont on pourra, sur Gallica, aller admirer l’éclat10, à défaut de celles de la dactylographie, malheureusement non encore numérisée) ; la deuxième couche de corrections, à l’encre noire, est placée entre les étés de 1911 et 1912 ; la troisième au crayon bleu, entre février et juin 1913, alors que Proust a déjà envoyé un exemplaire de la dactylographie du « Temps perdu » (712 pages au moins) chez Grasset et se prépare à réviser les placards du futur Du côté de chez Swann. L’«épaisseur temporelle du document est telle », écrit A. Wada, « qu’elle servira de point de repère pour l’étude génétique du roman ».

5C’est cette étude qu’il mène, pour la première période seulement (si on peut dire), et sur un choix d’ajouts significatifs qui prennent leur source dans divers cahiers : ajouts relatifs au personnage de Bergotte, au parc de Swann à Tansonville et à Gilberte, à Roussainville et Montjouvain, à la duchesse de Guermantes. Autant de « cas » auxquels on s’attachera en fonction de ses propres pistes de recherche dans une genèse buissonnante (y compris de « pistes » abandonnées), puisque, parallèlement, Proust développe dans d’autres séries de cahiers les amours de Swann et d’autres amours du héros avec les « jeunes filles ». Le lecteur non spécialiste sera peut‑être moins sensible aux méandres de l’argumentation chronologique qu’aux remarques qui touchent à la poétique proustienne. Comme le souligne à plusieurs reprises A. Wada, Proust ne rédige pas selon « l’ordre narratif » (c’est pour cela, bien entendu, que le classement des cahiers de la Bibliothèque nationale, qui suit cet ordre, est bouleversé par le classement génétique), mais par cycles thématiques qu’il trame et croise ensuite, ou selon des logiques « profondes », comme celle qui voit les épisodes de la profanation gomorrhéenne et de la maladie de la grand‑mère figurer l’un derrière l’autre dans le même cahier (Cahier 14).

6A. Wada s’attache enfin à la période qu’il a définie en « creux » entre les première et deuxième couches de correction à la dactylographie primitive, période cruciale qui s’étend du printemps de 1910 à l’été de 1911. Cette « année de silence où il n’y a pas la moindre vague à la surface de [l]a vie sociale et privée » de Proust, écrit‑il, est en effet une « année de travail où de vrais événements se produisent dans sa vie créatrice » : la naissance d’un nouvel épisode issu du cycle Guermantes, que Proust désigne comme « un bal “de têtes”11 », évince la « conversation avec Maman » sur l’esthétique qui devait occuper la fin du Contre Sainte‑Beuve ; l’exposé d’esthétique se métamorphose en « Adoration perpétuelle », intégrant les épisodes d’épiphanie qui étaient partie prenante de la dactylographie primitive de « Combray » et y sont supprimés : l’explication de la joie procurée par le goût d’une madeleine, la redécouverte adulte d’un exemplaire de François le Champi sont différés jusqu’au bout du livre. C’est la fin du projet Contre Sainte‑Beuve « roman12 » : plus trace de la matinée avec Maman dans le nouvel incipit qui apparaît par une correction à la dactylographie (« Longtemps… »), même si on a envie de suggérer que la future « Matinée chez la princesse de Guermantes » en garde peut‑être, par jeu, la secrète mémoire. Le « Temps retrouvé » est né, et se développe dans les Cahiers 58 et 5713, au tournant de 1910 et 1911. La structure de la Recherche, au sein de laquelle elle pourra développer son inachèvement, est en place.

La génétique textuelle : quel protocole éditorial ?

7La question méthodologique posée par l’ouvrage d’A. Wada n’est pas celle de l’éventuelle « péremption » de ses hypothèses et de ses classements : il fallait publier cette thèse, comme il faudrait publier les thèses fondamentales de K. Yoshikawa et de J. Yoshida14. Elle n’est pas même celle de la difficulté qu’on peut avoir, souvent, à le suivre dans la « forêt obscure » des cahiers, puisque le chercheur finit, inévitablement, par mimer son objet. Mais La Création romanesque de Proust : la genèse de Combray pose, assez abruptement, la question de sa propre lisibilité, et, plus largement, de la lisibilité des études génétiques en dehors de la publication conjointe des brouillons. Il est en effet dommageable que la thèse de 1986 ait été publiée sous une forme amputée, puisque les extraits de cahiers et de dactylographies sur lesquels s’appuient chapitre par chapitre les démonstrations, et qui étaient transcrits dans le tome II, n’ont pas été repris en annexe — choix éditorial d’autant plus incompréhensible que le livre, en l’état, est bref. Certes, tous les cahiers et carnets du fonds Proust sont aujourd’hui numérisés, et comme tels accessibles sur Gallica. Mais l’accessibilité du document « brut » ne signifie pas qu’il sera lisible sans la médiation d’une transcription, qu’elle soit linéarisée ou diplomatique. Les transcriptions manquent plus encore dans le cas des dactylographies corrigées de « Combray », puisqu’elles ne sont accessibles que localement, à la BnF ou à l’ITEM, sous la forme de microfilms.

8Du point de vue épistémologique, la génétique textuelle s’est toujours heurtée à la question de l’accessibilité de son objet. Si critique et poétique raisonnent à partir de textes publiés dont la vertu première est la disponibilité et (la plupart du temps) la fixité formelle, la critique génétique pâtit de la double difficulté d’un matériau « ésotérique » (caché dans les rayonnages de départements spécialisés), et labile (disons au passage que le reproche de « positivisme » qui lui est parfois fait est paradoxal, aucun objet n’étant aussi fuyant, aussi réfractaire à toute réduction, et, au fond, aussi intraitable que le manuscrit autographe de travail). Bien conscients de la difficulté qu’il y aurait eu à disserter autour d’un objet essentiellement absent, les « généticiens » proustiens se sont d’emblée efforcés de le produire en même temps qu’ils en faisaient l’analyse : d’où la présence quasi systématique, avant ou après le commentaire « génétique », d’une transcription du manuscrit en question15. Dans les années héroïques où les documents (ou leurs microfilms) n’étaient accessibles qu’à une poignée de chercheurs et où la reproduction en fac‑similé était économiquement exorbitante, seule la transcription « linéarisée », c’est‑à‑dire textuelle, pouvait représenter (tenir lieu de) l’objet « manuscrit ». On voit que la nécessité de la chose était aussi sa limite objective : artefact indispensable, la transcription ne pouvait pas être validée (ou falsifiée) par ceux‑là mêmes à qui elle s’adressait. D’où, par défaut, une forme d’« argument d’autorité » critique.

9Ces conditions défavorables de réception ont prévalu pendant près de cinquante ans mais ne sont plus, ou sont de moins en moins, à l’ordre du jour, puisque le processus de numérisation a été enclenché en 2007, et qu’aujourd’hui tous les cahiers et carnets du fonds Proust, en tous cas, sont très aisément accessibles16. L’étudiant et le chercheur scrupuleux ou tout simplement curieux peut enfin appeler, à côté de la transcription et du commentaire, le troisième terme longtemps manquant de l’équation : le manuscrit, sous la forme d’une image en couleur, haute définition, zoomable et téléchargeable. La lecture informée, « augmentée » et critique de nombreux travaux fondamentaux de génétique proustienne est enfin possible. On ne dissimulera pas, certes, sa difficulté, mais enfin l’argument de l’ésotérisme ne peut plus être aussi facilement avancé. Aussi est‑il pour le moins paradoxal qu’on puisse être tenté de l’opposer, à nouveau, à l’une des rares thèses de génétique proustienne enfin publiée en France. Pour que l’heureux événement de cette publication ne conforte pas l’idée — qui fut vraie, mais l’est de moins en moins — que la génétique textuelle ne s’adresse qu’à des happy few, il serait bon de penser à des modalités éditoriales plus adaptées, qui mettent en réseau, par exemple, les manuscrits avec l’abondante littérature existante.