Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Février 2013 (volume 14, numéro 2)
titre article
Pauline Moret

Proust & les idéologies sociales

Edward J. Hughes, Proust, Class, and Nation, Oxford : Oxford University Press, 2011, 328 p., EAN 9780199609864 & Jacqueline Rose, Proust Among the Nations : from Dreyfus to the Middle East, London, Chicago : The University of Chicago Press, coll. « Literature and Literary Criticism », 2011, 256 p., EAN 9780226725789.

« Bien des lecteurs de Proust seraient étonnés, si je leur disais que les conclusions idéologiques d’À la recherche, que j’ai trouvées personnellement, étaient presque pascaliennes. » Joseph Czapsky1.

1Les études proustiennes en Grande‑Bretagne et aux États‑Unis se démarquent des études françaises par des thèmes et des méthodes souvent différentes. Outre‑Manche et outre‑Atlantique, on s’attache particulièrement à ce que Marion Schmid appelle « un Proust hétérodoxe2 ». Cette prédilection pour des approches iconoclastes de l’œuvre proustienne est parfaitement illustrée par deux livres parus en 2011, Proust, Class, and Nation de Edward J. Hughes et Proust Among the Nations : from Dreyfus to the Middle East de Jacqueline Rose.

2Les points communs apparents de ces deux études sont frappants : leurs titres respectifs, leur parution presque simultanée, et bien entendu, leur sujet : les rapports entre les idéologies et le texte proustien, plus précisément les relations entre individu et nation, doublée des relations de classe dans le cas d’E. Hughes. Cette attention portée aux idéologies sociales démontre d’emblée un certain décalage critique par rapport à la France. Elle est également le fruit du temps : les premières lectures de Proust s’étaient intéressées à son esthétique, à sa moralité, à sa philosophie enfin. Ce n’est que récemment, sous l’influence des cultural studies, qu’on a commencé à lire un Proust politique, souvent en prenant comme point de départ l’épisode de la guerre dans Le Temps retrouvé.

3Toutefois, quoique les deux auteurs fassent le choix d’étudier un Proust « hétérodoxe », leurs approches et leurs conclusions n’en diffèrent pas moins considérablement, soulignant ainsi, de manière incidente, la difficulté du thème choisi.

4E. Hughes, dont on connaît la thèse publiée sous le titre de Marcel Proust, Study in the Quality of Awareness3, a rénové considérablement l’analyse du discours sur Proust en s’inspirant des cultural studies ainsi que des théories post‑coloniales4. C’est dans cette optique que s’inscrit Proust, Class, and Nation, une étude à entrées multiples, attentive à la lettre du texte afin d’en déduire une potentielle idéologie proustienne.

5Le cheminement de J. Rose, en revanche, n’est pas celui des « “proustologues” de profession », pour reprendre l’expression de Jean‑François Revel5. Connue pour ses travaux sur la poète Sylvia Plath6, J. Rose a publié un premier ouvrage relié à Proust en 2001, Albertine7. Loin d’être une étude universitaire, Albertine est un roman dans lequel l’auteur adopte le point de vue du personnage éponyme afin de raconter à sa façon l’histoire d’À la recherche du temps perdu, ou du moins du cycle d’Albertine. Philosophe inspirée par les théories féministes et psychanalytiques, J. Rose s’intéresse également de près au conflit israélo‑palestinien8. Ce sont toutes ces questions que l’on retrouve au cœur de Proust Among the Nations, dont le titre est un clair hommage au Proust Among the Stars de Malcolm Bowie9. Délibérément audacieux, l’ouvrage examine les ressorts mentaux et philosophiques inscrits dans le texte proustien et les relie à des problématiques aussi inattendues que difficiles, comme le massacre de Sabra et Chatila au Liban en 1982.

Proust ? Sans opinion

6On se souvient de l’accusation féroce de Céline contre le monde proustien dans le Voyage au bout de la nuit :

Proust, mi‑revenant lui‑même, s’est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l’infini, la diluante futilité des rites et démarches qui s’entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d’improbables Cythères10.

7Ce Proust inattentif et ignorant des classes populaires, amoureux uniquement de salons oisifs et délétères, est une accusation connue et que la Recherche a longtemps traînée derrière elle. E. Hughes revient sur cette idée et la remet en cause frontalement, postulant au contraire une importance fondatrice des thèmes de classe et de nation chez Proust11. Jacques Dubois, dans Pour Albertine. Proust et le sens du social, avait déjà évoqué l’« excitation qui s’empare volontiers de Proust aussitôt qu’il traite de classes, de hiérarchies, de rapports de domination12. » E. Hughes s’attelle donc à creuser encore plus profondément ce sillon d’une « sociologie amoureuse13 » proustienne.

8Il remarque tout d’abord une évolution de Proust vers l’apolitisme, ou plutôt, vers une suspension du jugement14. L’épochè est perceptible dans le passage de Jean Santeuil à la Recherche, etpeut se lire également dans la correspondance. Le Proust d’avant la Recherche est en effet, comme l’avait déjà remarqué Georges Bataille dans La Littérature et le Mal, bien plus passionné. Bataille lui donnait avec, sans doute, un peu de provocation, l’étiquette de « socialiste15 ». E. Hughes nuance cette version en montrant un Proust à la fois ardemment dreyfusard, épris de justice sociale, refusant la compartimentation, comme dans cet extrait du Contre Sainte‑Beuve :

En outre, il est aussi vain d’écrire pour le peuple que pour les enfants. Ce qui féconde un enfant, ce n’est pas un livre d’enfantillages. Pourquoi croit‑on qu’un ouvrier électricien a besoin que vous écriviez mal et parliez de la Révolution Française pour vous comprendre16 ?

9mais également, par certains aspects, réactionnaire. E. Hughes signale en effet plusieurs textes où, selon lui, Proust « unambiguously promoted social conservatism17.

10Ces prises de position de Proust, toutefois, évoluent vers un refus d’adhérer à tel ou tel camp dans les débats politiques et sociaux. E. Hughes souligne son désir de se tenir à distance raisonnable de ces agitations partisanes : « Proust’s outspoken rejection of these calls to collectivist identity, whether nationalist or internationalist, suggests a writer working to clear a space that would be unrestricted by ideological prescriptiveness18. » On se souviendra en effet de la fameuse phrase :

Aucun esprit juste ne contestera qu’on fait perdre sa valeur universelle à une œuvre en la dénationalisant, et que c’est à la cime même du particulier qu’éclot le général. Mais n’est‑ce pas une vérité du même ordre, qu’on ôte sa valeur générale et même nationale à une œuvre en cherchant à la nationaliser19 ?

11Ce scepticisme croissant, ce « move of containment20 », signifie‑t‑il pour autant un désintérêt envers les questions sociales ? E. Hughes veut nous montrer qu’il n’en est rien.

12Ainsi, s’appuyant sur la critique génétique, il signale que

in significant respects, the post‑1914 additions to the Balbec pages of the novel show Proust incorporating and reacting to the symptoms of social movement and contestation affecting French society around the time of the First World War21.

13Loin de diminuer, l’attention de Proust aux dynamiques sociales ne fait que grandir, quoique sous couvert d’une apparente indifférence.

14Par ailleurs, à travers une analyse du personnage de Swann en qui il voit une image du narrateur (quoique cette position ait été critiquée22) et par là, de Proust, E. Hughes conclut que

the evolution in Swann’s « croyances intellectuelles » approximates to Proust’s own ideological trajectory to the extent that the belief in elites comes to mutate into a relativized account of the social strata of the Third Republic. This is not say that Proust’s writing ceases to carry the traces of a significant ideological inflection.

15Au contraire, Swann comme Proust reste partial. « Proust does not escape classification23. » Ici réside l’essentiel de la thèse d’E. Hughes : montrer que si Proust et son narrateur cherchent à mettre à distance des débats d’époque, ils n’en sont pas moins plongés dans un contexte historique, de telle sorte que les outils utilisés pour la mise à distance sont eux‑mêmes idéologiquement marqués. On peut lire ici un écho de la thèse marxiste de Michael Sprinker, History and Ideology in Proust24, qui lisait toute la Recherche à l’aune du matérialisme historique.

Les subalternes proustiens peuvent‑ils parler ?

16Si l’on admet donc avec E. Hughes que Proust n’échappe pas aux classes, comment apparaissent‑elles dans le cœur du texte ? E. Hughes développe ici une analyse dense de la Recherche. Usant de la terminologie et des méthodes de la théorie post‑coloniale et post‑marxiste (« subalterns », par exemple, renvoie aux travaux de Gayatri Chakravorty Spivak25), il veut nous montrer que la Recherche n’est pas étrangère aux dynamiques de l’hégémonie culturelle. Nous pouvons sans doute lire ici un héritage de Gramsci. E. Hughes se sert d’angles variés, passant entre autres d’une étude du rapport économique du narrateur avec Albertine à une étude du bon goût de Swann, ou à des traits de langue de Françoise et autres « subalternes ». Se forme alors l’image peu glorieuse d’un narrateur, sinon d’un Proust, désireux de sauvegarder son statut de supérieur social. Ainsi, commentant la phrase du narrateur à propos des erreurs de français de l’intendant du Grand Hôtel26, E. Hughes écrit que « the Narrator sadistically invokes linguistic norms to rein in the subaltern27».

17Cette critique ne peut manquer de rappeler la notation féroce d’Annie Ernaux dans La Place :

Ainsi Proust relevait avec ravissement les incorrections et les mots anciens de Françoise. Seule l’esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère. Que lui‑même n’a jamais senti ces tournures lui venir aux lèvres spontanément28.

18E. Hughes estime que la critique proustienne a délibérément ignoré les allusions au prolétariat dans la Recherche29, ce qu’il démontre par une référence à l’épisode où Charlus rend visite à un contrôleur d’omnibus30. Toutefois, certaines analyses visant à démontrer des enjeux de pouvoir socio‑économique et culturel dans les attitudes du narrateur ne sont pas entièrement convaincantes. Ainsi, nous sommes en droit de douter que le souhait du narrateur de faire graver des vers de Mallarmé sur le yacht promis à Albertine relève de la domination sociale, via un usage de la citation qui incarne l’autorité culturelle31 ; ou que le déclenchement de la mémoire involontaire à Venise soit purement capitaliste (« the trigger for the resurrection of memory in Venice is aggressively capitalist, namely the letter from the broker32 »).

19D’un autre côté, E. Hughes remarque que Proust, dans un mouvement apparemment contradictoire, subvertit les notions mêmes de classe et de nation. Grâce à l’usage de l’ironie, à une mise en scène des erreurs d’appréciation ou de la corporéité qui remettent aristocrates et peuple au même niveau, ou par le biais d’autres dynamiques de groupe comme le genre (au sens de gender) ou l’antisémitisme, qui entrent en concurrence avec les dynamiques de caste et de nation et ainsi les questionnent. Cette remise en cause est essentielle à la dimension narrative de la Recherche. « The volatility of class markers forms a key driver in Proust’s narrative33 ». E. Hughes est également attentif à une évolution au sein même de la Recherche. Si dans « Combray » le narrateur est un oisif servi par ses domestiques (« Free from the carrying and the fetching, he is available for the marvellous distraction of reading34 »), dans Le Temps retrouvé en revanche les hiérarchies sont considérablement mises à mal35.

20Le roman est, en fin de compte, « in a very real, material sense, product of its time36 ». Cette attention portée au contexte de la production littéraire, propre aux approches sociocritiques, peut mener à débat — l’accusation généralement adressée à la sociocritique est qu’elle tend à réduire l’œuvre à sa dimension matérielle. E. Hughes toutefois ne tombe pas dans des excès théoriques. Avec une attention scrupuleuse, il met au jour les subtilités et les louvoiements de l’écriture proustienne. Il n’adjuge pas à Proust une idéologie, ou un ethos particulier, mais décèle en lui la co‑présence de multiples dynamiques. Il est dommage, néanmoins, que, tout en citant Julien Benda : « Considérons ces passions, dites politiques, par lesquelles des hommes se dressent contre d’autres hommes et dont les principales sont les passions de races, les passions de classes, les passions nationales37 », E. Hughes laisse finalement au second plan le thème de la race, quoiqu’il l’évoque plusieurs fois au cours de l’étude38. On peut pourtant postuler que les forces contradictoires mises en évidence par E. Hughes s’y jouent également.

Mémoire & nation

21Prenant comme point de départ la contemporanéité de Proust et de Freud (objet du récent Le Lac inconnu de Jean‑Yves Tadié39), J. Rose nous invite à concevoir la pensée proustienne comme un refus de l’esprit divisé, de l’esprit qui ne se connaît pas. Elle postule que Proust, à travers sa reconnaissance des dimensions obscures de l’être humain40, incarne le refus de la rédemption. La rédemption, conçue comme un oubli volontaire, est le mal ultime de la modernité : « What we cannot bear to remember is the worst of who we are41. »

22J. Rose appuie sa réflexion sur des éléments étonnamment semblables à ceux utilisés par E. Hughes. Elle cite entres autres les mêmes passages de Jean Santeuil qui montrent une admiration passionnée pour le colonel Picquart42. Comme Bataille, comme E. Hughes, elle signale cette particularité de jeunesse : « It is not customary to associate Proust with such forms of passion43. » De même, J. Rose signale que Proust évite ensuite les identités de groupe. Mais selon elle, cela est dû à une conscience de la justice sociale portée à l’extrême. « Proust is insisting that you will find no hierarchy, no clear‑cut — let’s say metaphysically sanctioned — distinctions in either nature or sex44. » E. Hughes, en revanche, s’il reconnaît ce désir de justice, cherche tout au long de son étude à le relativiser.

23À titre d’exemple, J. Rose et E. Hughes se penchent tous deux sur le passage suivant de la Recherche :

L’une ou l’autre de deux lois du langage pouvaient s’appliquer ici. L’une veut que l’on s’exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste d’origine. Mais une autre loi du langage est que de temps en temps, comme font leur apparition et s’éloignent certaines maladies dont on n’entend plus parler ensuite, il naît on ne sait trop comment, soit spontanément, soit par un hasard comparable à celui qui fit germer en France une mauvaise herbe d’Amérique dont la graine prise après la peluche d’une couverture de voyage était tombée sur un talus de chemin de fer, des modes d’expressions qu’on entend dans la même décade dites par des gens qui ne se sont pas concertés pour cela45.

24Il est frappant de voir qu’ils en tirent des conclusions opposées. Si J. Rose érige le langage proustien en un moyen de communication qui, par nature, se moque des classes et des différences : « Language travels by chance, speeding over national barriers, like a disease, like trains46 », l’argumentation d’E. Hughes47, en revanche,  nous amène à penser que bien que soit remise en cause une certaine conception des classes sociales, celles‑ci sont toutefois remplacées par une autre catégorie, celle de la « classe mentale ». Il y a donc bien subversion et non pas disparition.

25Plus loin, J. Rose opère une analogie entre individu et nation. « Minds, like nations, divide48 ». Assumer la responsabilité de ce qui est inacceptable peut s’appliquer autant à l’individu qu’à la nation. Et l’inacceptable, d’un point de vue national, c’est l’exaction. C’est alors que J. Rose nous emmène, comme elle dit, en Palestine avec Proust49, plus précisément au Liban, à Sabra et Chatila. Elle convoque Proust — « for Proust, the dead live on in the mind of the living, as more than ghosts50 » — et plus précisément ce passage de Du côté de chez Swann :

Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous51.

26C’est pourquoi, en vertu du fait que

If Proust’s great work shows us, in a way no writer has before or since, the irreducible, unsettling, mobility of memory, here he is also suggesting that the act of memory is inextricably, and ethically, bound to our recollection of the dead52.

27Et de conclure que la Recherche nous est indispensable, car on y lit « a plea for another type of memory », « a plea for a break with the partitions of psyche and world53».

28Proust est, tout au long de l’ouvrage de Jacqueline Rose, une sorte de divinité tutélaire, un appui infaillible, ce dont justement Edward Hughes nous invite à douter. En ce sens, ces deux ouvrages se complètent à merveille. N’analysant finalement pas tout à fait le même sujet mais partant de morceaux choisis identiques, et de données historiques semblables, ils aboutissent à des conclusions différentes. Sans doute parce que leurs buts divergent profondément : J. Rose ne cherche pas tant à mieux comprendre Proust qu’à faire un détour par Proust pour appréhender la difficulté de l’État d’Israël à reconnaître certains événements historiques. Le titre peut tromper le lecteur : Proust Among the Nations n’est pas pertinent d’un point de vue de chercheur, ou simplement pour qui veut comprendre mieux l’œuvre proustienne ; mais cette lecture actualisante, au sens d’Yves Citton54, de la Recherche, a le mérite de redonner une place à la littérature dans la compréhension de notre société.

29En somme, si le politique désigne la cohabitation d’individus et de communautés dans un même lieu – nation ou polis – on peut regretter que les deux ouvrages soulèvent sans y répondre le problème des communautés dans la Recherche. J. Rose voit chez Proust un modèle de vivre-ensemble que le gouvernement israélien et la société israélienne devrait suivre : on se demande s’il ne faudrait pas être beaucoup plus prudent et mieux examiner la complexe représentation des juifs ou des homosexuels dans la Recherche. E. Hughes, on l’a vu, évoque l’antisémitisme comme brouillage des dynamiques de classe, il repère également les « classes mentales » et les communautés de goût, mais ne va pas jusqu’au bout d’une réflexion qui devrait affronter directement la question des « passions de races » dont parlait Benda.