Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Mai 2013 (volume 14, numéro 4)
titre article
Olivier Belin

Un dictionnaire & des « ismes »

Alain & Odette Virmaux, Dictionnaire des mouvements artistiques et littéraires 1870‑2010. Groupes, courants, pôles, foyers, Paris : Les Éditions du Félin, coll. « Les marches du temps », 2012, 565 p., EAN 9782866457686.

1D’un dictionnaire, le lecteur attend avant tout une utilité pratique, consultant l’ouvrage aux articles qui l’intéressent à titre d’information, d’enquête ou de vérification. Aussi est‑il peu d’ouvrages dont on franchisse si allègrement les seuils, au sens que Gérard Genette a donné à ce terme : prend‑on le temps de lire les préfaces de dictionnaires ? Pourtant, comme la métalexicographie le montre1, celles‑ci sont souvent essentielles, dans la mesure où elles nous donnent à la fois la raison d’être, le mode d’emploi et les principes du dictionnaire — en un mot, et au sens étymologique, son intelligence.

2Le Dictionnaire des mouvements artistiques et littéraires 1870‑2010 d’Alain et Odette Virmaux (spécialistes d’Artaud et du surréalisme2) ne fait pas exception à la règle, s’ouvrant par un « Avertissement » qui justifie les choix et les limites de l’ouvrage, complété par une « Note » sur la réédition actualisée dont nous bénéficions aujourd’hui3, ainsi que par un « Mode d’emploi » qui explicite la méthode adoptée par ce dictionnaire. Mais à ces présentations de mise s’ajoute une petite curiosité : la mention de « Deux charges incisives contre l’avalanche des “ismes” dans les années 1910 », l’une anonyme et l’autre signée Diaghilev. Derrière leur apparence anecdotique, ces documents dessinent en creux à la fois le centre de gravité chronologique et le centre d’intérêt épistémologique de ce dictionnaire : les regroupements intellectuels par lesquels la modernité littéraire et artistique s’est incarnée entre la fin du xixe siècle et celle du xxe, de manière durable ou fugace, marquante ou simplement pittoresque.

3Et c’est bien là l’une des ambitions et des forces de cet ouvrage, où l’érudition se mêle à la curiosité : nous donner accès, mais aussi rendre justice, à cette forêt de mouvements que les arbres surréaliste, impressionniste, futuriste, naturaliste (etc.) ont bien souvent caché. Le lecteur pourra ainsi apprendre, au fil des pages, en quoi consistent l’ariélisme, le déprimisme, le nunisme, le mac‑mahonisme, le pérennisme, le visionnarisme, le féerisme… ou encore le paroxysme et le synoptisme polyplan, dont Nicolas Beauduin fut l’ardent défenseur.

4Ainsi inspiré par un travail de reconnaissance et de redécouverte des « ismes » (mais pas seulement, car au‑delà des ismes au sens strict, l’ouvrage mentionne quantité d’écoles et de collectifs plus ou moins célèbres ou éphémères), le dictionnaire d’A.  et O. Virmaux obéit à des choix méthodologiques qui peuvent évidemment être discutés, mais qui sont clairement exposés, justifiés et assumés.

La périodisation

5Elle couvre, comme l’indique le titre, presque un siècle et demi de création littéraire et artistique : 1870‑2010, soit un éventail qui correspond à l’âge d’or des mouvements. Le « mode d’emploi » du dictionnaire (p. 17) justifie le point de départ de 1870 par la légitime volonté de saisir à son amont la prolifération de groupes et de « ismes » qui caractérise la fin du xixe et le début du xxe siècles, sur fond de naturalisme et de symbolisme en essor puis en déclin. S’il est évident qu’une telle entreprise dictionnairique exige la fixation d’un terminus a quo (on pourrait remonter jusqu’à la Pléiade, par exemple), il n’en reste pas moins que la date de 1870 n’est pas sans inconvénient, puisque le Parnasse, le réalisme, le romantisme sont de fait évacués ; d’autre part, on peut se demander si la rupture évoquée par cette année ne fait pas sens dans un cadre français plutôt qu’international. La question du terminus ad quem (2010) mérite également d’être évoquée : même si l’approche du contemporain pose inéluctablement un problème de recul historique et de sélection, pour le coup la moisson du dictionnaire s’avère plus maigre en ce qui concerne la période récente et le xxie siècle commençant, et l’on pourrait pointer quelques absences importantes (par exemple, et sans dater d’hier, l’esthétique relationnelle évoquée par Nicolas Bourriaud4 ou le travail de revues comme TXT ou Doc(k)s). Mais il est vrai que l’affaiblissement du modèle avant‑gardiste est passé par là depuis la décennie 1980, comme le souligne A. Virmaux dans sa note sur la réédition du dictionnaire, où il montre que la notion même de mouvement s’est modifiée en délaissant l’ambition idéologique radicale et l’identification par l’opposition :

Moins de discours enflammés, moins d’injures tous azimuts, moins de « postures », mais une volonté affirmée de construire à quelques‑uns une œuvre un peu durable (p. 13).

L’extension de la notion de mouvement

6« Mouvement » est ici à prendre dans une extension maximale. La définition qui en est proposée en préface s’en tient à deux éléments essentiels, l’aspect collectif et la capacité de diffusion sociale :

il y a mouvement lorsqu’il y a foyer d’irradiation collective et lorsque ce centre de rayonnement finit par constituer un fait de société (p. 9).

7Il est vrai que la notion même de mouvement invite à dépasser les définitions rigides : tout mouvement est plastique, changeant, ductile (dans le temps et dans les lieux, mais aussi dans les formes d’organisation). Mais de la latitude à la dilution la limite est mince. Aussi ce dictionnaire rassemble‑t‑il, sans vraiment les problématiser ou les situer, des termes aussi divers que « groupes, courants, pôles, foyers » (c’est le sous‑titre de l’ouvrage), des formes d’organisation telles que les cercles, les clubs, les écoles, les générations  ou les revues (que l’on peut appréhender à travers certaines entrées), et des positionnements idéologiques qui ressortissent aux avant‑gardes aussi bien qu’aux arrière‑gardes (certaines entrées en relèvent, comme les « Hussards »).

8L’autre inconvénient de cette ouverture maximale est de niveler quelque peu les appellations adoptées par ou pour les mouvements. Certes, les auteurs en sont conscients, qui précisent au fil des articles les cas où la dénomination est issue des mouvements eux‑mêmes (surréalisme, futurisme, etc.), ceux où les groupes adoptent un nom venu de l’extérieur, fût‑il péjoratif (impressionnisme, cubisme), et ceux où un terme est apposé a posteriori pour recouvrir des pratiques distinctes, pas forcément organisées ni cohérentes entre elles (comme l’art nouveau ou, pour l’Espagne, la génération de 1898). Mais le phénomène devient parfois perturbant quand apparaît une étiquette radicalement hétéronome au champ littéraire ou artistique, en forme de condamnation politique comme avec l’entrée « art dégénéré », vision diffamante de l’avant‑garde par un régime totalitaire.

9Mais ce que l’ouvrage perd en rigueur conceptuelle, il le gagne aussi en éclectisme. Après tout, c’est aussi l’une des fonctions — et des limites — d’un dictionnaire que de consacrer des usages et de mettre sur le plan d’une même nomenclature des entrées nécessairement diverses et hétérogènes. C’est même parce qu’il prend le parti, et le risque, d’une définition large de son objet que ce Dictionnaire des mouvements littéraires et artistiques invite le lecteur à construire ou à réviser ses propres positions, au fil des surprises et des découvertes qu’il ne pourra manquer de faire dans un répertoire aussi vaste, varié et parfois inattendu.

Interdisciplinarité & internationalisation

10Ce sont les deux grands points forts du livre, même si les auteurs parlent plus modestement de dictionnaire « croisé » (p. 10). Une extension maximale est ainsi recherchée dans les aires géographiques et dans les domaines d’expression, ce qui nous offre un horizon culturel sans équivalent. Ce désir de « croiser » les pays et les disciplines est évidemment d’autant plus pertinent que les mouvements eux‑mêmes se sont souvent définis par une volonté d’allier, de combiner ou de synthétiser les pratiques artistiques, et par une vocation à traverser les frontières.

11En ce sens, l’ouvrage d’A. et O. Virmaux exploite pleinement le jeu de renvois qui caractérise le dictionnaire, pour montrer, par exemple, l’essaimage de la constellation surréaliste en une multitude de groupes et de courants internationaux, l’effervescence entourant le zutisme ou encore l’irrigation d’une partie des avant‑gardes par l’anarchisme. Le dictionnaire appelle ainsi à une circulation constante entre les courants, les acteurs, les périodes et les disciplines.

12La richesse des pratiques artistiques évoquées est patente : si la littérature et les beaux‑arts forment la majeure partie des références, le cinéma n’est pas en reste5, suivi par la bande dessinée, la photographie, la musique… Certaines entrées sortent même du champ artistique pour mieux montrer l’articulation des mouvements aux sciences humaines (voir l’« École de Chicago »), aux sciences dures (avec l’entrée « Bourbaki » pour la mathématique) ou aux courants politiques (aux articles « anarchisme » ou « art féministe »). Sur ce plan, on regrettera seulement la sous‑représentation des arts numériques ou de la création sur Internet, même si quelques entrées donnent des précurseurs (« computer art »).

13Du côté des pays, l’Europe et les États‑Unis se taillent sans surprise la part du lion, mais le dictionnaire est animé par la louable ambition de dépasser un « occidentalocentrisme » (p. 9) dont les auteurs reconnaissent le risque. C’est pourquoi l’on saura gré à l’ouvrage de faire état des « Cornes bleues » géorgiennes, de la revue Gentch Kalemler en Turquie, du « nadaïsme » colombien, du « tropicalisme » brésilien ou du « criollisme » latino‑américain.

14Ce large panorama, si représentatif qu’il se veuille, est évidemment aimanté par des pôles qui tiennent aux champs d’études familiers des auteurs. Spécialistes de la constellation surréaliste, les auteurs lui accordent de fait une place de choix : la plus longue notice — sept pages — est consacrée au surréalisme et décrite page 17 comme « l’exemple le plus achevé de la méthode » suivie par le dictionnaire. De plus, on retrouve toute une série de dissidences ou de résurgences qui tendent à faire du mouvement surréaliste un modèle implicite. La surreprésentation du surréalisme peut néanmoins s’avérer problématique, surtout quand l’impressionnisme, le fauvisme, le naturalisme, le futurisme ou le constructivisme (chacun complètera la liste selon ses centres d’intérêt) bénéficient d’un traitement beaucoup plus synthétique : délicate question des équilibres…

L’ambition scientifique

15Certes, les savants et les spécialistes pourront s’indigner devant l’absence de tel courant ou la brièveté de certaines notices. Mais outre qu’un travail de ce genre s’expose fatalement au reproche d’une recension incomplète ou biaisée, les découvertes qu’offrira ce dictionnaire à tout lecteur curieux compensent largement d’éventuelles lacunes. Surtout, on aurait mauvaise grâce à  assigner à cet ouvrage une ambition d’exhaustivité et d’érudition qui n’est pas la sienne, comme l’annonce d’emblée le « mode d’emploi » : « ce dictionnaire, n’ayant pas prétention scientifique, ne vise pas à être exhaustif » (p. 17).

16Il ne faut donc pas s’attendre à une somme précise et spécialisée, mais plutôt à un compendium (on n’ose dire un abrégé, le volume étant tout de même épais). Les notices sont le plus souvent brèves (moins d’une page), tout en décrivant l’origine du mouvement ou de son appellation, ses faits marquants, ses dates‑clés, ses acteurs principaux, et éventuellement ses revues et ses créations essentielles. Le tout complété par des renvois internes (les corrélats de l’article dans le dictionnaire) et externes (une courte bibliographie à la fin de chaque notice).


***

17Dire l’essentiel en peu de place, c’est l’exercice difficile qui est ici pleinement réalisé : érudition légère et portative donc, résolument généraliste, qui doit être prise comme une invitation faite au lecteur curieux à pousser plus loin ses investigations, et utilisée comme un instrument de découverte, d’exploration et de synthèse. Parlant des manuels d’histoire littéraire en 1923, Larbaud assignait à ces ouvrages hybrides la fonction modeste mais précieuse d’un guide de voyage : « utile e basta6 ». Quand l’agréable se joint, comme ici, à l’utile, de tels guides sont précieux.