Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Juin-Juillet 2013 (volume 14, numéro 5)
titre article
Annick Bouillaguet

Questions de plagiat

Hélène Maurel‑Indart, Petite enquête sur le plagiaire sans scrupule, Paris : Éditions Léo Scheer, 2013, 130 p., EAN 9782756104157.

1Hélène Maurel‑Hindart est une spécialiste du plagiat. En 2010 paraissait la forme écrite de sa communication au colloque dirigé à Tours par Philippe Chardin, Originalités proustiennes. Dans « L’obsession de l’originalité ou de la hantise du “copiateur” dans Le Temps retrouvé », elle déclarait que l’« autorité du grand écrivain qu’est Marcel Proust donne une légitimité incontestable au plagiat littéraire1 ». Un an plus tard paraissait, chez Gallimard, son Du Plagiat. De Marcel Proust, il est peu question dans son nouvel ouvrage, Petite enquête sur le plagiaire sans scrupule, publié aux éditions Léo Scheer en 2013.

2Proust a en fait été un authentique plagiaire, du moins si l’on accepte ma définition du plagiat comme emprunt littéral et non explicite2. Il a plagié sans le moindre scrupule Jules Lemaitre, Anatole France ou Ruskin, Émile Mâle surtout et par fragments entiers, pour s’en tenir à ces auteurs. Bref, de préférence ses contemporains, ou presque ; ce qui, selon H. Maurel‑Indart, est le propre du plagiaire confirmé, si l’on se reporte aux exemples qu’elle mentionne et qui soutiennent son propos. Elle étend au pastiche que j’ai appelé « intégré » sa définition du plagiat, l’appliquant à celui des Goncourt dans Le Temps retrouvé.

3Petite Enquête sur le plagiaire sans scrupule manifeste dans son titre le ton qui caractérise l’ouvrage tout entier. Bien qu’écrit par un professeur d’université, il ne sent pas son universitaire, même s’il est parfaitement érudit et méthodique, reposant sur une excellente connaissance, personnelle et extra‑personnelle, des enjeux et des techniques du plagiat qui sévit parfois (souvent ?) à l’université, tout particulièrement dans le domaine des thèses. Comme tout universitaire qui se respecte, l’auteur fonde sa démonstration sur une définition du plagiaire : « un contrefacteur en puissance, à moins qu’il ne soit un authentique écrivain, recyclant joyeusement du matériau destiné à une vie meilleure ». C’est aussi à cette deuxième espèce que s’intéresse H. Maurel‑Indart dans ce qu’elle appelle elle‑même un pamphlet. L’auteur de plagiats fait l’objet d’un portrait‑robot qui permet au lecteur de s’en faire d’emblée une idée. Plutôt sympathique (même s’il est souvent mis en accusation), généralement narcissique, le plagiaire cherche avant tout à s’autovaloriser. Psychopathe à l’occasion, il est récidiviste car attaché aux rites. Ce portrait est rédigé, comme l’ouvrage tout entier, avec brio, ce qui ne nuit en rien à sa profondeur.

4Si la recherche documentaire est la source du thésard plagiaire, elle n’est pas son apanage, on nous le rappelle. Zola déléguait le travail préparatoire, ce qui ne fait pourtant pas de lui un plagiaire, comme le souligne l’auteur, sensible à sa puissance créatrice. Ce qui est moins connu, c’est qu’il a délégué à Céard la documentation sur laquelle repose Nana : son collaborateur l’a accusé d’avoir recopié une scène de la Venise sauvée de Thomas Otway, pure vengeance du besogneux. L’ouvrage regorge d’anecdotes littéraires de ce genre, qui en rendent l’approche si vivante et invitent à la réflexion sur une matière originale.

5Autre sujet susceptible de la nourrir : l’argent se trouve au cœur du plagiat lorsque son auteur confie à un tiers l’écriture de son livre. S’il est économe, il sollicite son épouse, sa sœur ou sa maîtresse. C’est ainsi que Julia Daudet a été amenée à coécrire les œuvres de son célèbre mari. Nous apprenons que, pour garder intacte la gloire de celui‑ci, elle l’a amené à renoncer à la dédicace trop parlante qu’il avait prévue pour son roman Le Nabab :

Au collaborateur dévoué, discret et infatigable, à ma bien‑aimée Julia Daudet, j’offre un grand merci de tendresse à ce livre qui lui doit tant3.

6L’auteur relève à l’inverse les déboires que connut Colette avec Willy, signataire des premières œuvres de son épouse, laquelle protesta vivement.

7La défense du plagiaire, H. Maurel‑Indart y insiste, consiste souvent à brouiller les pistes. C’est ce qu’a tenté de faire, pour en revenir aux thèses, un professeur suisse, prévenant que les mémoires qui défient l’honnêteté scientifique ne sauraient être acceptés. Or le malheureux devait se faire accuser lui‑même de plagiat scientifique. On ne résiste pas au plaisir de signaler des anecdotes de ce genre. À noter que la pamphlétaire s’en prend quasi‑nommément à un certain nombre d’auteurs contemporains, qui se gardent bien de protester contre leur mise en cause. Elle développe avec délectation le cas du plagiaire astucieux dans, cette fois, sa version littéraire. Il est celui qui, avec un art consommé, efface les traces de son forfait. C’est le cas d’Alfred Jarry qui, comme elle l’a étudié dans Du plagiat, a utilisé pour écrire Ubu roi, le Cahier vert, rédigé au lycée de Rennes par un groupe d’élèves et confié à Jarry par ses camarades. Lequel en fit bon usage puis le détruisit. On peut aller plus loin et, non content de pratiquer ce type d’effacement, supprimer radicalement le témoin du plagiat — à condition toutefois qu’il soit un être de papier comme c’est le cas de Simon Simonini, ce personnage du Cimetière de Prague d’Umberto Eco, non pas lui‑même plagiaire, mais concepteur de plagiaire. Ce Simonini exécute d’une balle (elle aussi de papier) un certain Joly, auteur d’un ouvrage par lui plagié ! Il est vrai que le plagiat est un exercice ludique. Umerto Eco devait lui‑même subir le sort (moins tragique) du malheureux Joly puisque sa Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne allait être recopiée dans la leçon inaugurale d’un ministre de la culture, qui dut démissionner de la présidence de son université. Si dans son cas, la fraude fut cachée, dans d’autres, elle peut être exhibée, cessant alors d’en être une. Ainsi Bernard de Fallois, autrefois découvreur et éditeur des premières œuvres de Proust, publia en 2007 La Tarte et le suppositoire d’un certain Michel Ouellbeure, parodie explicite du titre de l’ouvrage de Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, et de son propre nom. Nous sommes ici dans le domaine des techniques rédactionnelles, important chapitre qui déjoue les procédés plagiaires en les recensant.

8H. Maurel‑Indart montre que, si le procédé le plus simple est le recours à la traduction, d’autres sont plus subtils, utilisés par ceux qu’elle nomme avec bonheur des « réécrivains », qui revendiquent leur réécriture, celle de l’univers de tel roman désigné, qu’ils restituent à coup de références intertextuelles, le plagiat étant, dirai-je, la forme la plus pure de l’intertextualité. L’écrivain « plagiaire », comme le signale l’auteur, redécouvre ainsi les voies de la création, qui se fonde en grande partie sur l’innutrition. C’est particulièrement frappant quand il s’agit du pastiche, pour continuer de dialoguer avec l’auteur, genre qui a exercé chez Proust une fonction de purgation. La citation, poursuit‑elle, n’est pas en reste et connaît de nombreuses variantes lorsqu’elle se déguise, qu’elle soit posthume, composite (lorsqu’elle mêle plusieurs sources), cachée, coulée, ou faisant écran, pour reprendre sa typologie, englobant par ailleurs le collage, qui consiste à assembler des matériaux divers. Georges Perec est coutumier de la technique, dans sa Vie mode d’emploi,de la citation dite clandestine, quelque peu modifiée, offerte à la sagacité du lecteur invité à se livrer au jeu intertextuel.

9H. Maurel‑Indart distingue deux techniques de collage : par détournement et à la façon du puzzle. Dans le premier cas, on détourne le texte premier (je reprends l’expression d’Antoine Compagnon qui, le premier, s’est intéressé à la citation) en le retournant. C’est ce que fait Lautréamont lorsqu’il écrit, dans Poésies, « Rien n’est dit. L’on vient trop tard depuis sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent ». On aura reconnu l’archi‑célèbre « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent » de La Bruyère. C’est que le détournement s’applique en priorité aux maximes qui sont dans toutes les mémoires. L’auteur salue au passage l’invention littéraire qui se manifeste ici. Quant à la technique du puzzle, elle trouve son application dans, cette fois encore, La Vie mode d’emploi, lorsque Perec sélectionne un texte premier pour mieux le découper en morceaux qu’il redistribue ensuite. Contrairement au plagiaire de base qui pratique le coupé‑collé, l’écrivain fait de l’écrit d’autrui une création personnelle. Le plagiat ainsi conçu a nourri l’oulipisme, comme H. Maurel‑Indart le rappelle, et toute la littérature fondée sur la contrainte formelle. Est‑il pour autant daté en littérature ? Probablement pas.

10Lorsque l’auteur étudie le détournement ou la parodie, elle a probablement à l’esprit les travaux de Gérard Genette, qui n’ont pas vieilli et qui ont mis beaucoup de rigueur dans les études intertextologiques. L’une des originalités toutefois de cette enquête est son ouverture aux pratiques quotidiennes de toute une population d’élèves, d’étudiants, de chercheurs, d’essayistes, souvent experts en parades diverses. Les uns, tel un Premier ministre accusé de plagiat, se défendent au moyen d’arguments dont la naïveté rivalise avec la mauvaise foi : s’il a utilisé sans le reconnaître divers articles d’autrui, il n’est pas coupable pour autant, puisqu’il affirme que leur origine, si elle ne figure dans aucune note en bas de page, se trouve … en fin de bibliographie ! Moyennant quoi il relève de la catégorie dite du plagiaire « de bonne composition ». Un autre, classé dans celle des auteurs « mal compris », argue de sa bonne foi en expliquant que sa réutilisation de textes d’écrivains qu’il admire consiste simplement dans un procédé littéraire qu’il dit classique. Le même, relevant par ailleurs du groupe des « auteurs pressés », a cru qu’il pouvait « se démultiplier professionnellement » (p. 105) par l’usurpation de l’écriture d’autrui. Mieux encore, et c’est Alexandre Dumas qui l’affirme, « le « génie ne vole pas, il conquiert » (p. 105). Ou bien encore, les plagiaires rendent service à la société par la compilation des ouvrages à laquelle ils se livrent. C’est le point de vue des encyclopédistes, Diderot et d’Alembert. Une telle revendication du plagiat par ces grands écrivains lui rendrait‑elle ses lettres de noblesse ? Libre au lecteur de le penser.

11Borges va plus loin : cultivant ingénieusement ce que d’autres se contentent de recopier servilement, il met en regard des œuvres qui se départissent de leurs auteurs. Pour lui, le plagiat n’existe tout simplement pas. Les œuvres sont l’œuvre d’un auteur unique, qu’il dit impersonnel et anonyme. Cette apologie du plagiat comme emblème d’une littérature supérieure laisse rêveur, devant ce paradoxe qui n’en est peut‑être pas un. Ce qui peut aussi faire rêver, c’est l’idée oulipienne de « plagiat par anticipation », qui rejoint la position d’Artaud pour qui un écrivain antérieur et de moindre génie aurait par avance copié son œuvre. H. Maurel‑Indart pousse ici son lecteur aux extrêmes limites de ses représentations du plagiat. De manière moins paradoxale et assez touchante, elle fait remarquer qu’il existe un plaisir simple du plagiat, que célébrait Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, celui qui consiste dans l’acte du recopiage4.


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12Fondant son ouvrage sur la suite ordonnée d’analyses de textes et de procédés littéraires et non‑littéraires extrêmement variés, relevant de tous les genres et de toutes les époques, l’auteur de cette Petite enquête au titre modeste enchante son lecteur tout en l’instruisant et, pourquoi pas, en le mettant en garde s’il n’est pas lui‑même un Lautréamont ou un Perec. Petite par le format et grande par le contenu, cette anthologie du plagiat est à la fois utile et inquiétante, mais surtout délectable.