Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Septembre 2013 (volume 14, numéro 6)
titre article
Pierre-Victor Haurens et Edgar Henssien

L’archive de l’exception littéraire : une logique de la littérature dans le discours philosophique français après 1950

Guillaume Artous-Bouvet, L’Exception littéraire,Paris : Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2012, 320 p., EAN 9782701162904.

La parution de cet article s’accompagne d’un entretien avec Guillaume Artous‑Bouvet, à lire dans l’Atelier de théorie littéraire : La logique des discours

« L’exception est une espèce de l’exclusion. Elle est un cas singulier qui est exclu de la norme générale. Mais ce qui caractérise proprement l’exception, c’est que ce qui est exclu n’est pas pour autant absolument sans rapport avec la norme ; au contraire, celle‑ci se maintient en relation avec elle dans la forme de la suspension. La norme s’applique à l’exception en se désappliquant à elle, en s’en retirant. L’état d’exception n’est donc pas le chaos qui précède l’ordre, mais la situation qui résulte de sa suspension. En ce sens l’exception est vraiment, selon son étymologie, prise dehors (ex-capere) et non pas simplement exclue1. »
Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue

1Engager cette recension avec une citation de Giorgio Agamben, c’est souligner à la fois l’instabilité générique du travail qui nous occupe ici, d’où il tire sa force, mais aussi ses zones d’ombre, qui seraient autant de possibles faiblesses. En effet, lire en premier lieu un titre comme « L’Exception littéraire », c’est se remémorer une série de discussions sur le statut de la littérature, que l’auteur réarticule autour de la question fondamentale : « Qu’est‑ce que la littérature2 ? ». La Parole muette semble à cet égard le modèle le plus proche du travail de Guillaume Artous-Bouvet, ce « livre de Rancière, qui nous paraît une tentative remarquable de penser historiquement les avatars du statut de la littérature, à travers les discours qui n’ont cessé de la (re)fonder » (p. 119). En note de cet italique, l’auteur nous livre cependant un détail important de son projet :

Notre propre travail nous paraît se différencier sur ce point de celui de Rancière en ce qu’il cherche à se distraire de l’histoire du statut de la littérature, pour en définir la logique (qui n’est rien d’autre qu’une logique des discours). (n. 13, p. 289)

2Ce qu’illustre encore la citation de G. Agamben, c’est la question du corpus. En effet, en reconstituant une série de discours philosophiques qui viennent saisir la littérature dans sa singularité, comprise comme une « mise en exception » (p. 8), l’auteur procède lui‑même à une mise en exception du discours sur la littérature dans le corpus des auteurs évoqués. Aussi l’usage de cette notion est‑il lié en grande partie à la discussion du statut d’exception dans les domaines du droit et de la philosophie politique. Ceci nous permet de comprendre une modalité de l’écriture du livre, qui consiste en la mise en exception sérielle de « moments » (p. 24), d’archives3, dans le corpus de chaque auteur (Paul Ricœur, Jean‑Paul Sartre, Jean‑François Lyotard, Jacques Derrida, Gilles Deleuze), qui appartiennent tous les cinq au « moment philosophique français » (p. 7) que l’auteur fait commencer avec Sartre à partir de 19504. L’instabilité générique dont il est ici question est donc bien un problème de dehors discursif : il s’agit de poser la question de la captation du discours de l’autre par excellence, soit la littérature, par la philosophie. Ce mouvement de captation se rejoue dans le livre de G. Artous-Bouvet, entre la littérature, la philosophie et notamment l’anthropologie. Citer, c’est enfin poser la question de l’articulation (articulation des parties, des chapitres, de la syntaxe de l’ouvrage). Ce livre superpose les citations : du texte littéraire, du texte philosophique, de l’original dans la traduction, du métadiscours. On peut ainsi comprendre l’ensemble de ce travail comme une réflexion en pratique sur le rôle de la citation dans la diversité des régimes de commentaire. De ce point de vue, le modèle mis en avant est bien plus « inscriptif » qu’« herméneutique5 », pour reprendre la propre terminologie de l’auteur. À nous, donc, de chercher à saisir la logique de l’articulation de ces corpus, de ces discours, de ces citations, tel que l’auteur nous en propose la lecture.

Partie I : Quelques lignes de force & une lecture alternative

3Considérant les enjeux de ces questions (corpus, dehors, articulation), il s’agit pour nous de rendre compte de la possibilité de lectures alternatives de l’ouvrage. Il apparaît qu’en faire un résumé linéaire n’est ni pertinent, ni réellement possible (si ce n’est en paraphrasant le texte) : recenser l’ouvrage de G. Artous‑Bouvet serait au contraire faire l’effort de cette reconstruction du sens que nous avons évoquée plus haut, et qui nous force à interroger le mécanisme de la dissémination de la logique de l’exception dans le texte en diverses lignes de force.

Un premier fil conducteur : le texte de Proust

4La première de ces lignes d’intensité dans l’ouvrage tient à l’analyse de la Recherche : Proust permet à G. Artous‑Bouvet de donner de la cohérence à sa réflexion, par la confrontation continue des théories de l’exception avec la singularité du texte littéraire. L’ouvrage oscille ainsi dans chacune de ses parties entre l’étude précise de configurations discursives, et la mise en œuvre d’une pensée qui dépasse cette analyse pour s’élaborer dans la lecture des œuvres. De cette manière, nous pouvons procéder à un repérage, dans le texte, des occurrences de l’œuvre proustienne : l’auteur occupe une place importante dans la première partie de l’ouvrage, où il fait l’objet d’une double analyse, entre le commentaire de Ricœur et sa reprise critique par G. Artous‑Bouvet à partir de la lecture de Temps et récit. De fait, la lecture ricœurienne s’appuie avant tout sur l’aporéticité du temps, c’est‑à‑dire le fait qu’en dernier lieu il enveloppe le sujet, et est donc inobjectivable. Il s’agit pour le philosophe de montrer en quoi la poétique du récit est une approche spécifique des apories de la temporalité : par la configuration du récit (soit la synthèse de l’hétérogène), la narration rend compte de l’expérience aporétique du temps, entre temps phénoménologique et temps cosmologique, entre temps totalisé et temps irreprésentable. La lecture de Paul Ricœur se tient alors dans la tension duelle de la Recherche, entre l’apprentissage des signes et la trouvaille finale d’un Temps révélé, entre la puissance configurante du récit et son impossibilité à contenir le temps. Dans cette lecture, la puissance configurante du récit est permise par la solution stylistique technique de la métaphore et par la solution complémentaire d’une optique6, tandis que l’impossibilité de sortir du Temps qui enveloppe le sujet tient à la distance qui demeure entre l’errance et la vérité. G. Artous‑Bouvet, cependant, voit dans le tiret de la dernière phrase de la Recherche (« — dans le Temps ») la marque stylistique de la division du temps et de sa « puissance de discontinuité » (p. 62), à l’inverse de Ricœur qui comprend la distance entre le début et la fin de la Recherche comme une distance traversée. Le philosophe insiste donc sur la valeur liante du Temps, sa valeur de localisation : le temps apparaît « comme le dimensionnel continu d’un milieu qui donne sa ‘‘place’’ aux hommes » (p. 64). À l’inverse, G. Artous‑Bouvet choisit d’insister sur la dimension d’articulation du texte de Proust : l’articulation se différencie ici de la configuration ricœurienne, et les dernières lignes de la Recherche l’excèdent comme signe (la promesse d’œuvre, celle de Marcel qui n’est pas Proust) et comme dislocation syntaxique (« — dans le Temps » : le temps exorbité du roman)7.

5S’il n’est pas convoqué dans la partie concernant Sartre, Proust réapparaît plus longuement dans la réflexion consacrée à Lyotard et les violences du discours : reprenant, pour illustrer sa conception du figural, l’analyse de la Recherche, G. Artous‑Bouvet oppose à l’approche ricœurienne l’idée selon laquelle le principe d’exception est en lui‑même un acte de violence, fondateur d’un ordre du discours, d’une différence entre discours du récit et discours théorique. Définie à partir de la pensée lyotardienne du différend, cette violence effectue un mouvement de retour à l’intérieur du texte, sous la forme d’une figure du discours. Reprenant la définition du figural de Laurent Jenny8 comme ce qui marque l’événementialité (l’actualisation) du langage (p. 148), G. Artous‑Bouvet propose de nommer figure ce qui dans le texte nous ouvre à la dimension du figural. Le figural devient ainsi à la fois l’espace d’une violence dirigée contre la traditionnalité du langage, et le lieu d’une configuration temporelle dont l’écriture proustienne est exemplaire.

6Dans le chapitre treize (de la cinquième partie), G. Artous-Bouvet prend pour point de départ la déclaration de Proust dans Le Temps retrouvé selon laquelle la littérature dirait la vérité de la vie (p. 222) : loin de reproduire les éléments connus de la vie quotidienne, l’art serait une « puissance d’éclaircissement » (p. 227) propre à nous permettre de dépasser la nature informe du simple vécu. La question reste cependant posée pour G. Artous‑Bouvet de savoir ce que Proust entend par la vie « vraie », ou la vie véritable. Sur ce point précis achoppe alors une double lecture de l’œuvre proustienne, à la fois comme création romanesque et comme réflexion théorique (philosophique), qui sous-tend la possibilité d’un différend originaire de l’écriture dans la Recherche (déjà évoqué sous les dehors du figural dans la troisième partie de l’ouvrage). Ainsi — et l’auteur convoque en ce point la réflexion de Deleuze dans Proust et les signes —, l’auteur de la Recherche composerait une « image de la pensée qui s’oppose à la philosophie » (p. 233), en ce que la quête de vérité chez Proust n’est que la violence originaire qui force l’écrivain à penser, dans le régime d’une surpuissance propre au poète. Dès lors, la vérité proustienne n’apparaît plus que dans le temps retrouvé, qui excède hiérarchiquement tous les autres. Or, Guillaume Artous-Bouvet voit justement dans cette détermination hiérarchique deleuzienne du temps proustien, dans laquelle se joue la supériorité du régime spirituel de l’art sur la vie vécue, la manifestation de ce différend par lequel la Recherche est arraisonnée par la lecture philosophique, dans un régime de déséquilibre que la pensée de Michel Henry vient mettre en perspective.

7À cette étape de la recension s’exprime ainsi plus clairement la nécessité d’une lecture seconde du travail de G. Artous‑Bouvet : la convocation répétée du texte proustien permet en effet à l’auteur de faire entrer en dialogue les différents philosophes qui composent le corpus de son analyse, passant outre une organisation du texte qui laissait supposer une succession d’études monographiques.

Ricœur réapparaissant

8L’autre référence régulièrement convoquée dans les différentes parties de l’ouvrage est celle de Ricœur : situé en première position dans l’architecture du livre, Ricœur entre en dialogue avec les quatre autres philosophes grâce au fil conducteur proustien. S’il est inutile ici de revenir sur la première partie de l’étude, il convient cependant d’accorder toute notre attention au chapitre quatre, dans lequel Guillaume Artous-Bouvet établit une corrélation entre la conception du soi et la définition du littéraire chez Sartre et chez Ricœur. L’auteur pose en effet la question du soi chez Ricœur, et celle de l’égologie phénoménologique chez Sartre. Il souligne dans sa lecture la rigoureuse correspondance des apories de l’identité sartrienne avec les réponses littéraires ricœuriennes : la réflexivité et l’énonciation du je (par la voix) ; la temporalité de l’identité et l’identité narrative (par le récit) ; l’identité singulière et l’identité énarrative (par le commentaire). Cette conception du soi comme endurance (du récit et donc de l’identité) chez Ricœur s’oppose cependant à la « crise radicale du soi » (p. 85) chez Sartre. De son côté Sartre, dans La transcendance de l’ego, se situe en amont de l’unité ricœurienne. En refusant la piste d’un Je transcendantal, Sartre définit la conscience par l’intentionnalité, « constitutivement extatique » (p. 86). En d’autres termes : « je ne suis rien d’autre que ce que je, à chaque fois, cherche à être » (p. 86). À cette même place, l’unité de l’identité à soi est assurée par le récit chez Ricœur. L’extase se définit chez Sartre comme une nouvelle compréhension de l’épochè husserlienne, non plus gratuité de la décision intellectuelle et savante, mais angoisse transcendantale et empirique : c’est l’abysse de la question « Qui suis-je ? ». Chez Ricœur, la lourdeur de contenu de l’identité ne peut s’assurer que par un parcours de l’action, qui contrecarre le risque d’anarchie, tandis que la possibilité du récit se définit différemment chez Sartre. L’enjeu commun chez les deux auteurs est donc la possibilité de l’unité d’une vie d’homme, possibilité donnée par le récit chez Ricœur, et par le commentaire chez Sartre (dans Situations I, Sartre oppose le récit au roman, comme la conjonction consciente du divers temporel d’un côté, et comme la « néantisation constante qui traverse la conscience et qui divise le temps vécu en une multiplicité hétérogène de faits » (p. 90) de l’autre).

9Cette question du sujet en proie à l’utilisation contrastée de la mimèsis n’est pas reprise telle quelle dans la partie suivante, sur Lyotard. La confrontation des deux auteurs est pourtant pour Guillaume Artous-Bouvet l’occasion de mettre une nouvelle fois en question la stabilité trompeuse de la métaphore ricœurienne, lorsqu’il l’oppose à une théorie de la narration comme violence fondatrice et souveraine de la Raison. Ainsi, cette troisième partie trouve son fil conducteur dans le dialogue instauré entre Ricœur et Lyotard autour de la configuration du réel par sa mise en récit. Pour Lyotard, dans la mise en œuvre d’une telle configuration se manifeste un différend, une « différentialité agonale qui préside à la construction de tout discours » (p. 163) et qui pourrait être l’autre nom de l’exception. Ainsi le figural, comme un impensé du discours grâce auquel la violence peut jouer son rôle fondateur, permet de comprendre plus précisément le déploiement de la Raison dans le récit. Prenant appui sur les textes de Clausewitz et Céline, G. Artous‑Bouvet met à jour la particularité de l’œuvre célinienne, dans laquelle justement la guerre se présente comme dénuée de toute trame narrative, de tout sens : Céline, en faisant au corps (au sensible) une place importante, fait violence à l’analytique de la violence proposée par Clausewitz dans De la guerre, et rompt avec la tradition moderne du récit gouverné par la Raison, qui organise les faits dans une trame qui leur donne un sens.

10Le dialogue, dans la quatrième partie, se poursuit autour de la question de la mort et des limites du langage, soit autour de la question de l’articulation du récit. Dans un article de Foucault, qui s’inspire en partie de Blanchot, « Le langage à l’infini », G. Artous‑Bouvet trouve la définition suivante du rapport du langage à la mort :

La mort se donne […] comme la limite spéculaire du langage : limite à laquelle il se heurte sans cesse, comme à cela qu’il ne peut pas dire ; limite à partir de laquelle, pourtant, il trouve la ressource de se réfléchir comme langage, c’est-à-dire de s’illimiter. (p. 177)

11Ceci lui permet d’introduire la dialectique ricœurienne entre la mort et l’éternité dans le temps humain. « Tout homme vit son propre temps comme partagé, pour ainsi dire, entre la promesse de la mort et celle, converse, de l’éternité » (p. 178) : ces deux termes, deux confins, sont la forme littéraire de la question de la temporalité pour Ricœur. Ce partage en deux extrêmes rend le temps récitable. Cette double limite relève de l’irreprésentabilité du temps et fait signe vers l’autre du temps auquel le récit aspire, se portant à ses propres limites : l’irreprésentable, le mythe. Cette limite est cependant mise en perspective dans la dernière partie de l’ouvrage, qui explore la pensée d’un Deleuze attaché à l’idée d’une dynamique des forces vitales débordant la possibilité d’une représentation configurante de l’existence : loin de s’en tenir à l’ordre temporel véhiculé par la mimèsis ricœurienne, l’écrivain-type deleuzien (tel Kafka) se réalise dans l’excès des forces de vie dans le langage, qui devient un support rhizomatique traversé par d’innombrables flux en mouvement continu.

12Le second fil conducteur que constitue Ricœur nous permet ainsi d’avancer l’hypothèse d’une mise à distance continue de l’exception littéraire ricœurienne dans l’ouvrage. Convoqué au seuil du livre comme l’auteur qui nous introduit à la question de l’exception, Ricœur, dans ses diverses réapparitions, voit la stabilité de sa pensée mimétique menacée par la violence du différend lyotardien, la fragmentation de l’anthropologie sartrienne, le silence de la mort dans la pensée blanchotienne et le vitalisme excessif de Deleuze.

Partie II : L’exception à venir

13Nous avons jusqu’à présent exposé les thèses de l’auteur, ainsi que le fonctionnement complexe de sa stratégie d’écriture, entre le commentaire doxographique et la confrontation des textes. Il nous reste à nous demander quelle est la place réelle qui est faite à la notion d’exception dans l’ouvrage, et à montrer la singularité de la lecture qui en est proposée, en la confrontant à d’autres interprétations de l’exception qui jalonnent l’espace du débat intellectuel aujourd’hui.

La thèse de l’« exception littéraire »

14« De n’être rien, que cet étrange objet dont un regard décide », la littérature courrait à sa perte, entrerait en sa mort, s’achèverait dans un adieu. C’est ce diagnostic sans appel établi par des chercheurs aussi divers que William Marx, Antoine Compagnon ou Tzvetan Todorov (p. 5‑6) que l’ouvrage de G. Artous-Bouvet nous permet d’interroger. Dans le rapport de l’objet littéraire à ce regard qui lui confère son statut se jouerait un sacre, un sacre littéraire, proclamant un état d’exception de la littérature, dans lequel la philosophie souveraine imprimerait à la littérature sa loi, pour, dans un mouvement d’absolutisation, d’autonomisation et de séparation, lui donner (volontairement ou involontairement) la mort. C’est donc à l’étude de ce statut « sacré » de la littérature que l’ouvrage s’attache, pour en mettre à jour les mécanismes. Il s’agit ainsi pour l’auteur d’assumer une part de notre histoire littéraire, en prélevant dans ce moment philosophique français les éléments constitutifs à ses yeux d’une archive, qui devient le point d’ancrage de sa réflexion :

Notre hypothèse, dans cet ouvrage, est la suivante : le moment philosophique français, en sa cohérence archivique, confère aux textes littéraires une objectivité spécifique, et paradoxale, qui correspond à une mise en exception. (p. 8)

15Par cette mise en exception, les œuvres littéraires font l’objet d’un savoir problématique, lié à la configuration historique complexe des textes : « Nous décrirons comme sacre de la littérature cette détermination historique spécifique » (p. 9). La littérature comme objet de ce sacre est une littérature sous condition (« elle reçoit son sacre des autres discours », p. 9), elle « s’accomplit comme révélation du langage » (p. 10), amorçant alors son mouvement vers les deux ententes langagières que sont le logos heideggérien et le textualisme, et devient le lieu où s’énonce, de manière contradictoire, la vérité de la vie. Déterminer dans quelles conditions le triple mouvement de cette sacralisation se déploie implique alors une relecture de l’archive, très différente du travail mené par François Cusset sur la constitution outre-atlantique du corpus de la French Theory9. G. Artous-Bouvet propose de faire l’histoire du moment philosophique français en l’articulant autour de la question du sacre littéraire. Il s’agit pour lui de montrer comment les auteurs étudiés, en proposant une reprise critique de l’héritage phénoménologique allemand, en interrogeant la science dans son rapport à la création et le concept dans son rapport à l’action, et en posant la question d’une écriture philosophique qui puisse relever le défi du « mouvement des formes » (p. 13), entrent avec la littérature dans un rapport d’hybridation, dans lequel les discours sont intriqués, comme tissés les uns dans les autres, sans pour autant qu’ils se confondent. Faire l’histoire de ce corpus singulier, c’est alors tout ensemble reconsidérer l’histoire de la littérature comme un mouvement qui la conduit à sa perte par la sacralisation, et interroger à nouveaux frais l’histoire de la philosophie par le biais de ces régimes nouveaux d’inscription des textes, comme une histoire discontinue et textuelle. Le projet de l’auteur s’énonce donc comme une archéologie seconde, la philosophie française après 1950 étant déjà en elle-même une reprise archéologique de l’histoire de la philosophie. Par cette archéologie, l’histoire du statut d’exception de la littérature devient un objet de savoir, re-constitué par le discours de l’auteur : « [...] la thèse de l’exception littéraire ne constitue ainsi rien d’autre que le résultat de la reconstruction, par notre propre discours, d’une configuration époquale singulière » (p. 21‑22), sous la forme de cinq archives de la logique des discours philosophiques sur la littérature, dont l’ouvrage s’applique à déterminer les conditions de possibilité.

16Ces cinq archives permettent d’étudier les avatars de la notion d’exception littéraire à travers différents régimes de commentaire. Le premier est le régime « Herméneutique » : dans ce cas, tout discours appartient au Discours (logos), y compris la littérature. Le commentaire est également un phénomène discursif, et il s’organise en deux branches : a) l’herméneutique, soit la recollection du sens, par laquelle on révèle ce qui est caché ; il s’agit ici d’un travail sans fin ; b) l’hermétique, autre type de commentaire sans fin, mais non pas positif : car il répète le défaut du discours littéraire. Le deuxième régime de commentaire est « Analytique » : le commentaire y est conçu comme un métadiscours, à la fois réflexif et séparé du discours qu’il commente. Il assume d’une part la détotalisation de l’existence et synthétise d’autre part une recomposition totalitaire du texte. Le troisième régime de commentaire est « Agonistique » : dans ce régime de commentaire, l’unité du Discours n’est plus garantie. Le logos se déploie alors comme un différend, aussi bien entre les discours qu’entre un discours et son métadiscours, et le dialogisme n’est possible que lorsqu’un discours se plie aux règles d’un autre. Dans le différendcependant, le discours littéraire est figural, en ce qu’il articule le discours à son altérité la plus radicale. La figure est l’incarnation de cet autre radical, qui est en vérité le silence même du discours : dans ce régime de commentaire, aucun métadiscours ne peut plus avoir lieu. Le quatrième régime de commentaire est « Inscriptif » : le discours n’y est que la représentation actuelle du texte, ce qui signifie qu’aucun commentaire n’est possible, mais seulement la mise en jeu des significations du texte, ce que Guillaume Artous-Bouvet appelle son inscription (p. 268‑269). La littérature y assure le maximum du textuel, tandis que la philosophie essaye par tous les moyens de conjurer sa propre textualité : l’inscription consiste ainsi à accomplir le texte littéraire comme philosophique et vice-versa. Le cinquième régime de commentaire, enfin, est « Créatif » : il marque, lui aussi, l’impossibilité du commentaire. La littérature est alors définie comme extérieure au discours : « la littérature est […] excès pur, sur le métadiscours comme sur son propre statut » (p. 270). Dans ce cadre, il ne peut y avoir face à l’œuvre qu’une ré‑action. Celle‑ci peut être de l’ordre du silence, pour ne pas réduire l’œuvre, de l’ordre de la stimulation du texte pour la pensée, de l’ordre d’une nouvelle création (écrire à son tour « de » la littérature).

Lecture(s) de l’exception

17Cet ouvrage, peut-être est‑il besoin de le rappeler ici, est la réécriture d’une thèse soutenue en 2007 concernant le « statut de la littérature dans le discours philosophique français après 1950 ». Le passage d’une réflexion en termes de statut, qui serait comparable dans ses objectifs à celle de Jean Bessière, par exemple, à l’exhumation postérieure d’un concept d’exception constitue donc un enjeu fondamental de la lecture et de la compréhension du livre. Nous avons, en épigraphe, proposé une définition possible de l’exception : mais l’auteur lui-même, dans son ouvrage, n’en donne pas de définition frontale. L’exception, nous le comprenons pourtant, est le nom changeant des lois et des dispositifs textuels qui régissent les rapports entre différents discours : peut-être cette condition continuellement mouvante, transitoire, de l’exception, qui est déconstruite et reconstruite au gré des lectures critiques de l’auteur, explique‑t‑elle le fait que l’ouvrage de G. Artous-Bouvet nous apparaît de bout en bout comme une tentative d’approche oblique de la notion, et non comme le projet d’en faire un instrument critique directement applicable à l’étude des textes. Ceci signifie, par exemple, que l’exception est confrontée en permanence à ses doubles, à ses autres, qu’une lecture fine permet alors de différencier : le sacre (p. 9), la contradiction (p. 9), le statut (p. 21), l’époque (p. 21) et la fonction (p. 22). Dans ce jeu sémantique par lequel l’exception est plongée au cœur des principes qu’elle régit et par lesquelles elle est sans cesse rejouée, se lisent alors les lignes d’un certain ordre : le travail de G. Artous‑Bouvet est de ne donner de cet ordre que des lectures, partielles et fuyantes, mais se complétant dans leur dissémination généralisée. Ainsi, le sacre est le signe de l’exception, mais n’est pas toute l’exception. L’époque est le temps de l’exception, mais n’est pas le temps que de l’exception. Parler de statut est insuffisant, le terme suggérant l’immobilisme de relations pacifiques entre les discours. La fonction, quant à elle, suppose une maniabilité unilatérale trompeuse de la littérature, qui constitue de bout en bout une menace d’hybridation à laquelle les philosophes étudiés se rendent ou résistent du mieux qu’ils peuvent. La contradiction, enfin, est un principe qui évacue les luttes de pouvoirs et les jeux d’influence qui jalonnent les textes. L’exception est tout cela à la fois, mais ne se laisse définir à aucun moment : parce que les auteurs refusent de dévoiler les angles morts de leurs discours, et parce que G. Artous‑Bouvet refuse de laisser sa propre parole critique reproduire ce tour de force discursif. Ceci explique le travail archéologique autour des cinq régimes de commentaires que nous avons cités, qui tous portent le nom de l’exception, sans jamais pouvoir en déclarer le monopole.

18Le critique serait alors celui qui exhume l’exception par l’étude des textes, et qui la révèle par sa mise en archive. Cette mise en archive est selon nous entérinée dans l’ouvrage par la confrontation finale avec les travaux de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy autour de la notion d’absolu, de Mikhaïl Bakhtine autour du dialogisme, et de Jean-Marie Schaeffer autour de l’exception humaine. De la mise en perspective de l’exception littéraire construite par le discours philosophique français après 1950 avec d’autres pensées de la césure, du statut, de l’absolu, dépend ainsi l’avenir de la notion.

L’avenir d’une notion

19Dans le cas de la confrontation de la pensée de l’exception littéraire avec le corpus du premier romantisme allemand, un premier point de concordance est vite établi : dans les deux cas la littérature est saisie dans son exception, et ce d’abord par un geste philosophique. Il s’agit cependant sur ce point d’interroger l’évolution entre le statut d’absolu (romantique) de la littérature et celui d’exception mis à jour dans l’ouvrage. L’exception serait ainsi la radicalisation critique d’un trajet du romantisme allemand au‑delà de l’idéalisme : c’est‑à‑dire un autre modèle d’organisation que celui de l’œuvre philosophique, par où la littérature est exceptée de la philosophie par la philosophie, et où la littérature diffère des autres discours mais ne parvient pas à se constituer comme une œuvre à part entière.

20La théorie bakhtinienne, quant à elle, conçoit le roman comme le paradigme même de la littérature (un héritage, justement, du romantisme allemand), mais en en supprimant l’unité générique. Car l’universalité du roman, selon Bakhtine, tient à sa capacité et à sa tendance à intégrer tous les autres discours sociaux, une thèse que J.‑M. Schaeffer remet cependant en question en raison de son incapacité, selon lui, à toucher le réel littéraire sur un plan ontologique. C’est ce reproche, que l’on pourrait également formuler à l’égard de son corpus philosophique, que G. Artous‑Bouvet critique en deux temps : 1/ car d’une part l’exception littéraire abandonne la prétention ontologique, et dès lors celle « d’éclairer un “réel” par une “théorie” » (p. 275) ; 2/ d’autre part, le régime de commentaire créatif ne se contente pas du réel littéraire, de la littérature déjà faite, mais donne lieu à des possibilités à venir : il ne s’agit pas d’un discours sur l’être, mais sur l’événement.

21Le troisième point d’ouverture porte sur un dialogue ouvert avec l’ouvrage de Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine. Dans ce texte, l’auteur émet l’hypothèse selon laquelle l’homme procèderait à sa propre mise en exception, qui consisterait alors à faire de l’esprit le savoir propre à l’humain sur lui-même. La philosophie suivrait ainsi un mouvement de retrait, constituant l’esprit comme son seul objet d’étude, renonçant à ses prétentions intégrationnistes sur les autres savoirs. À partir de cette thèse, G. Artous-Bouvet propose de lire l’intérêt de la philosophie française pour la littérature comme un similaire retrait sur un savoir excepté pour auto-légitimer la discipline (la philosophie se constituant en seul accès à la littérature, elle-même expression de l’esprit). Il apporte cependant deux restrictions à cette hypothèse : 1/ l’exception de la philosophie par la littérature est « à l’égard du savoir philosophique lui‑même » (p. 278), et non de l’esprit humain en général, ce qui suppose une portée autotélique de la mise en œuvre philosophique ; 2/ la notion donne à penser un homme excepté, « non pas exactement soustrait au savoir, mais situé au lieu même de la crise du savoir » (p. 279), ce qui incite l’auteur à poser à nouveaux frais la question d’une anthropologie de l’exception à partir de l’entreprise philosophique, notamment ricœurienne et sartrienne. G. Artous‑Bouvet propose ainsi de penser le savoir (anthropologique) comme traversé par l’exception, n’intégrant ni ne ségrégant les autres savoirs : « si donc la littérature, dans son exception, dévoile l’homme, elle le dévoile précisément comme une exception sans savoir » (p. 280).

L’exception de l’« exception » ?

22Il serait particulièrement intéressant, au vu des problématiques que nous venons d’évoquer, de confronter les thèses contenues dans l’ouvrage de G. Artous‑Bouvet à quelques références qui nous permettraient de concevoir des solutions alternatives à sa pensée de l’exception littéraire. La réflexion menée par Ph. Sabot par exemple10, sur une littérature (celle de Bataille, d’Aragon, de Sartre) qui évoluerait parallèlement à la formation des grandes disciplines des sciences humaines, tout en restant un lieu possible de leur critique et de leur définition, nous permet de penser l’autre de l’exception, dans lequel la littérature, devenue force d’hybridation et de déstructuration des disciplines établies, est investie du pouvoir des marges.

23L’exploration plus précise, donc, des marges de l’exception plutôt que de son cœur philosophique serait instructive à plus d’un titre, notamment lorsqu’il s’agit de l’archive derridienne, dont G. Artous‑Bouvet a « excepté » quelques‑uns des textes les plus parlants à ce sujet (nous faisons référence, entre de nombreux autres, à La Carte postale ou à Schibboleth pour Paul Celan), et qui constituent comme une indication de ce que pourrait être le devenir ou la tentation littéraire de l’exception. La lecture de Laurent Dubreuil, et notamment de L’état critique de la littérature11, pourrait en ce sens nous informer sur la possible réponse du littéraire à l’arraisonnement philosophique, dans laquelle, justement, l’in-discipline de la littérature reste une de ses forces les plus dangereuses.

24De la même façon, enfin, le travail de J. Bessière sur le statut de la littérature et la « singularité quelconque » du discours littéraire (mené dans Quel statut pour la littérature ?12 et Principes de la théorie littéraire13) nous semble constituer un bon prolongement de la lecture de cet ouvrage, sur l’analyse des fondements romantiques de la théorie moderne de la littérature, le rapport du texte au logos, la force d’intégration de la forme romanesque, et le rapport de la littérature à la vie, tout en mettant en perspective l’unilatéralité du parti pris de la lecture de G. Artous‑Bouvet, et en rappelant la possibilité d’un dépassement littéraire du statut d’exception, dans la pratique d’une rhétorique fictionnelle qui pose à nouveaux frais la question de la communication et du rapport de la littérature aux discours qui l’entourent14.


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25Dans l’introduction de L’Art comme action, Ph. Daros évoque les enjeux de la recherche littéraire à venir :

L’un des axes les plus intéressants, peut-être, de la recherche présente et future résiderait dans une relecture de la littérature des deux siècles passés pour montrer combien la « réception » qu’elle a connue fut tributaire de ce recouvrement par un champ philosophique marqué par une inquiétude fondamentale sur son rôle, sur ses pouvoirs résiduels dans la vie d’hommes désormais « orphelins de toute mythologie fondatrice » [...] et par une critique-théorie dupliquant ces interrogations15.

26La relecture de ce « recouvrement », de cette « réception », nous semble‑t‑il, est précisément le projet de Guillaume Artous‑Bouvet. Si certains des partis pris du livre, en termes de choix du corpus, de références convoquées, voire d’équilibre des parties peuvent (et doivent sans doute) être interrogés, il n’en reste pas moins que ce travail constitue une recherche extrêmement stimulante dans son caractère entier et dans l’intransigeance de son propos. L’on pourrait s’étonner, par exemple, de voir Sartre figurer aux côtés de Derrida dans une coupe temporelle qui manque a priori d’unité : c’est que les potentialités des questions qu’elle pose sont laissées à notre responsabilité de lecteur. De la même manière, l’on pourrait soutenir que l’ouvrage ne traite pas réellement de l’exception littéraire en tant que telle, mais d’un statut de la littérature changeant selon les auteurs et les stratégies d’écriture. À une telle objection, nous répondons que l’exception mise à jour par l’archéologie de l’auteur ne peut se réduire dans son essence à une thèse unifiée, ni se confondre avec les thèses avancées par J. Bessière sur le même sujet : l’exception littéraire, s’il en est une, réapparaît chaque fois dans l’effort singularisant d’une lecture, dans les nœuds changeants des stratégies d’écriture, dans les plis et replis du corpus... Alors seulement, il devient possible de soutenir qu’une part de notre histoire intellectuelle porte son nom, dont nous devons discuter l’héritage.

27Nous saluons ainsi dans ce projet une entreprise audacieuse dans sa forme et son objet : certains, peut-être, seront rebutés par les rapprochements que l’auteur effectue entre les différentes références qu’il convoque — on aura essayé de montrer en quoi cette stratégie est justifiable. D’autres encore refuseront d’accorder son importance à la stratégie d’écriture que G. Artous‑Bouvet met en place au fil des pages, pour piéger l’exception dans les textes sans l’enfermer dans la loi de son propre discours : l’exception, parce qu’elle est un point aveugle du corpus, rend cependant nécessaire une telle approche, qui rend visible les mécanismes discursifs des textes, et ouvre dans les interstices d’un dialogue inégal entre philosophie et littérature la possibilité d’une interrogation. Un tel livre, quoiqu’il en soit, nous semblait nécessaire, et, comme le souligne Ph. Daros dans son texte, manquait encore à notre bibliothèque critique. Il nous reste à prendre la pleine mesure des avancées qu’il opère, et à déterminer quelles sont les voies qu’il dégage pour la recherche actuelle, notamment quant à la question du genre littéraire de l’exception, de la nature des opérations textuelles qu’elle met à jour et des fractures qu’elle nomme dans l’espace du savoir littéraire.