Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Septembre 2013 (volume 14, numéro 6)
titre article
Sandrine Schiano

La Joie de vivre de Zola, ou du bonheur dans le pessimisme

Sébastien Roldan, La Pyramide des souffrances dans La Joie de vivre d’Émile Zola. Une structure schopenhauerienne, Québec : Presses de l’Université du Québec, 2012, 192 p., EAN 9782760533387.

« La capacité de souffrir croît en proportion de l’intelligence, et atteint par conséquent dans l’homme son degré le plus élevé.1»

1Considéré comme une étape charnière dans l’œuvre et la pensée zoliennes, le douzième tome de la fresque des Rougon-Macquart fait l’objet d’une relecture fort érudite de Sébastien Roldan, appuyée notamment par l’étude minutieuse du corpus méconnu, mais essentiel, des dossiers, plans et ébauches préparatoires du texte définitif.

La famille Chanteau : une maison de souffrance

2Étude naturaliste et sociologique « hors du temps », comme l’écrivait Henri Guillemin, La Joie de vivre paraît en 1884 — la même année, rappelons-le, qu’À rebours, et à un an d’intervalle du Bel-Ami de Guy de Maupassant et de ces noirs récits que sont La Course à la mort d’Édouard Rod et Cruelle Énigme de Paul Bourget. Ce roman de bonté et de douleur, agitant des questions de science et de philosophie, interroge et apprivoise un désenchantement traversant l’ensemble de la saga familiale. Zola avait établi à cet effet une liste de plusieurs titres : La Vallée de larmes, La Sombre Mort, La Misère du monde, L’Espoir du néant, pour retenir finalement un titre porteur de vie et d’espoir. « Mais cet espoir est ténu ; Pauline met du baume sur les souffrances physiques de M. Chanteau et sur les souffrances morales de Lazare, mais elle ne change en rien le milieu.2 » Au départ, selon les plans primitifs du romancier dressés entre 1880 et 1883, La Joie de vivre devait être une affirmation de la vie, défendant une thèse explicitement anti-pessimiste. Néanmoins, dans la version définitive du roman, les deux principaux personnages, Pauline Quenu et Lazare Chanteau, incarnent chacun un versant du « Schopenhauer » que Zola veut exposer. Roman pessimiste donc, en dépit du titre choisi, miné par l’angoisse du vide et l’obsession de la mort ; drame intime de la souffrance encore, ayant pour toile de fond « la grande poésie noire » de Schopenhauer. Zola aurait-il intégré plus ou moins hâtivement dans cette fiction les thèses d’un philosophe que, lui-même, il abhorrait ? Le sous-titre de l’essai de S. Roldan — « une structure schopenhauerienne » — engage l’intérêt philosophique du texte zolien tout en contrecarrant une hypothèse répandue.

3Mais un récit naturaliste peut-il « tomber » dans la métaphysique, voire « culbuter dans le bleu3 » ? Que peut apporter la glose philosophique à l’écriture zolienne, nourrie de positivisme, de physiologie et de médecine ? La pensée de Schopenhauer est-elle contraire aux visées idéologiques du roman expérimental ? Comment dès lors situer La Joie de vivre, roman doublement philosophique et psychologique4, parmi les vingt volumes des Rougon-Maquart ? La pertinence de cet essai est de se pencher sur la façon dont l’élément philosophique abstrait — le philosophème — apparaît dans la littérature romanesque et doit être retravaillé pour passer d’un genre à l’autre5. S. Roldan, en chercheur « naturaliste », a arpenté l’appareillage documentaire zolien, et compare ici avec brio les manuscrits liminaires et la version définitive de La Joie de vivre, à la recherche des stratégies narratives par lesquelles le chef de file du naturalisme a su s’approprier, à l’instar de nombre de ses contemporains, la métaphysique schopenhauerienne6.

4Si les théories pessimistes animent les forces idéologiques en présence dans l’œuvre de Zola et distribuent la douleur au sein de son personnel romanesque, la question posée par la mise en récit de la philosophie de Schopenhauer renvoie essentiellement, dans La Joie de vivre, à la valeur de l’existence humaine. S. Roldan rebaptise ainsi avec diligence la maison Chanteau, la « maison de souffrance » — souffrance qui affecte véritablement chacun des protagonistes du récit, de Lazare, l’hypocondriaque schopenhauerien, hanté par la mort, à Pauline compatissante, rayonnante et solaire, illustrant l’énergie vitale et la force de la vie, en passant par le père Chanteau et ses crises de goutte diaboliques, les crises nerveuses de la mère Chanteau, les contorsions de Louise mettant bas, et à un moindre mal, Véronique, la bonne dévouée retrouvée pendue dans le jardin, l’agonie du chien Mathieu, la masse villageoise loqueteuse, le temps abominable, constituant en cela un véritable microthéâtre de la douleur du monde. L’histoire intime de piètres créatures, se diluant entre attentes anxieuses et vains espoirs, jetés à Bonneville, modeste hameau normand de pêcheurs coincés sous une falaise, entre mer et terre, en vient à scénariser un « monde comme volonté et représentation ». Cette parodie misérabiliste et plaintive de la vie, l’auteur se les réapproprie en vertu d’une hiérarchie pyramidale originale où chaque personnage du roman se voit convoqué, chapitre après chapitre, pour définir son degré de souffrance, physique ou morale.

5Déclinant l’idée d’un roman à thèse, S. Roldan considère plus volontiers La Joie de vivre comme un « conte philosophique », et encore davantage comme une « œuvre abstraite et problématique » (p. 150) dont la structure thématique organise l’ensemble du personnel romanesque en fonction de leur degré d’aptitude à recevoir les paramètres schopenhaueriens, mais aussi de leur fréquence d’exposition et sensibilité à la souffrance. Le tour de force de S. Roldan est sans doute d’évaluer et de démêler le réseau inextricable des fils sous-jacents de l’œuvre, à la fois idéologiques, philosophiques, esthétiques, biographiques même, pour jeter un pont inébranlable entre philosophie et littérature. C’est, en effet, en s’appuyant sur les œuvres littéraires et les débats de l’époque qu’il devient possible de cerner la teneur de ce rapport ambivalent mais fécond entre les deux disciplines. La Joie de vivre apparaît en cela un cas d’école.

Schopenhauer, entre littérature & philosophie

6Dans le monde littéraire, Schopenhauer, à défaut d’être un magicien des Mille et Une Nuits, est l’une des plus extraordinaires machines à fiction, et sans doute à passions. On ne compte plus les romans et essais qui mettent en scène le « bottier de la métaphysique », selon le bon mot d’Albert Millaud dans ses Physiologies parisiennes7, ou qui se servent de lui comme embrayeur narratif pour réfléchir au rapport au monde, à la souffrance et au désir. C’est à la popularité de Schopenhauer que l’on doit nombre de maximes grinçantes et de pensées éparses sur l’inanité de la vie, « royaume du hasard et de l’erreur8 », dans les années 1880-1890. Si l’influence du philosophe fut immense, il semble que ce soit parce que sa pensée touchait à la littérature ou du moins au sentiment le plus littéraire de l’époque, en se faisant l’écho du « mal du siècle ». « Le système littéraire actuel a des points communs avec la doctrine de ce philosophe9 », confiait Henry Céard à Zola. La fictionnalisation « large et fidèle » de la doctrine de Schopenhauer par les fidèles de Médan est redevable en majeure partie de l’atmosphère fin-de-siècle, inquiète et désabusée. La duperie cauchemardesque de l’existence comme l’omnipotence du mal étaient en effet des thèmes fort prisés que venait alimenter le « Méphisto cynique10 », prônant encore la voie du détachement et une morale de sainteté. Reste alors à un Lazare Chanteau, comme à tous ceux qui ont « mal digéré » « la grande poésie noire de Schopenhauer », à pasticher indéfiniment « la bêtise aveugle de vouloir vivre », l’humanité douloureuse, l’« enfantement dans le sang et dans l’ordure », la joie d’un proche anéantissement, la « culbute en masse dans le noir »11… Autant se laisser voguer « à vau-l’eau » puisque « la vie oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui » — désolante vérité prononcée par Monsieur Folantin, l’un des personnages de Huysmans, emmuré dans le « vide de sa vie », incapable de remédier à « ce trou d’ennui qui se creusait lentement, dans tout son être »12. Mais oserait-on dire que ce pessimisme n’était finalement affecté, comme l’affirmait Brunetière, « d’aucune vue profonde et vraiment philosophique de la vie13 » ? Si le bagage idéologique des écrivains avait de quoi nourrir leur rapport au monde, la doctrine du « Vieux », comme aime à l’appeler Pauline, a tout de même dessiné le nouveau destin de l’homme, son irrationalisme malheureux. Cristallisant une « lassitude diffuse », « Schopenhauer a donné un statut ontologique à l’angoisse, il a justifié la lutte malheureuse de la vie, il a rendu celle-ci à la mouvance et à son insécurité14 ».

7D’ailleurs peut-on, à ce stade du récit naturaliste en 1884, parler de mauvaise digestion, voire d’indigestion des idées pessimistes ? La réception et l’influence de la pensée de Schopenhauer précèdent la parution en 1886 de la première traduction française par Cantacuzène du Monde comme volonté et comme représentation. Zola, comme tous les écrivains de son temps, nous le savons, n’a eu accès à Schopenhauer que par des ouvrages de seconde main, des gloses et des traductions. Remy de Gourmont, en témoin attentif, avait tiré les conséquences logiques d’une telle grille superficielle d’interprétation pour toute une génération :

8Certes, le recueil de Bourdeau pèche par un manque de rigueur scientifique, en dépit de l’immense popularité rencontrée par les passages sur la désillusion, le hasard, l’infortune et les maux16. Ribot dressait quant à lui le portrait d’un personnage « francisé » à outrance, dont la manière vive et claire d’écrire en faisait le digne héritier du génie latin17. L’influence d’une philosophie est bien souvent proportionnelle aux controverses qui l’entourent. Si l’on a souvent présenté de la pensée de Schopenhauer une caricature qui a peut-être marqué les esprits plus profondément que ne l’aurait fait cette pensée elle-même, force est de relever avec Jean Lefranc la « pluralité d’aspects » de la philosophie de ce « penseur fin de siècle », « objet non identifié » d’une « pensée paradoxale », donc « inactuelle »18. Schopenhauer a donné « une consistance doctrinale » à un pessimisme dont les ramifications littéraires se sont développées indépendamment de lui. Inversement, un tel pessimisme épouse et prolonge les thèses du philosophe, comme s’attache à le démontrer l’essai de S. Roldan.

La Joie de vivre, ou le malaise naturaliste

9Loin de s’offrir comme une attaque directe de la doctrine du philosophe — et sur cela S. Roldan insistera à plusieurs reprises —, La Joie de vivre masquerait une réaction contre une sorte de désespoir devant les réalités de la condition humaine qui minent le désir de vivre et font avorter les projets. La Joie de vivre n’est pas épargnée en ce sens par la « surenchère de signes morbides19 », l’attente du « sauf final », l’éternel retour du « malheur20 » et un état généralisé de « dépression vitale21 ». Le personnage détraqué de Lazare Chanteau, étouffant littéralement sous la charge d’« un ennui lourd, continu » oscille entre « hantise du mur noir » et « décomposition de son être »22. Zola caressait le projet de pousser jusqu’à la caricature le type « schopenhaueresque », fruit d’une dégénérescence certaine23, produit d’une génération d’esprits maladifs ébranlés par la certitude des vérités acquises et doutant des sciences commençantes : « La science était bornée, on n’empêchait rien et on ne déterminait rien. Il avait l’ennui sceptique de toute sa génération, […] l’ennui des nouveaux héros du doute, des jeunes chimistes qui se fâchent et déclarent le monde impossible, parce qu’ils n’ont pas d’un coup trouvé la vie au fond de leurs cornues24».On aurait souhaité, à ce stade, de voir poussée plus de l’avant la réflexion sur le pessimisme de la connaissance — celui incarné par Lazare Chanteau —, et de comprendre davantage comment le malaise naturaliste, atteignant les racines de l’être, ne pouvait qu’épouser une telle philosophie fondée sur l’observation de la vie et les forces pulsionnelles.

10Schopenhauer est un philosophe pour qui le monde est muet25 ; loin de nous ramener à une unité harmonique avec la nature éternelle, il démantèle les rouages fatals de l’existence, met au jour la tension aveugle et sans fondement d’une force despotique, qui s'impose à l’homme et se sert de lui pour assurer sa propre perpétuation. Il n’y a désormais rien d’autre que la vie, cette sourde poussée [Drang] qui anime chaque être, le jette dans l’espace et le temps. La pulsion de mort est-elle supérieure ici à l’instinct de vie ? La Joie de vivre cherche, à l’opposé, à imposer l’éternel recommencement de la vie (p. 139). L’un des projets initiaux de Zola était aussi de montrer la joie de vivre dans une jeune fille, accablée de toutes les souffrances, et dont l’attitude morale obéit finalement à une série de prescriptions auxquelles n’aurait rien à redire le philosophe. Et S. Roldan d’ironiser, dans son chapitre consacré à Pauline — avatar de la femme idéale zolienne, et par ailleurs la plus schopenhauerienne des figures du récit — le fait que ce soit un personnage féminin qui serve de réceptacle à une telle doctrine. Il lui prête en effet, en conclusion, l’application la plus aboutie des théories et maximes ascétiques du philosophe d’outre-Rhin (p. 140-141).


***

11L’auteur propose, par le biais de cet essai, fruit d’un mémoire de maîtrise remanié, une vision novatrice du roman zolien ainsi qu’une mise en relief de sa portée philosophique, délivrant une réponse inédite au problème métaphysique posé par ce drame intime. La Joie de vivre, ou le « bonheur dans le pessimisme26 », plus qu’un cas d’école pour l’époque, est bien un conte philosophique, et peut-être même davantage un véritable roman schopenhauerien. L’originalité de cette étude tient autant dans l’analyse de l’œuvre — celle-ci est pour le moins solide — que dans son traitement, inscrivant les visées naturalistes dans un climat de désenchantement et de scepticisme. Les protagonistes zoliens, nœuds de la fiction, tendent à se faire rencontrer les façons de concevoir le monde, et sont en ce sens loin de ranimer une matière inerte, comme l’écrivait René-Pierre Colin27 et comme s’en défend à juste titre S. Roldan. Le romancier n’a pas réécrit l’histoire de la philosophie pour accommoder les idées schopenhaueriennes à son projet (p. 167). Au contraire, c’est sa fiction qu’il a modifiée, conformément à ses prétentions théoriques. Loin d’y voir un raccourci d’idées pessimistes mal comprises, La Joie de vivre, heureuse rencontre du fait littéraire et de la chose philosophique, est un exemple plutôt réussi d’un savoir mis en fiction.