Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Février 2014 (volume 15, numéro 2)
titre article
Geneviève Dragon

Les non-lieux de l’humanité

Olivier Schefer, Figures de l’errance & de l’exil. Cinéma, art & anthropologie, Pertuis : Rouge profond, coll. « Débords », 2013, 158 p., EAN 9782915083682.

1Il est des objets que la critique (française) méprise : le cinéma dit de genre et la série B, l’horreur et le gore. Il serait en effet une des manifestations de la culture de masse, qui ne viserait qu’à divertir, en un sens quasi pascalien. Cette culture populaire détournerait du sérieux pour abêtir : « s’amuser signifie être d’accord », selon le mot cinglant d’Adorno cité par Olivier Schefer (p. 20).

2Dans Figures de l’errance & de l’exil. Cinéma, art & anthropologie, recueil d’articles indépendants refondus pour donner naissance à un essai à la fois un et pluriel, O. Schefer récuse cette catégorisation hiérarchisante et par là méprisante pour tenter de définir une anthropologie sensible et paradoxale de l’exil et de l’errance.

3Sous le double patronage du Romantisme et de Gilles Deleuze (avec Kafka), il s’agit bien d’élaborer une pensée sans système ouverte au devenir et à la métamorphose. O. Schefer revendique, après Deleuze, une pratique de pensée (et non une théorie par trop dogmatique) par l’étude d’un objet particulier, lui-même en marge du discours critique : le zombie, le revenant. Il s’agit donc d’une méthode (« chemin par lequel », selon l’étymologie grecque) paradoxale puisque l’humanité veut être pensée à partir de l’errance et de l’exil, dans un double mouvement de décentrement et de déterritorialisation.

Pour une anthropologie par la marge

4Les « figures de l’errance et de l’exil » hantent les essais critiques et philosophiques d’O. Schefer. Avec cet ouvrage, le philosophe entend clôturer sa « trilogie noire » (p. 7) débutée par Variations nocturnes1en 2008 (qui interrogeait les marges du sommeil avec la figure du somnambule) puis Des revenants : corps, lieux, images2 en 2009 (qui s’intéressait aux revenants et à l’héritage du vaudou). Le zombie, cœur/corps décomposé de ce troisième opus, emprunte des caractéristiques propres aux deux premières figures. Il s’agit par‑là d’interroger les marges de l’humanité et d’ouvrir les frontières de la pensée : c’est là qu’apparaît le double enjeu du bel essai d’O. Schefer.

5Pourquoi le zombie ? Qu’en dire ? Quel discours peut‑on construire autour de ce corps qui n’est que destruction, en décomposition, de cette machine sans cœur et sans conscience qui représente à la fois la mort et l’impossibilité de la mort, la « mort qui ne passe pas » (p. 49) ? Le zombie apparaît bien comme une aporie, une impasse ontologique qui donne pourtant à penser et que l’on n’envisage pourtant pas comme objet à penser. O. Schefer rappelle d’ailleurs en note (p. 18) la définition de Kant de l’idée esthétique :

Par idée esthétique, j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans pourtant qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire sans qu’aucun concept ne puisse lui être approprié et, par conséquent, qu’aucun langage ne peut exprimer complètement ni rendre intelligible3.

6Le zombie, situé dans une zone frontière, emmène la pensée aux limites du dicible et de l’intelligible : entre la vie et la mort, comme le somnambule se situait entre la veille et le sommeil, entre le songe et la réalité. Il est aussi, dans une perspective deleuzienne (influence majeure dans la pensée d’O. Schefer) l’être de la métamorphose, du devenir. Il se définit tout à la fois comme l’origine et le stade ultime d’une terrible métamorphose de l’homme, souvent par le biais de la contamination et de la pandémie apocalyptique.

7Si O. Schefer définit le zombie comme une figure de l’errance et de l’exil, c’est en plusieurs sens. Le zombie, le revenant apocalyptique est bien sûr cet être errant, dont la démarche malaisée et claudicante hante le cinéma depuis les années 1970. N’appartenant plus au monde des vivants, sa démarche mécanique et sans conscience ne lui permet pas non plus d’accéder à celui des morts : il erre car il n’a plus de point d’ancrage et de lieu d’appartenance. Il porte la marque d’une « ambivalence existentielle » (p. 77). Il est exilé, apatride et nomade, aux confins de l’humanité et ce voyage est sans retour. On peut ici se référer à l’étude qu’il fait d’un film fondateur du genre Carnival of Souls (1962) mais qui pourtant fait éclater toutes les catégories. Le personnage principal, une femme, erre dans le monde des vivants alors qu’elle est morte, sans en avoir conscience : elle est à la fois fantôme (âme morte, sans substance) et zombie, corps revenu et visible à la fois par le spectateur et les autres personnages. Le livre s’achève d’ailleurs en réfléchissant au statut de l’image et de l’écran au cinéma, sur lequel se meuvent des corps fantômes, revenant eux-aussi à leur manière hanter la réalité subjective du spectateur et ainsi sans doute l’affecter.

8Par ce cheminement sans parcours, le zombie déterritorialise les cartes urbaines, les tracés de la ville et des routes, transforme la ligne en rhizome :

Les zombies de Romero, consommateurs d’hier, tracent d’authentiques lignes de fuites dans le réel et déterritorialisent les espaces communs, sans parvenir à créer de nouvelles utopies. […] En somme, le cannibalisme sans issue des zombies d’aujourd’hui n’est peut-être qu’une autre façon d’envisager l’errance interminable des morts-vivants, qui prolonge, à son étrange façon, toute une histoire moderne et contemporaine de la dérive esthétique et des déplacements poétiques et politiques. (p. 69)

9C’est un exil sans exotisme, sans la promesse d’un ailleurs : le zombie ne permet pas de penser l’ouverture à un nouvel horizon, il injecte (parfois au sens premier de la contamination) une étrangeté horrible, il investit les anciens lieux de la sédentarité et met la civilisation en état d’estrangement.

Le passant de la « mort qui ne passe pas »

10O. Schefer convoque ainsi l’hétérotopie définie par Michel Foucault dans « Des espaces autres4 » et reprend cette belle évocation du changement de place (concrète et symbolique) du cimetière au sein de l’organisation collective. Marginalisé en dehors des villes au xixe siècle, le cimetière devient un espace séparé, vecteur de fantasmes de maladies et de contaminations. La mort ne fait ainsi plus partie de la vie. Les zombies, être du retour, symbolisent alors pour O. Schefer l’intrusion anormale de la « mort qui ne passe pas ». Ils dévorent les corps et l’espace en une nouvelle « cartographie de la mort refoulée » (p. 60).

11La récurrence obsédante de l’image de la dévoration dans la figure du zombie donne lieu à une critique originale de la société de consommation :

Ils sont obsédés par deux des grandes affaires de notre postmodernité : consommer — c’est-à-dire, comme le martèle la publicité : consommer indéfiniment de la consommation, plus encore que des objets finis — et se déplacer. (p. 56)

12Le parallèle est ainsi fait avec les « consommateurs hagards et perdus entre les rayons » (p. 57). Les grandes surfaces deviennent alors de « singuliers labyrinthes modernes » (ibid.) où la consommation devient intransitive et sans objet, se conjuguant uniquement avec un stérile principe de mouvement.

13Plus loin dans son essai, O. Schefer évoque alors Michel de Certeau et sa lecture du lieu et du passant. S’il y a une « pratique de l’espace5 », c’est pour tracer la carte d’un monde en proie à la déterritorialisation : le cheminement errant du zombie trame les lieux d’une certaine façon, sans ordre et en « révélant le chaos latent » (p. 122). Les hordes de zombies envahissent les lieux de l’humanité. Ils deviennent alors de nouveaux « marcheur[s] innombrable[s]6 » transformant les lieux en « non-lieux » : des espaces de transit, des échangeurs sans point de rencontre, des espaces de circulation sans possibilité d’ancrage. C’est la négation du « lieu anthropologique », « principe de sens pour ceux qui l’habitent7 ». Le retour est l’inverse du souvenir et de la mémoire : c’est une anthropologie se définissant par la décomposition de l’humanité.

14Cette anthropologie paradoxale parce que décentrée pense, on l’a dit, l’humanité par la marge et la limite. O. Schefer revalorise ainsi d’une façon à la fois originale forte cette figure du zombie, dont il rappelle les origines plus lointaines (l’attirance romantique pour le fantôme, la hantise et le cauchemar). Si le revenant dérange l’assise de l’humanité, c’est bien parce que le zombie interroge les sociétés de façon politique, au cœur de la collectivité elle-même : on pense par exemple à La Nuit des Morts-vivants de George Romero (1968), réflexion accusatrice sur la ségrégation des Noirs aux États‑Unis. De la même façon, le film de Jacques Tourneur, La Féline (1942), interroge la collectivité face à l’immigration par la figure tragique d’une femme qui, sans être un revenant, ne peut épouser l’homme qu’elle aime et reste par là en marge de la société américaine et de l’humanité. O. Schefer rappelle d’ailleurs le titre original du film : Cat People.

L’errance dans les marges de la pensée

15On voit ici toute l’originalité de la démarche d’O. Schefer : tout en étant un objet d’étude au sens classique du terme, le zombie permet dans un mouvement parallèle de décentrer la pensée — de penser d’après, à partir de. En effet, le film de genre ne se réduit pas à un champ d’étude précis et restreint, il fait éclater les catégories et… les genres. Il faut inventer une pratique de la pensée dans les failles, les béances, dans les interstices sombres que n’éclaire ni théorie ni dogmatisme. O. Schefer propose ainsi une critique salutaire de la notion de genre, enveloppe vide qui selon lui contraint à penser a priori, forçant les œuvres à entrer dans un carcan sans en étudier la spécificité ni la chair, encore moins lorsqu’elle est décomposée. Convoquant tout à la fois Platon ou Georges Bataille dans son introduction, O. Schefer appelle de ses vœux la possibilité de penser l’Informe sans mépris, par un désenclavement des catégories qui n’est pas un déclassement. Il n’y a pas les objets nobles à étudier et les autres. Il ne s’agit pas de donner corps aux idées mais l’inverse : quelle pensée, quel discours pour dire le corps en décomposition et la civilisation malade ? À la fois spécialiste  et héritier du Romantisme, le philosophe revendique ici l’éclatement des genres. Une grande vitalité créative se libère alors par le rapprochement d’œuvres que nous n’aurions certainement jamais songé à associer.

16Cette vitalité est celle de l’essai lui‑même, affranchi des catégories génériques. Mis en regard, Aurélia de Nerval et Freddy Krueger des Griffes de la Nuit s’éclairent alors mutuellement d’une lueur inattendue et stimulante : leur lien réside dans cet « épanchement » (p. 27) du rêve dans la vie réelle, dans cet échange qui brouille les frontières entre réalité et cauchemar. Il s’agit bien ici de penser le film de genre ou d’horreur à partir du Romantisme. Sans doute, d’aucuns trouveront que le parallèle est peut-être artificiel, le raccourci trop hâtif. D’autant plus que la référence au Romantisme laisse parfois de côté le zombie et les figures du cinéma de genre. Mais cela s’explique sans nul doute par l’écriture fragmentaire de cet essai qui erre sur des terres sans concept préétabli, un terrain vague de la pensée où tout est encore à construire et inventer. Dans son introduction, O. Schefer caractérise cette anthropologie comme encore « largement à penser » (p.  29).

Pour un essai « à la croisée des chemins » (p. 124)

17La forme de cet essai critique veut en effet ne pas donner lieu à une théorie : la revendication dernière entend d’ailleurs abolir la frontière très étanche en France entre critique objective et essai personnel et même autobiographique. La « trilogie noire » close par ce dernier opus trouve son origine et sa matière dans les obsessions personnelles, les hantises de l’écrivain lui-même. C’est ainsi que se mêlent des articles universitaires classiques et des écritures plus personnelles et poétiques où le « je » erre dans les espaces urbains et labyrinthiques de la modernité.

18O. Schefer donne le dernier mot à Kafka, synthèse maladive et obsédée des figures errantes du livre. Rappelons que Kafka est celui à partir duquel Deleuze avait pensé la possibilité de la littérature mineure comme « devenir potentiel et créé, créatif »8. L’image du terrier de Kafka fonde la pensée du rhizome, labyrinthe moderne sans centre ni périphérie, sans début ni fin :

Le trait caractéristique de cette ville, c’est son vide. La grande place centrale est toujours vide. Les tramways qui s’y croisent sont toujours vides. […] C’est ma vieille ville natale et d’un pas lent, hésitant, j’erre dans ses rues. (p. 156)

19Le je déambule ainsi dans les cheminements de l’errance, revenant dans les traces de sa propre mémoire.


***

20Dans sa postface, l’auteur indique que les différents articles sont des communications qui ont été réécrites et retravaillées en vue d’un volume unique. Unique et pourtant pluriel, pour une déterritorialisation mutuelle de l’objet et de la pensée. On pourrait peut‑être reprocher par moments une couture trop factice ou trop abrupte entre la prose plus personnelle et l’essai critique, notamment dans l’avant-dernier essai intitulé « Bruits ». On peut toutefois voir dans cette juxtaposition sans couture apparente la possibilité d’un cheminement passant de l’errance discontinue et destructrice à l’échange entre la vie et la mort. En ce sens, nous avons bien affaire à une pratique de pensée : dans « Déplacements » (dont le titre polysémique évoque tout aussi bien les errances des zombies que celles de l’écrivain), Olivier Schefer évoque (invoque ?) le dieu vaudou Carrefour qui « garde l’entrée des temples et des habitations et [se] se tient à la croisée des chemins. C’est lui qui est la voie de passage aux autres esprits et un relais essentiel entre les morts et les vivants ». Et O. Schefer de poursuivre :

D’impossible façon, mes rêves sont toujours la contraction d’un carrefour ouvert et d’un dédale oppressant. (p. 124)

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