Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mai 2014 (volume 15, numéro 5)
titre article
Françoise Le Roux

Délectables métamorphoses

Jean-Pierre Mourey, Relations paradoxales de l’art à la nature, Saint‑Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, 69 p., EAN 9782862726441.

1Ce livre commence à une croisée des chemins. Depuis longtemps, nous ne touchons plus terre. Nous ne marchons plus pieds nus sur la terre sacrée. L’asphalte et le béton, l’acier, le verre et la laine de verre nous environnent, nous mangeons du maïs génétiquement modifié et respirons des parfums de synthèse, à moins que ce ne soient les gaz d’échappement des véhicules dans lesquels nous circulons à vitesse régulée. Peu à peu, le corps humain, notre corps, se vide de ses capacités natives, transférées à des prothèses plus puissantes que lui : les microscopes voient à notre place, et bien mieux que nous, les calculatrices calculent à notre place et bien mieux que nous, les ordinateurs se souviennent à notre place et bien mieux que nous. Certains artistes, séduits par les inventions techniques contemporaines, s’engagent dans l’exploration des nouveaux mondes artificiels qu’elles rendent possibles : ainsi Eduardo Kac et sa lapine fluorescente, Cronenberg et ses mondes virtuels. D’autres cependant, se rappelant que les hommes ne sont pas un empire dans un empire mais font partie des êtres vivants au même titre que les ablettes, les abeilles ou les artichauts, partent à la recherche de la Nature perdue. Alors, comme Penone retrouve l’arbre branchu dans la poutre, ou Merleau-Ponty la pierre grenue dans le mur des Tuileries, sous le macadam, ils recherchent le sable et l’argile. C’est en leur compagnie que chemine Jean-Pierre Mourey.

Paradoxes

2Le titre annonce des relations paradoxales de l’art à la nature. Certes une œuvre d’art n’est pas ou ne passe pas pour naturelle ; et, réciproquement, nous ne considérons pas comme œuvres d’art les rochers, ceux de l’île de Sein par exemple, sculptés par les vagues et les vents. Comme le remarquait Kant, lorsqu’en fouillant un marécage on découvre un morceau de bois taillé, on ne le tient pas pour un effet de la nature mais pour un produit de l’art. Ce qui ferait d’un objet une œuvre, serait qu’elle résulte d’une intention d’œuvrer. La nature, quant à elle, n’a pas d’intention. Premier paradoxe donc : prétendre aller à la rencontre de la nature par le biais de l’art.

3D’ailleurs est-ce jamais à la nature en elle‑même que nous, artistes ou promeneurs, avons affaire ? Toute œuvre, comme toute perception, ne suppose‑t‑elle pas un point de vue ? De la nature nous ne saisissons que des fragments. Et même les artistes qui procèdent par prélèvement, comme Richard Long avec des pierres, Bernard Pagès avec des bûches et des os, sélectionnent ces matériaux naturels, les manipulent, et les disposent d’une manière déterminée par eux. Ce n’est, en art, jamais à la nature elle‑même que nous avons affaire — deuxième paradoxe.

4Enfin, même si les nymphes ont déserté les fontaines, la nature n’est jamais muette, elle est rarement insignifiante. Les arbres sont des vivants étranges et les forêts habitées par des personnages de contes. La nature est pétrie par la langue, et tout geste artistique, même celui qui prélève brutalement un élément du réel, a un sens ; la nature, elle, n’en a pas — troisième paradoxe.

5Cependant, en dépit de son titre, ce n’est pas seulement le développement de ces paradoxes qui fait l’intérêt du livre de J.‑P. Mourey, c’est aussi le choix précis et délibérément limité des artistes sur lesquels il écrit, et la manière même dont il écrit. Son écriture limpide trouve, comme spontanément, un tempo en empathie avec la démarche des artistes qu’il évoque, peintres, sculpteurs, écrivains, cinéastes, vidéastes ou performers. Or ceux-ci semblent s’être arrachés à la vitesse en accélération constante de la vie humaine et lui préfèrent d’autres rythmes.

Bovines

6La page de couverture emprunte une image de repérage du film Bovines d’Emmanuel Gras. Ce film révèle à lui seul le paradoxe analysé par J.‑P. Mourey. Il s’agit d’un film ; nous le regardons sur un écran, au dernier étage d’un immeuble peut-être, sans même savoir s’il fait froid dehors ni si le ciel est couvert ; et pourtant ce film nous fait vivre au milieu d’un troupeau de vaches allaitantes, en Normandie ; oubliant que notre regard est celui d’une caméra, nous suivons une charolaise, au rythme de ses pas, de ses pleurs, de sa mastication ; comme elle, nous regardons au ras de l’herbe, et n’entendons d’autres sons que le zonzonnement des mouches, les cris des corneilles ou le crépitement de la pluie dans une mare à la tombée de la nuit. Quoi de plus apaisant que de regarder cette vache qui s’endort doucement ou le troupeau silencieux à l’abri de la pluie sous un arbre. Bien sûr, il y a les barbelés qui nous rappellent que ces vaches sont des prisonnières, et puis le départ solitaire pour l’abattoir, et la séparation déchirante des mères et des veaux. Mais la vie animale est là, rythmée par la succession des saisons, du jour et de la nuit, et ses activités essentielles : manger, dormir, chier, pisser, se reproduire, souffrir, mourir. Accepter le rythme du film, c’est bientôt ne plus regarder le troupeau, mais en faire d’une certaine façon partie, retrouver notre part animale, le mouvement de la vie en nous. Le film rend possible une double expérience : être séparé, spectateur, ou être ravi à soi, en empathie avec d’autres vivants.

Figuration & sensualité

7Les relations des artistes à la nature oscillent précisément entre ces deux pôles : décrire, capturer l’apparence, que ce soit d’un roc (Ubac), d’un arbre (Penone) ou d’une meute de chiens (Cueco), ou bien expérimenter une métamorphose de soi devenant terre, arbre, animal. Les performances de Miquel Barceló et Josef Nadj accomplissent d’une façon radicale cette rupture avec l’identité sociale des individus et la fusion avec l’énergie cosmique. Explorant ces deux voies, et leurs variantes, J.‑P. Mourey est en quête de ces « écritures de la nature » à l’œuvre à travers ces êtres vivants, les artistes. Les diverses sections de sa méditation poétique disposent comme un éventail de remémorations en lesquelles le lecteur a l’occasion de raviver ses expériences de la profonde équivoque de la sensualité et des figurations.

8Le végétal est présent dans le film d’Emmanuel Gras, et à le regarder on éprouve que nommer « herbe » ce que broute, pas à pas, une vache, c’est ne pas voir la différence entre le trèfle et le chiendent ; J.‑P. Mourey parle heureusement « des » herbes et débusque l’herbu à la fois chez des peintres, Cueco en particulier, et chez des écrivains, Peter Handke par exemple, dont il cite le Journal, et Claude Simon dont la lecture manifestement le transporte. Chez les uns et les autres, il constate « par delà la singularité des œuvres, la différence des supports, une similitude de perception et d’écriture ». Comme si l’étendue herbeuse elle‑même imposait son rythme à qui la peint, la dessine, ou la dit. Elle donne lieu, par exemple, à une prolifération enchevêtrée de traits où le regard divague sans trouver de véritable centre dans les Chemins d’herbe de Cueco. De façon analogue, se confronter au tellurique, sous la forme du roc ou de l’argile impose un certain matériau, certains gestes, un certain rythme. Et c’est un autre rythme, une autre écriture, qu’engendre l’empathie avec le flux de l’eau (Debré et ses Loire, mentionné dans la section Écritures de la nature) ou avec les arbres (photographies de François Méchain, section L’arbre). Un autre encore l’empathie avec les bêtes.

Entrer dans le corps des bêtes, c’est saisir des rythmes, des assoupissements, des bondissements, des nervosités, c’est pénétrer les tensions, les courbures des corps. (p. 45)

9J.‑P. Mourey analyse, sur des exemples précis, ce transfert du minéral, du végétal, de l’animal, vers l’œuvre. Et il devient évident que l’art n’imite pas la nature au sens où il représenterait des paysages, par exemple, mais en ce qu’à sa façon, il en ré‑effectue la vitalité. Une formule d’André Masson revient à deux reprises dans le livre : « des peintres de paysage, oui, en foule ; des peintres de la nature... eh bien ! Qu’on les compte... » Les artistes contemporains ne cherchent plus à rendre présents la nature, l’eau, la lumière, le végétal, comme le faisaient les impressionnistes. Ils ne proposent plus à nos regards une image de leurs impressions en face de la Nature naturée mais sont à la recherche de la Nature naturante, celle qui agit à travers eux. L’œuvre elle‑même n’est‑elle pas un effet de la nature, et le corps de l’artiste un élément du monde naturel auquel il est confronté ? « L’œuvre tend à dépasser l’optique pour atteindre l’haptique. » (p. 64) Elle est passée du regard sur les formes, les couleurs, à l’expérience sensible, tactile, de la matérialité d’un monde dont font partie les écorces de pastèques, les insectes séchés au bord des pistes africaines, les termites et les vaches charolaises. L ’auteur excelle dans la restitution de cette expérience ; Giuseppe Penone et les arbres, Claude Simon et l’herbe, Cueco et le mélange des corps, donnent lieu à des descriptions sensuelles, allègres, qui rendent la lecture elle-même jubilatoire.


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10Jean-Pierre Mourey indique, sans appuyer, l’enjeu de ces pratiques, de cette quête, par l’art, d’une nature qui peut sembler en voie de disparition. Ne s’agit‑il pas de retrouver, à travers le tellurique, le végétal ou l’animalité, la matière dont nous aussi, les humains, sommes pétris, et que le théâtre social a tendance à nous faire oublier ? De nous éprouver comme élément d’un univers qui ne se réduit pas aux sociétés humaines ? L’esthétique n’est‑elle pas ontologie, et l’art philosophie en acte ?