Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Mai 2014 (volume 15, numéro 5)
titre article
Sophie Ménard

Ambivalences du corps féminin en régime réaliste

Nao Takaï, Le Corps féminin nu ou paré dans les récits réalistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Flaubert, les Goncourt et Zola, Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2013, 398 p., EAN 9782745326256.

1Dans son livre Le Corps féminin nu ou paré dans les récits réalistes de la seconde moitié du xixe siècle, Nao Takaï retrace deux motifs importants de l’esthétique réaliste : la nudité et le vêtement. À partir de l’étude de certaines œuvres de Flaubert (Madame Bovary, L’Éducation sentimentale, Salammbô), de Zola (L’Œuvre, Nana, Son Excellence Eugène Rougon, La Curée, Au Bonheur des dames) et des Goncourt (Manette Salomon, Chérie), cet ouvrage, relevant d’une démarche interdisciplinaire (littérature, peinture, sculpture, mode), rappelle que le nu et la tenue sont non seulement les vecteurs de la description réaliste, mais également les lieux privilégiés du fantasme. Le corps féminin se décline sous ces divers angles et coutures. Réinscrit dans une histoire de l’art au xixe siècle, il laisse transparaître sa lignée picturale à l’instar de la peau et du linge qui dévoilent un coloris sensible aux symboliques chromatiques. Empruntant la voie du statuaire, le nu remodèle l’esthétique réaliste en l’orientant vers le fantastique et le romantisme. Enfin, motif moderne, au sens baudelairien, le vestimentaire renvoie à la mode du siècle. Tous ces plis des étoffes et ces replis du corps sont l’objet du livre de N. Takaï, dont le fil conducteur estlafascination et l’angoisse des écrivains devant les mystères de la chair nue ou habillée.

L’énigme de la chair

2La première partie de l’ouvrage est centrée sur la nudité féminine, qui est appréhendée du point de vue de l’esthétique des écrivains, de « la conception du beau » (p. 33) dans les romans picturaux, de la fantasmagorisation du nu, de la carnation des personnages et, enfin, de la représentation statuaire.

3Les quatre premiers chapitres de ce livre, qui forment un ensemble coalisé autour des rapports entre littérature et peinture, tentent de « dégager la position esthétique de Zola [et des Goncourt] reconnaissable dans [leurs] roman[s] » (p. 52), position esthétique sur l’art pictural, plus précisément. L’auteur se demande s’il y a adéquation entre les critiques d’art réalisées par les écrivains et les conceptions esthétiques véhiculées dans l’œuvre littéraire. Si la conclusion apparaît sommaire — les romans offriraient « un manifeste esthétique » (p. 51) et « cristalliser[aient] leur conception esthétique [à Zola et aux Goncourt] en inventant des personnages de peintre qui leur sont exemplaires à bien des égards » (p. 57) —, l’étude des corps nus dans les textes établit une solide filiation entre la peinture et la littérature. Le « glissement du beau naturel vers le fantasme » (p. 59) montre la réélaboration esthétique, le « saut dans les étoiles », comme l’écrivait Zola1, qui projette l’œuvre dans l’imaginaire et le mythe. C’est que l’« origine du monde », ce sexe féminin, que l’auteur des Rougon-Macquart appelle la « porte d’épouvante2 », est objet de fascination et de répulsion. Recélant tout autant une puissance vitale qu’une négativité mortifère, ildemeure « l’inconnu en soi ». Cet insondable contribuerait à fantasmer les descriptions qui échapperaient aux contraintes de l’écriture réaliste pour tendre vers deux mouvements : soit un ensauvagement de la figure féminine (la bête humaine), soit, à l’inverse, une pétrification marmoréenne de la nudité (la statue). L’hypothèse est passionnante. Mais on peut se demander si cette dichotomie n’aurait pas gagné à être réinscrite dans une structure culturelle fondée sur la porosité des frontières entre nature et culture. Il nous semble, par exemple, que « les poils d’or » et la « bête d’or », métaphores utilisées par Zola pour évoquer le corps de Nana, déconstruisent précisément les limites entre le corps ensauvagé et la chair statufiée. De même, ce sont toujours des statues désacralisées et désenchantées, comme dans cette description de Nana : « [elle] était là chez elle, le poing à la taille, asseyant Vénus dans le ruisseau, au bord du trottoir3. » La beauté zolienne, comme l’écrit V. Cnockaert, « se déploie généralement dans cette marge entre un certain classicisme (déesses, statues antiques, etc.) et l’apparition d’éléments disgracieux ou propres au quotidien apparemment le plus banal ou le plus intime4 ». Et N. Takaï nous le rappelle également en suggérant les multiples valences du corps féminin.

4Interrogeant ensuite les variations chromatiques (blancheur, rougeur, pâleur) qui expriment les émotions, l’auteur affirme que « Zola, tout comme Flaubert, joue avec les signes corporels stéréotypés, resémantisant le blanc et le rose, tout en laissant deviner dans la disposition des signes, sa propre ambivalence à l’égard du corps féminin » (p. 111). La démonstration est attentive à tous ces « signes sensibles par lesquels les passions se manifestent et se font connaître au-dehors5» interprétés comme des « indice[s] de sensualité » (p. 87), des « signe[s] de la séduction charnelle » (p. 81) ou encore des traces « d’idéalisation » (p. 85). Le corps est donc éloquent, et les teintes colorant la peau (auxquelles on pourrait ajouter les mouvements fugitifs des yeux, de la bouche, des mains, etc.) annoncent et expriment les sentiments et les indispositions. Si ces signes corporels reproduisent en effet les poncifs de l’époque, ils s’inscrivent également dans une histoire des savoirs du corps et du langage d’action qu’élaborent les idéologues, philosophes et médecins de ce siècle. Ce langage qui « parle à l’œil », pour reprendre les mots de Destutt de Tracy6, est tributaire d’un questionnement sur le signe et sur son interprétation : il est dommage en ce sens que toutes ces séméiologies du corps n’aient pas ici été prises en compte. Pour N. Takaï, le teint blafard est plutôt l’indice d’une chair de marbre et d’un « corps statufié des femmes » qui fait émerger un imaginaire de l’« idole phallique » (p. 75).

5Dans le dernier chapitre de cette première partie, N. Takaï revient sur la dimension statuaire du corps féminin qui est « la concrétisation du sentiment ambigu des hommes mêlant la fascination et la peur vis‑à‑vis du charme puissant et insondable de la chair féminine. » (p. 1257). Interrogeant la sur‑présence du marbre, au détriment parfois de la chair, dans la description des personnages féminins qu’elle interprète comme signe de la femme phallique et fatale (p. 111), l’auteur étudie ensuite les véritables statues dans les œuvres réalistes. L’hypothèse que ces dernières portent malheur et présagent la mort (notamment du couple), à l’instar de La Vénus d’Ille de Mérimée, est particulièrement intéressante. Rappelons que, déjà chez Baudelaire, la statue, ce « fantôme de pierre », est une « figure prodigieuse du Deuil8 ». Il y aurait donc, à suivre la démonstration, une étonnante porosité entre le corps esthétisé (le marbre) et le corps érotique (la chair). Et le passage d’un état à un autre — qui se produit souvent par « l’esthétisation du corps féminin en œuvre d’art » (p. 127) — annoncerait la déchéance de l’héroïne, ce qui nous semble tout à fait juste. Figée, marbrée, la femme est bien une vivante-morte, oscillant entre l’animé et l’inanimé, entre le chaud et le froid, entre le mou et le dur. La mort rôde toujours autour des corps nus et féminins, qu’ils soient blanc comme neige (entendons chlorotiques), « figé[s] [en] statue9 » ou simplement cadavériques.

6L’originalité de cette première partie du livre de N. Takaï est de nous rappeler que la statue, figure qu’on n’attendrait pas a priori dans le récit naturaliste et réaliste, dans la mesure où elle est parsème les textes romantiques et fantastiques du début du siècle, revient hanter le roman de la seconde moitié du xixe siècle. N’est‑ce pas précisément un retour du refoulé, une déviation des programmes esthétiques se manifestant dans les critiques d’art ? Évoquons cette phrase de Zola : « Si l’œuvre n’est pas du sang et des nerfs, si elle n’est pas l’expression entière et poignante d’une créature, je refuse l’œuvre, fût‑elle la Vénus de Milo10 », et c’est pourquoi l’écrivain la réanime, cette Vénus, en lui donnant une épaisseur épidermique et charnelle.

Sémiologie de la toilette féminine

7Dans la deuxième partie de cette étude, l’auteur s’attache à « définir quelques‑uns des aspects que les représentations du corps féminin entretiennent avec la mode » du Second Empire afin d’expliquer « comment les hommes et la société suscitent puis domptent le désir charnel, hystérique, et narcissique des femmes par l’artifice des toilettes. » En somme, l’analyse s’appliquera à établir que

les représentations des corps féminins parés sont régies, au même titre que l’évocation des nudités, par les sentiments parfois contradictoires ou ambivalents des hommes qui les perçoivent et créent ces corps romanesques. (p. 139)

8Résumant le développement de la mode féminine au xixe siècle, l’auteur rappelle qu’il faut « attendre Balzac pour que les toilettes gagnent la reconnaissance en tant qu’art véritable et qu’elles trouvent leur place positive dans les œuvres littéraires » (p. 147). Établissant ensuite, comme dans la première partie, les « critères esthétiques » des écrivains dans leurs écrits non fictionnels, elle cherche « à montrer comment ces écrivains […] représentent ces éléments dans leurs œuvres littéraires » (p. 154). L’analyse des textes démontrera que « la toilette féminine est indissociable de l’art pictural » (p. 152) et fera émerger, à travers les diverses teintes chromatiques des robes et des habits, les liens étroits que les auteurs entretiennent avec la peinture : les comparaisons entre Manette Salomon et les toiles de Boudin et de Watteau sont particulièrement instructives.

9Par ailleurs, la lecture minutieuse des étalages du grand magasin Au Bonheur des dames que fait l’auteur, en établissant un rapport intéressant entre l’art de l’étalage et du coloriste de Mouret et l’art pictural de Claude Lantier dans L’Œuvre, renouvèle les relations entre ces deux romans. Ainsi, Octave et Claude instaurent « une nouvelle perception optique » (p. 164) visant tout à la fois à réjouir et à aveugler les yeux, tout autant qu’à « créer le mouvement circulaire et dynamique de la perception esthétique chez les femmes » (p. 165). Dès lors, N. Takaï s’aperçoit que « les lieux où se tiennent les salons de peinture et les grands magasins convergent dans la notion de spectacularité ainsi que dans l’agencement des objets et la visée de cet agencement [où] il s’agit d’exposer pour fasciner le public visuellement. » (p. 163) Peut‑être aurait‑on pu prolonger l’analyse en comparant ces lieux d’expositions à celui de la vitrine des Quenu-Gradelle dans Le Ventre de Paris (roman où Claude Lantier apparaît), car il nous semble qu’entre l’étalage du linge dans le grand magasin, l’exhibition des toiles au Salon et la devanture des aliments dans la charcuterie, il y a des points de rencontre. Mais surtout l’art de l’étalage, s’il emprunte au domaine pictural, est avant tout, dans les romans, un art maîtrisé de la technique descriptive. Cette question, évoquée rapidement dans la conclusion de cette partie, nous paraît essentielle. Dans tous les cas, l’auteur montre de façon éclairante les diverses continuités entre la toilette féminine et l’art : l’étalagiste et le couturier sont dans ces romans des figures d’artistes ; la femme — pensons à Renée Saccard — vêtue de ses robes excentriques devient objet-d’art ; ou encore la jeune fille, comme Chérie, se transforme au contact des tissus en un « véritable peintre » (p. 180) qui possède une « spiritualité du chiffon » comme l’écrit Edmond de Goncourt11.

10Le chapitre 4, qui recèle les pages les plus inspirées, s’applique à l’étude sémiologique des toilettes ; celle des robes blanches chez Zola est très intéressante. Après avoir historicisé les symboliques et les codages vestimentaires associés au blanc virginal (liées entre autres à l’institution du dogme de l’Immaculée Conception en 1854), N. Takaï étudie « l’ironisation de la pureté virginale » (p. 194) dans La Curée et Nana. Ainsi, à suivre cette fine lecture, l’« existence de Renée [est] scandée par des robes blanches » (p. 197) qui agiraient comme un marqueur chronologique (et répétitif) et comme un insigne dévoyé de sa vie matrimoniale malheureuse. Les robes blanches suggèrent « que Renée n’est qu’une fausse mariée » (p. 196) qui en somme affiche sur elle‑même l’emblème de son mariage blanc. De même, que Sabine porte une robe blanche lors des fiançailles de sa fille dévoile qu’elle « usurp[e] le rôle de la future mariée » (p. 198), soulignant en effet une difficulté pour cette femme adultérine, décrite comme « triomphante de beauté, jeune, gaie12 », de laisser sa place d’épouse et de mère à sa fille. Par ailleurs, si, comme Renée, la vie de Chérie est ponctuée de tissus et d’objets blancs, ceux-ci signifient plutôt l’impossible mariage et défloration (p. 209). On le voit, le blanc est ambivalent en régime réaliste : il crée « plusieurs effets romanesques » (p. 211) et génère une multitude de significations, connotant tout à la fois la jeunesse et l’âge mûr, la virginité et la souillure, la chasteté et le vice.

11Dans le chapitre 5 est étudié « le rôle narratif des toilettes féminines » (p. 218) décliné sous trois aspects : l’« érotisation du corps féminin » (p. 218), « l’implication sociopolitique » (p. 231) des toilettes et enfin « la dimension pathologique » du « culte du chiffon » (p. 234). Si l’auteur ne s’attache pas, à proprement parler, à théoriser les fonctions du vêtement dans le récit, on s’aperçoit, à la lecture de ce chapitre, que l’habillement agit souvent comme une annonce proleptique et une « amorce narrative » (p. 227), anticipant le destin des femmes (à la manière des statues examinées précédemment). Par ailleurs, elle démontre que les toilettes féminines font partie du discours social réinventé et critiqué par les romans : ainsi, Emma Bovary et Renée Saccard « font partie du mécanisme de l’économie de marché en grande expansion », contribuent au fonctionnement du « moteur économique », mais sont surtout les victimes de cette époque folle de la dépense (p. 244). D’où l’association de la fièvre du chiffon à une maladie névrotique, qui assimile l’attirance pour le vêtement au désir sexuel. En somme, la marchandisation des vêtements est bien une marchandisation du corps. Et, dans cet échange entre argent et désir, les femmes y perdent leur autonomie et leur raison. Gouvernées par des passions créées sur mesure par l’homme, elles sont, en effet, « transform[ées] en poupées, en mannequins, en fétiches » (p. 261).

12Cette partie confirme que la toilette est bel et bien un codage signifiant. Tout à la fois technique (les représentations des grands couturiers) et éthique (la moralité et les convenances encadrant et recouvrant le débraillé du corps), elle est également un condensé du personnage : elle synthétise en une couleur, une étoffe, une manière de porter le vêtement les lignes d’une existence et programme, à certains égards, la suite de son avenir et de son devenir. Le livre de N. Takaï montre que le vêtement est un système de signes et que le roman met en place, en le réinventant, en le transformant, un système de la mode (Barthes).

Voiler & dévoiler les chairs

13S’intéressant dans cette troisième partie aux moyens d’actualiser l’esthétique réaliste fondée sur un incessant jeu de voilement et dévoilement des chairs, l’auteur analyse les diverses techniques visant à montrer et à cacher le corps. Le maquillage dans les textes étudiés n’exalte plus la beauté de l’artifice, mais au contraire est un « révélateur hyperbolique » de la maladie et de la société impériale (p. 281). Les parties du corps nu (notamment les épaules et les bras) sont ostentatoires et transforment les femmes en « simples objets de désir » (p. 295). Les vêtements transparents ou la texture reproduisent les plis de la chair. Au‑delà de l’étude du « fonctionnement symbolique » (p. 315) des habits (plus particulièrement des plis, velours, grenat, peaux de bête) qui demeure trop sommaire, N. Takaï retrace finement la réversibilité des tropes organisés autour de l’idée de la « peau comme tissu » et du « tissu comme peau » : la chair féminine est « satiné[e]13 » et « d’une finesse de soie14 », ou encore, telle robe évoque « la peau de fine étoffe » et métamorphose la chair en soie15. Ces métaphores servent alors à « rend[re] le corps érotique » et contribuent à « la chosification du corps féminin » (p. 331).

14Or, la peau n’est pas qu’un tissu, car, plus largement, le corps fonctionne en relation avec le décor. Rappelant que « la décoration bourgeoise multiplie […] les enveloppes, habille volontiers les murs de tissus, rembourre, étoffe l’intériorité » (p. 334), N. Takaï, dans ce dernier chapitre, montre de façon pertinente que les mobiliers et les lieux sont comme des vêtements qui enrobent. Incarnant métonymiquement la chair, ils sont « l’enjeu d’une description oblique du corps féminin » (p. 346). Envisageant la « relation fétichiste du corps [aux] objets décoratifs » (p. 336), cette minutieuse étude des « sanctuaires » que constituent la chambre à coucher et le cabinet de toilette de Renée, d’Angélique, de Nana et de Chérie (déjà abondamment commentés par la critique) renouvelle les lectures habituelles de ces espaces en accordant aux détails décoratifs une attention particulière. Par exemple, la comparaison entre le lit de Renée et l’intérieur d’une jupe est renversante, car le « sexe féminin est toujours pour Zola un objet secret et sacré, inviolable » (p. 339). Étant « la quintessence de l’esthétique décadente » (p. 351), la chambre de Chérie incarne « la glorification de la chasteté virginale de la jeune fille [où] se mêle l’esthétisation de son corps étiolé à travers la couleur blanche » (p. 349). Et les bibelots et objets désorganisés « constituent l’image esthétiquement sublimée du corps malade de Chérie » (p. 350) : on ajouterait qu’ils sont les signes visibles du désordre d’une trajectoire de vie déviée. Mais, surtout, l’évocation de tous ces objets enveloppés et meubles entrouverts évoquent efficacement l’incomplétude du corps de cette jeune fille et l’inaccessibilité à cette profondeur féminine entr’aperçue, mais jamais touchée. Ainsi, cette homologie entre décor et corps suggère que ce dernier, « comme une plaque sensible ou par porosité » (p. 344), subit l’influence des lieux (Renée, Angélique), ou encore empreint l’espace de son odeur, de sa putréfaction, de sa force destructive (Nana). Toujours le décor, dynamisé par la description réaliste, fait signe et sens.


***

15Dans tous les cas, la culture matérielle, qu’elle prenne la forme du mobilier, du bibelot, du vêtement, est l’emblème idiosyncrasique du destin des femmes. Et l’étude de Nao Takaï, qui s’attarde à interpréter les interrelations entre les objets et le corps, nous le confirme.

16Soulignons malgré tout quelques regrets devant ce livre : on aurait souhaité une catégorisation et une théorisation plus systématique des correspondances entre les éléments vestimentaires et les éléments sociologiques du texte, ce qui aurait permis d’établir des distinctions dans les habillements en fonction notamment des lieux (l’habillé parisien n’est pas le même que celui provincial), des statuts sociaux (la bourgeoise, la courtisane et la femme du peuple ne portent pas des vêtements identiques), des moments (habit de deuil, du quotidien ou costume de fête; tenue d’été, de printemps, etc.), et surtout des âges. Arrêtons‑nous un instant sur ce dernier point : un corps de jeune fille n’est pas vêtu ou dénudé de la même manière que le corps de l’épouse ou encore que celui de la femme âgée ou de la vieille fille. Si la blancheur d’Albine et celle de Angélique se ressemblent, le rapprochement de ces jeunes filles avec Renée Saccard a pour effet de dévaluer la spécificité des âges et des états (p. 108). De même, la description du corps nu de Manette Salomon, dont l’auteure analyse avec précision le détail descriptif en le réinscrivant dans une inter-iconicité avec la lumière des toiles de Rembrandt et dans une intertextualité convaincante avec Le Roi Candaule de Théophile Gautier, nous semble être également surdéterminée par une isotopie culturelle désignant le corps ambivalent de cette jeune fille de dix-huit ans. Sans commenter le signifiant motif floral du portrait de cette fille en fleurs, mentionnons toutefois que l’« agrafe » sur laquelle s’arrête N. Takaï fonctionne dans la description avec « le nœud des os » et « le fuseau de la cheville » qui forment un réseau sémantique de la couture. Or, on le sait, l’apprentissage féminin des épingles et des aiguilles est une étape fondamentale dans la formation sexuelle et sociale des jeunes filles ; les travaux d’Yvonne Verdier et, à sa suite, de Marie Scarpa l’ont démontré16. Les épingles et agrafes retiennent et enserrent le corps en devenir. Et le fuseau sur lequel se piquent les doigts des belles rappelle bien la voix/voie du sang de ces chairs troublées. De plus, que les Goncourt utilisent une telle isotopie couturière pour évoquer la nudité et, surtout, comme l’établit avec justesse N. Takaï, l’intériorité du corps suggère une porosité entre le dedans et le dehors, entre le vêtu et le nu que la couture relie, elle qui est, à notre avis, une magnifique métaphore de l’écriture de ces corps-textes, de ces textes-étoffes. En somme, on aurait aimé, à certains moments, une réinscription culturelle de la nudité et du vêtement dans les symboliques propres au destin et aux activités des femmes, plutôt que dans des symboliques générales (par exemple, les plis, la fourrure, le velours, la grenade se manifestant systématiquement comme des « substitut[s] du sexe féminin » (p. 315)).

17On regrettera également le style et la structure académiques du livre qui rappellent trop la thèse (le mot apparaît à plusieurs reprises). De même, quelques phrases nous semblent curieuses et renvoient à une conception de la littérature à laquelle nous n’adhérons pas : « la comparaison [de Salammbô] avec les deux autres romans [Madame Bovary et L’Éducation sentimentale] permettra de bien faire apparaître la psyché de l’écrivain qui se reflète dans l’évocation de la carnation féminine » (p. 81) ; « il est apparu que la blancheur ou le rose sont avant tout le reflet des sentiments des auteurs envers ces personnages » (p. 117) ; « la carnation résulte donc de la projection du sentiment des auteurs à l’égard du corps féminin. Flaubert cherche à s’enfoncer dans la peau blanche des femmes […] » (p. 134). À ce titre, nous aurions préféré un travail sur l’inconscient du texte plutôt que sur la psyché de l’auteur.

18Ces quelques remarques ne parviendront pas à faire oublier la teneur hautement érudite de ce livre qui, souvent, renouvèle les lectures habituelles de ces romans et qui nous fait redécouvrir le haut coefficient métaphorique du vêtement et de la chair dans les œuvres de Flaubert, Zola et les Goncourt. Ce système de tropes, s’appuyant tour à tour ou simultanément sur les catégories du minéral, du végétal et de l’animal ou sur les homologies entre corps et décor, entre chair et tissu, entre texte et texture, dévoile l’importance au cœur de la poétique réaliste d’une logique de la porosité des frontières que le corps ne cesse d’interroger et de représenter. On devra désormais porter une attention soutenue aux détails qui enrobent les corps vêtus ou nus ; détails qui, on le sait, sont rarement in-signifiants, comme le prouve la belle étude de Nao Takaï.