Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Septembre 2014 (volume 15, numéro 7)
titre article
Florence Courriol

Les descriptions lexicographiques du mot argot : une longue tradition d’imprécisions

Denis Delaplace, L’Article « Argot » au fil des dictionnaires depuis le XVIIe siècle, Paris : Classiques Garnier, coll. « Classiques de l’argot et du jargon », 2013, 312 p., EAN 9782812409424.

1Spécialiste du jargon ancien et de l’argot, Denis Delaplace se penche plus précisément dans son nouvel ouvrage sur le traitement lexicographique du terme argot depuis l’apparition du mot en 1629 jusqu’à nos jours. Au fil des siècles et des dictionnaires, il veut rendre compte de l’évolution de la description du terme et des différentes représentations qui ont été véhiculées par ces ouvrages sur ce même mot.

2Pour ce faire, il prend en considération trois types de dictionnaires, dictionnaires de langue française, dictionnaires encyclopédiques et dictionnaires spécialisés, sur une période de quatre cents ans. L’approche historique étant privilégiée dans ce travail, il considère qu’un examen chronologique, qui est celui qu’il nous propose, est la seule manière efficace pour montrer les influences existantes d’un dictionnaire à l’autre et l’apparition d’éléments novateurs de l’un à l’autre. C’est en effet grâce à un tel parcours, clair et rigoureux, qu’il nous est donné de voir que l’histoire du mot argot, quasiment dès ses origines, est fondée sur un glissement de sens fondamental qui va être repris par tous les dictionnaires. C’est ce que s’attache à décrire l’auteur, insérant ce cas particulier dans une critique plus large des dictionnaires et de l’utilisation de leurs sources.

3Faisant se succéder les reproductions d’articles « argot » des dictionnaires qu’il a préalablement sélectionnés lors de son travail de recherche, et annotant le texte de chacun de ces articles, D. Delaplace nous livre les résultats d’un véritable travail critique sur les dictionnaires autour du terme argot. L’ensemble est très structuré avec, à chaque fois, un descriptif succinct de la nature du dictionnaire étudié.

4Il s’agit d’un ouvrage très fourni, quasiment exhaustif et se présentant comme un compte-rendu de recherche. S’il s’adresse principalement aux « spécialistes de l’étude scientifique des dictionnaires » (p. 293) et qu’il peut, du fait des nombreuses annotations, longues et développées, insérées non pas dans le corps du texte, mais en bas de page, rendant ainsi plus difficile la lecture, dérouter quelque peu le lecteur non averti, il faut toutefois reconnaître à l’auteur un langage simple et la prise en compte d’un lecteur moins spécialiste. C’est d’ailleurs le lecteur de dictionnaires qu’in fine il apostrophe, l’invitant à exercer son esprit critique afin de « ne pas prendre […] pour argent comptant » les définitions des dictionnaires argotographiques.

5L’avantage d’un tel ouvrage est qu’il résume clairement l’histoire d’un mot dont les contours sont pourtant difficiles à délimiter, dont le glissement de sens est aussi rare qu’il est malaisé à expliquer. D’autre part, l’abondance des sources ici examinées, données dans leur entier, est un trésor pour le lecteur, puisque certains de ces dictionnaires (notamment ceux des premiers siècles pris en considération) sont difficilement accessibles. Ces références nous plongent de manière passionnante dans l’histoire de notre langue.

6Revenons un instant, en un bref résumé, sur la généalogie du mot argot exposée par l’auteur, pour ensuite nous attarder sur les problématiques plus générales que soulèvent ces descriptions lexicographiques. Le terme apparaît en 1629 dans un livret populaire et facétieux, Le Jargon ou Langage de l’Argot reformé d’Ollivier Chereau, œuvre mineure mais à la postérité fort riche (eu égard au mot argot, justement : le livre a en effet connu un retentissement important dès le xviie siècle, avec de nombreuses rééditions). Il y est toujours employé comme un nom propre et a une acception non langagière : il désigne ironiquement le métier de mendiants organisé en une fictive corporation. Le langage de ces mendiants est le jargon, terme attesté depuis le xiiie siècle pour désigner des langages particuliers que des gens ne vivant pas conformément aux règles prédominantes dans la société (ici, des mendiants) ont adoptés au sein de leurs groupes, et qui sont souvent incompréhensibles pour les non-initiés.

7Quelques décennies plus tard, en 1694 précisément, a lieu le glissement de sens de cette acception non langagière de départ à une acception langagière, et qui va accompagner désormais le terme argot. Il s’agit, nous indique D. Delaplace, d’un cas rare de dérivation sémantique par une métonymie très particulière, le nom d’un métier étant employé pour désigner le jargon de ceux qui exercent ce métier. Dès lors, les lexicographes, en particulier ceux du début du xviiie siècle, vont définir le mot argot comme étant la langue des gueux uniquement, effaçant pour longtemps la trace du glissement sémantique qui s’est produit. La nouvelle acception s’impose désormais dans l’usage ; argot et jargon deviennent synonymes à partir de la fin du xviie siècle. Puis, pendant presque tout le xixe siècle, les différents ouvrages lexicographiques que l’auteur passe en revue reprennent la seule définition langagière, apportant peu d’éléments novateurs malgré les nombreuses rééditions. La notion d’argot dans son acception prépondérante voire désormais unique, c’est-à-dire au sens de langue, s’élargit même à d’autres catégories de locuteurs : peuvent être définis argots des langages de différentes sortes de catégories professionnelles.

8Ce n’est qu’en 1890, dans le Dictionnaire général de la langue française par Adolphe Hatzfeld et alii qu’est réintroduite l’acception non langagière. Par ailleurs, la seconde moitié de ce siècle connaît une profusion accrue des ouvrages argotographiques.

9Continuant son parcours au fil des siècles, D. Delaplace modifie sa présentation, comme il en a averti d’emblée le lecteur, pour les xxe et xxie siècles, jugeant plus à propos d’établir une synthèse thématique pour résumer les acquis des siècles précédents et en comprendre l’évolution dans les périodes les plus proches de nous. Ce que l’on peut en retenir, c’est que les dictionnaires, à la suite de celui d’A. Hatzfeld, reprennent peu à peu la première acception, non langagière, qui est toutefois souvent gauchie puisque les ouvrages mêlent, dans la définition d’argot, des locuteurs aussi différents que des voleurs, des bohémiens, qui ne faisaient pas partie de l’acception d’origine. En outre, le parcours chronologique adopté ainsi que la synthèse thématique finale mettent en évidence l’extension incroyable qu’a connue le mot argot, dans son acception langagière évidemment, au fil des siècles. D’un langage de mendiants, puis de malfaiteurs dans un sens plus large, il est devenu un langage particulier propre à un groupe dont les membres sont réunis par un ensemble d’activités communes, pour être également perçu comme un « vocabulaire expressif propre aux usages populaire et familier » (p. 273). Les dictionnaires du xxe siècle refusent toutefois, le plus souvent, d’enregistrer cette dernière définition, qui renvoie à une réalité certes observable à l’époque et de nos jours, mais qui ne se justifie pas du point de vue des linguistes. Or D. Delaplace estime que les dictionnaires de langue doivent cesser de nier cette acception observable du mot argot et ont pour devoir de la définir, quitte à marquer qu’elle résulte d’un abus de langage par rapport aux acceptions déjà recensées.

10L’exposé de D. Delaplace met ainsi en relief plusieurs points problématiques. À l’échelle du mot lui-même, l’étymologie est très difficile à établir. Cela est dû au fait que la première apparition du terme, donc la première source que l’on ait jusqu’à présent, est un livret facétieux. Son auteur, Chereau, n’est pas à prendre vraiment au sérieux : il a pu créer le terme Argot comme nom de la corporation fictive qu’il décrit, d’où une étymologie des plus incertaines et controversées. Mais c’est à l’échelle des dictionnaires plus largement que se répercute une telle remarque : sur une étymologie si incertaine, les lexicographes ont souvent voulu en établir d’autres plus fantaisistes les unes que les autres, et ce d’autant plus que ces derniers ne tiennent souvent pas compte du sens premier, non langagier, du terme argot tel qu’on le trouve chez Chereau. L’ensemble en résulte faussé et très peu fiable, tout comme l’évolution de la représentation lexicographique du mot qui a trop peu souvent, nous dit D. Delaplace, reposé sur une observation juste et précise de la réalité.


***

11Cet essai sur la description du mot argot nous met donc en garde contre un des travers des lexicographes. Nous montrant au fil des pages comment les définitions d’aujourd’hui héritent d’une longue tradition faite de contradictions et d’imprécisions, D. Delaplace nous prévient également qu’il faut toujours considérer avec précaution le contenu lexicographique d’un dictionnaire. On constate en effet, à un réexamen attentif de ces différents ouvrages, combien depuis la fin du xviie siècle, s’appuyant sur les premiers livrets de gueuserie, puis se transmettant les uns les autres des informations approximatives et non vérifiées, cautionnant aussi l’existence de tel ou tel lexique (par exemple l’argot comme vocabulaire du monde des malfaiteurs) sans fournir de preuves suffisantes, les dictionnaires se sont fourvoyés dans leurs définitions et leurs descriptions. Ces dernières sont fluctuantes d’un ouvrage à l’autre, qui pourtant se recopient souvent, et recopient donc des erreurs sans aller vérifier la source exacte. L’auteur nous indique que même les descriptions des dictionnaires modernes manquent de précision, ne serait-ce que dans l’identification des procédés de l’argot, et ne théorisent pas assez l’ensemble décrit.

12C’est pourquoi, face à des articles ni très novateurs ni très fiables (il se réfère à ceux du xixe siècle en particulier), l’auteur cherche à formuler en guise de conclusion quelques pistes pour forger une théorie de l’argot, partant avant tout de sa valeur subjectivante. Il propose ainsi de définir l’argot comme un « ensemble lexical expressif (termes et procédés) difficile à délimiter, mais permettant aux énonciateurs, par l’expressivité des termes qu’ils emploient, alternatifs (substituts) ou à sens spécifique, de marquer leur discours de l’implication de leur subjectivité, cette marque pouvant s’interpréter, selon les contextes, non seulement comme un signe d’appartenance à un groupe ou de connivence affirmée ou recherchée pouvant aller parfois jusqu’à une entente entre initiés, mais aussi et surtout comme l’affirmation d’une manière personnelle, généralement chargée d’affectivité, de s’exprimer sur les choses et le monde » (p. 292). Invitant dans sa conclusion les lexicographes et en particulier les argotographes  à « améliorer leurs descriptions de ce terme », Denis Delaplace nous livre une lecture critique et foisonnante des articles « argot » au fil des siècles.